TéléCovid : analyse d’un lapsus

Le 12 octobre 2020, sur France Info, le Premier Ministre commit un lapsus qui a aussitôt été repris sur les réseaux sociaux, abondamment moqué, assez rarement interprété. Voulant évoquer l’application StopCovid, laquelle n’avait pas eu l’efficacité escomptée, il employa à la place, à deux reprises, l’appellation : TéléCovid. Il ne s’agit pas ici d’interpréter le lapsus individuel que le Premier Ministre a commis mais d’écouter, dans le cadre élargi de la psychologie collective, ce que ce lapsus a mis en évidence relativement à nos angoisses sanitaires et sociales et aux croyances inconscientes ainsi qu’aux voeux magiques inconscients qu’il révèle chez chacun d’entre nous. Il est remarquable que la journaliste qui l’interviewait ne l’ait pas repris ni contredit, sans doute elle-même prise dans les déterminations psychiques inconscientes que ce lapsus réveille en nous si nous n’y prenons pas garde.

Ecoutons le mot. TéléCovid est une condensation de télé et de covid. Ce mot signifie donc « Covid à distance ». L’angoisse de la contamination au Covid 19 et la précaution sanitaire élémentaire mais insuffisante consistant à éviter de nous toucher font comme flamber une angoisse plus archaïque encore : celle d’être contaminée même à distance… Le port du masque a été rendu obligatoire du fait du risque de contamination par les aérosols, donc même quand nous sommes à distance les uns des autres. Or, le « toucher à distance » fonde la magie, et véhicule, en tant que voeu psychique inconscient, nos fantasmes, individuels ou collectifs, les plus archaïques. A l’évidence, le lapsus TéléCovid est surdéterminé par cette angoisse, fondée lorsque la distance est faible entre les individus, d’une contamination sans contact, à distance.

Mais le mot Télé, dans notre culture et nos usages quotidiens, a pris un sens autrement plus vaste que celui d’une distance entre les individus. Du fait des inventions techniques qui ont bouleversé notre vie quotidienne (téléphone fixe puis mobile, télévision, internet), le mot Télé évoque immédiatement tout usage technique et social d’un mode de communication à distance : de la télésurveillance au télépaiement, du téléguidage de drones au télétravail, de la télémédecine à la télécommande de repas, et la liste reste ouverte… La télé-vie dans laquelle nous évoluons, curieusement, est certes une vie à distance mais grâce à des objets, des modes de communication, des modalités relationnelles risquant de devenir de plus en plus intrusifs. En quelques années, nous nous sommes de plus en plus écrit, mails ou sms, et de moins en moins parlé, que ce soit de vive voix ou au téléphone. Enfin, les publicités, les actualités comme les émissions de divertissement font désormais partie intégrante de notre psyché collective et sur-déterminent jusqu’à nos conduites et nos pensées intimes via les réseaux sociaux, la télévision comme la radio. Le lapsus eut l’étrange fonction de nommer notre vie sociale quotidienne jusque dans ses plus profonds bouleversements, survenus depuis l’arrivée d’internet dans nos foyers.

Brest, 19 décembre 2022

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Séparation psychique : comment une psychothérapie peut-elle y aider ?

Nombre de situations de notre vie nous amènent à assumer une séparation : rupture amoureuse, départ du foyer familial lors de l’entrée dans la vie adulte, séparation entre les parents et donc séparations répétées d’avec le père et la mère, déménagements, changements d’établissements scolaires, d’employeurs, sans oublier les deuils. Les affects qui nous traversent lors de ces séparations de fait sont nombreux et peuvent gravement invalider la poursuite de nos activités ordinaires, l’assomption de nos rôles familiaux, sociaux, professionnels. En termes d’angoisses, les sentiments de sécurité et de réconfort que nous offrait une relation peuvent être mis à mal. Certaines, certains d’entre nous peuvent alors traverser de véritables moments de panique, lesquels renvoient, selon toute vraisemblance, à des séparations précoces lors de la petite enfance. L’incompréhension, faute de maturation du système nerveux, dans laquelle est placé un nourrisson séparé durablement de sa mère (pour cause de maladie, de travail, par exemple), s’il n’est pas par ailleurs suffisamment soutenu par la personne prenant soin de lui durant l’absence maternelle, peut virer à la sidération, à la stupeur. L’état de choc ne doit pas être minimisé ni trop activement combattu. La priorité est de s’assurer que la personne va être suffisamment entourée, en sécurité matérielle et affective, le temps qu’elle recouvre ses facultés d’adaptation. D’une façon générale, quand nous sommes en état de choc suite à une séparation brutalement imposée de fait, nous avons tendance à régresser psychiquement. La propension à la régression est une constante de l’être humain. Nous activons des régimes psychiques, plus économes en dépenses énergétiques, et censés nous faciliter de retrouver un sentiment de sécurité, et surtout peut-être de continuité : sommeil, nourriture, parfums, images, musique vont être convoqués pour les associations que nous entretenons entre ces modalités sensorielles de nos éprouvés corporels et la personne dont nous avons été brusquement privé.

Le sentiment de continuité est sans doute la priorité de la vie psychique. Or, comme l’a travaillé Winnicott (cf. par exemple, Jeu et réalité), les angoisses précoces du nourrisson trop longtemps séparé de sa mère, quelle qu’en soit la raison, et insuffisamment réconforté par une personne tierce associée à la mère pour ce qui est d’un âge plus avancé, ces angoisses précoces, au-delà d’un certain seuil, non mesurable a priori, peuvent rendre particulièrement difficile l’assomption des inévitables séparations tout au long d’une vie.

Comment une psychothérapie peut-elle aider à les surmonter ? Le cadre physique (sécurité, stabilité, régularité) et psychique (confidentialité, honnêteté, disponibilité) autorise le patient ou la patiente à se laisser régresser jusqu’à certaines strates de la vie psychique, certains épisodes de l’histoire de vie, et à laisser surgir, en séance, les affects associés : peurs paniques, affects mélancoliques, désespoir, chagrin, parmi d’autres. La conversation tranquille, au rythme du patient, met en évidence que ces affects réactualisés, s’ils sont toujours aussi puissants à certains moments, peuvent cependant être jugulés, voire apaisés de diverses façons. Ce peuvent être des aménagements du cadre de la vie quotidienne sur un plan comportemental bien sûr, visant à rassurer, mais le travail du psychologue, en thérapie, va surtout consister, toujours par la conversation, à laisser le patient à la fois éprouver à nouveau certains affects et découvrir qu’il peut s’en dégager tout en continuant à bénéficier de l’attention d’autrui, de sa reconnaissance.

Le paradoxe est également là : un cercle d’affects a été parfois très tôt mis en place dans nos fonctionnements psychiques, de l’angoisse d’abandon, à la séparation effective et ses peurs associées, au réconfort parfois tardif mais toujours source de gratifications malgré tout. Et nous pouvons alors être comme ‘conditionnés’ (le mot est excessif, ‘incités’, ou ‘prédisposés’ ne sont guère mieux) à susciter autour de nous des séparations brutales par nos comportements, dans le but même de retrouvailles. La fonction du psychotérapeute en de pareils cas, sur le moyen terme, est d’offrir une sorte de garantie de continuité psychique, de séance en séance, au cours de laquelle continuité, toujours par le dialogue, le patient pourra éprouver que sa vie psychique a surmonté les angoisses et affects mélancoliques surgis sur un mode régressif. Les moyens de pallier les inévitables moments de solitude (solitude réelle ou seulement éprouvée) seront de plus en plus à portée de main au fur et à mesure que le patient retrouvera son sentiment de continuité, de reconnaissance par les autres : activités culturelles, sociales, sportives, etc.

Yves-Marie Bouillon

Brest, 19 juin 2022

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Travail de séparation : qu’entend-on par ces mots ?

Nous passons notre vie à nous séparer les uns des autres…

Les psychologues, les psychothérapeutes et les psychanalystes emploient fréquemment la locution « travail de séparation » pour décrire un processus psychique en cours, à accompagner par une réflexion et une analyse approfondie, lors d’un épisode de vie, parfois douloureux ou anxiogène, que traversent une patient, un patient, au cours d’une psychothérapie. Qu’entendent les professionnels par ces mots ? Et pourquoi, dans la vie ordinaire le terme de séparation est-il connoté si douloureusement dans bien des cas ? Qu’est-ce qui nous prédispose, biologiquement, psychiquement, culturellement même, à craindre certaines séparations plus que d’autres ?

Les premières situations de vie qu’évoque le terme renvoient tant à la petite enfance qu’à la vie adulte. De fait, le nombre de moments de la vie que traverse un être humain et pouvant relever d’un processus de séparation est conséquent. Des séparations précoces entre mère et nourrissons, que la mère travaille ou soit indisponible quel qu’en soit le motif, au travail du deuil lors de la perte d’un être cher, sans oublier bien sûr les séparations amoureuses, l’adoption et ce qu’elle recouvre inévitablement de séparation d’avec la mère biologique, voire la langue maternelle, le pays d’origine de l’enfant, et plus largement, une séparation entre amis, entre employeur et salarié, l’éloignement de l’enfant arrivé à l’âge de poursuivre ses études ou de travailler dans une autre ville, également et de façon plus intime encore une séparation progressive d’avec un proche atteint d’une maladie chronique ou d’une perte de ses facultés usuelles, enfin, et la liste n’est pas exhaustive, une séparation d’avec d’anciennes croyances, un collectif religieux, politique, associatif, culturel… Cela donne le vertige. ‘L’homme est un animal politique‘ selon Aristote, au sens où il vit naturellement avec ses congénères, en dépend et en bénéficie. Et pourtant, ou en conséquence de quoi, nous devons chaque jour nous séparer les uns des autres… Psychiquement, sinon physiquement.

L’individu humain parvenu à maturité, l’homme fait, la femme capable d’être mère, qu’elle le soit ou non, ne survit pas très longtemps dans l’isolement absolu, sauf exception. Il n’y va pas seulement de la survie alimentaire ni des conditions de température et de sécurité minimales exigibles pour maintenir des conditions de survie, même si certains humains contraints à la survie ont « tenu » (et nous verrons que ce mot est révélateur de la problématique qui nous occupe) parfois des années, mais toujours à un coût psychique exorbitant, souvent en y perdant la raison. L’être humain a besoin de s’identifier à ses congénères, dès la prime enfance, pour se développer en tant qu’humain. La mère, la cellule familiale proche pourvoient à ces besoins d’identification primaire. En danger absolu et imminent, à tout âge, les humains appellent leur mère. Il n’est pas, en termes de processus psychiques inconscients, de séparation définitive d’avec la mère. Nous retournons en son sein, par le repli du corps et des rêveries, lorsque nous nous endormons…

Les identifications du nourrisson ne sont, selon toute vraisemblance, pas actives qu’envers les figures parentales, mais également focalisées sur l’environnement, l’écosystème. Une certaine température de l’air, une lumière, des touchers de tissus, la fraîcheur de l’eau ou la chaleur d’un feu peuvent supporter, parmi tant d’autres, s’ils sont régulièrement réactivés, des identifications d’une telle puissance que nous en comprenons mieux le sentiment de mélancolie pouvant envahir tant une personne en situation d’exil qu’une personne très âgée ne reconnaissant plus personne, ni lieu, de ses années d’enfance. Vieillir étant cumuler des deuils, vivre est déjà surmonter des séparations, et quotidiennes le plus souvent dans notre culture. ‘A ce soir’, ‘A demain’, ‘A plus tard’… Nous nous promettons de nous revoir prochainement, sans jamais de certitude absolue, tant nous éprouvons que la séparation imminente, pour quelques heures, des jours ou des semaines, nous fragilise… Ce sont les mots prononcés, affectueux, simplement courtois, prometteurs ou de circonstances, qui autorisent, favorisent, rendent supportable le difficile travail de nous séparer. Nous parlons pour supporter la distance, l’éloignement, l’absence, la disparition. Certaines retrouvailles sont plus silencieuses que bien des au revoir.

Brest, 13 juin 2022

Yves-Marie Bouillon, psychologue, docteur en psychologie.

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Etre touché : analyse d’une locution en temps d’épidémie…

L’interdit du toucher nous apparaît depuis peu sous un jour nouveau. En quelques jours, nous avons appris à ne plus nous embrasser, à cesser de nous serrer la main, à nous tenir à distance, ce qui, en des temps récents, aurait été signe de méfiance, voire d’hostilité… Les règles élémentaires de la politesse, de cette courtoisie française si riche de nuances et de subtilités, ont volé en éclats pour cause d’épidémie. Et nous sommes régulièrement informés que d’autres virus pathogènes sont susceptibles de nous faire peut-être durablement renoncer à cette habitude du contact entre amis, entre proches, plus généralement entre collègues. La prise d’information dont nous bénéficions quand, d’une poignée de main, nous prenons inconsciemment le pouls de notre interlocuteur, n’est plus possible. Malgré le choc infligé à notre mode de vivre quotidien, nous ne sommes pas sans ressources. Car l’humanité a toujours considéré l’acte de toucher autrui comme soumis à des règles très précises, voire à restrictions, ou même comme le tabou par excellence.

Dans Totem et tabou (1913), Sigmund Freud rappelle que le toucher est le tabou dont se dérivent tous les autres. Le chef, le guérisseur, le malade, le mort, la femme enceinte ou ayant ses règles, le guerrier de retour d’un combat ne peuvent pas être touchés, ou seulement dans des circonstances codifiées, ritualisées, et entourées de précautions comme la purification ou la récitation de formules propitiatoires. Le risque n’est pas uniquement biologique, comme notre culture pourrait nous le faire croire concernant le toucher d’un malade ou d’un cadavre, ou la crainte de nuire à la vie d’un enfant à venir que porte sa mère. La puissance attribuée à certaines personnes est considérée comme pouvant être transmise par le toucher : or cette puissance est toujours ambivalente, porteuse de vie ou de mort. Les stars de la chanson ou du sport, les gouvernants, également les personnes bénéficiant d’une aura médiatique ou culturelle d’importance sont confrontés chaque jour à cette attente du grand public d’une simple poignée de main ou, à l’inverse à ce refus du contact, par crainte ou par hostilité. Mais qu’en est-il dans notre vie quotidienne ?

Nous cherchons sans même nous en apercevoir à nous toucher à distance : par le regard, et par les mots. Le port du masque nous prive de la lecture des signes qu’envoie la bouche : le sourire accueillant, le mépris affiché, la déception, la surprise, la joie, cette palette d’émotions, nous n’y avons plus accès qu’en regardant les yeux de l’interlocuteur et en étant plus attentif au timbre de sa voix, ainsi qu’aux mots qu’il emploie. Quand le contact n’est plus possible, le tact se rappelle à nous comme un sens social et intime d’une valeur immense dans nos relations quotidiennes. Rassurer son interlocuteur en lui touchant le bras, lui témoigner du respect, l’encourager, quand l’accolade ou la poignée de mains en étaient des signes tangibles et engageant le corps, ces gestes parfois si nécessaires à une relation de confiance sont désormais assumés par les échanges de regards et les phrases chaleureuses prononcés à travers une plaque de plexiglas.

La dématérialisation de la vie quotidienne nous y a préparés. Le téléphone bien sûr, également la visioconférence nous ont formés à tout cela. Mais être en présence, et à distance, est une autre affaire… Les formules de politesse et de courtoisie sont à notre disposition. Il nous reste à inventer, individuellement et collectivement, de nouvelles modalités relationnelles, des signes garantissant que l’absence de toucher ne vaut pas mépris. Les psychologues dont la priorité est l’écoute sont éminemment sensibilisés à cette question. Ecouter a même racine qu’ausculter… Prêter l’oreille à autrui, à ses émotions comme au contenu de ce qu’il nous dit, est une façon de se laisser toucher par lui.

Yves-Marie Bouillon, 1er juin 2020

@Bouillon

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Magritte et l’oiseau : La Grande Famille

L’image nous hante comme un très ancien rêve… L’oiseau, immense, tout entier en nuages blancs sur fond de ciel bleu, traverse un ciel de ténèbres, volant de la gauche vers la droite… Majestueux, il survole une mer grise de ses grandes ailes déployées. Une vague se brise au bord de l’image.

Il reste délicat de nommer les affects que génère la contemplation de ce tableau, La Grande Famille, peint par René Magritte en 1963. Une grande gravité l’imprègne, tant le ciel et la mer, sans un seul morceau de terre à quoi accrocher le regard, semblent là pour nous planter face à l’immensité vide. La vie est une longue traversée faite de tempêtes. Le ciel intérieur, seul, nous donne la force de l’assumer : rester libre dans un univers si menaçant. Il n’est ni joie, ni légèreté, mais peut-être, comme toujours chez Magritte, de l’humour. Il y a de l’espoir. Le ciel est beau, à l’intérieur de soi.

Pouvons-nous établir une généalogie de l’oiseau chez Magritte? A laquelle il faudrait ajouter une généalogie des motifs de la mer et du ciel. La promenade risque d’être longue, sinueuse, et pleine de surprises. Toute en incertitudes…

La même année, Magritte peint Le Sens des réalités. Un aérolithe semble suspendu en plein ciel. Un croissant de lune, le dernier quart, le surplombe, comme une virgule inversée. Avoir le sens des réalités, ce pourrait signifier ne pas oublier que la lune est un aérolithe gravitant autour de la terre. Et s’il tombait? Nous pensons au vers de Mallarmé dans le Tombeau d’Edgar Poe : « Calme bloc ici-bas, chu d’un désastre obscur ».

Revenons à La Grande Famille. L’oiseau est seul, mais représente un nombre : la Grande Famille ne peut être composée que des nombreuses personnes qui la composent. Qui sont-elles? Difficile de croire que ce soient parents, enfants ou fratrie… Il a été abondamment parlé du traumatisme qu’a pu représenter pour l’enfant René, aîné de deux frères, le décès par suicide de sa mère quand il avait quatorze ans. Les Rêveries du promeneur solitaire, tableau peint en 1926, laissent affleurer des associations inévitablement liées à la mort par noyade dans un canal, ce qui était la circonstance du décès de la mère du peintre : le tout, dans le tableau, avec la silhouette, de dos, d’un homme en manteau noir et chapeau melon, dans laquelle il serait difficile de ne pas identifier le peintre. Le ciel ne laisse pas filtrer un seul rayon de soleil. Tout est entre pénombre et nuit. La Grande Nouvelle, peint la même année, laisse perplexe. Une femme est alitée, un homme l’approche, toujours en costume bourgeois. Dans ce qui semble une boîte, un squelette d’oiseau intrigue. En quoi pourrait consister cette nouvelle? La femme est-elle enceinte? Mais alors, pourquoi ce squelette d’oiseau, comme une radiographie d’un être hybride? Le couple formé par Georgette et René fut sans enfant…

La femme, l’oiseau et le ciel sont fréquemment associés, deux par deux le plus souvent, les trois par exemple dans le portrait de Suzanne Spaak. Un des deux tableaux nommés La Grande Guerre représente une femme en tenue de mariée avec un bouquet de violettes en place du visage sur fond de mer. Nous l’avons évoqué dans notre article sur ce tableau. La Magie noire, le tableau peint en 1934, représente une femme nue entre des rochers, sur fond de mer, un oiseau blanc aux ailes repliées posé sur l’épaule droite. Le corps de la femme devient progressivement bleu au-dessus du nombril puis l’est entièrement jusqu’au sommet de la tête. Tout laisse penser que l’oiseau, la femme et la mer sont des représentations qui se contaminent, deviennent indissolublement liées, tant les frontières entre ces trois motifs sont poreuses. Le Principe d’incertitude, peint en 1944, représente une femme nue, de dos, mais dont l’ombre projetée sur le mur auquel elle fait face est… celle d’un oiseau ! Et toujours cette même silhouette de l’oiseau aux ailes déployées, vu de  trois quarts face… La femme est un oiseau sous le pinceau de Magritte.

Revenons donc à ce motif premier de La Grande Famille : l’oiseau. Magritte a réalisé un autoportrait dans lequel il est précisément en train de peindre un oiseau. Le tableau, de 1936, a été intitulé La Clairvoyance. En quoi consiste cette clairvoyance du peintre ? En ce que, regardant un œuf posé sur la table, il peint un oiseau, d’ailleurs sensiblement dans le même mouvement que la silhouette de La Grande Famille… Le peintre, regardant l’oeuf, voit l’oiseau et le peint. D’un point de vue psychanalytique, La Grande Famille est une hallucination. Magritte rêve les yeux ouverts et le pinceau à la main. L’œuvre d’art, ici le tableau, est comme le rêve, une réalisation de vœu inconscient selon Freud. Quand nous rêvons, nous prenons nos désirs pour la réalité. L’artiste joue sur les deux tableaux… Il prend ses désirs pour la réalité, au point d’en faire une réalité : l’œuvre d’art.

Dans ses explorations des paradoxes de la représentation picturale, Magritte a osé ce qu’il appela lui-même la Tentative de l’impossible… Le tableau date de 1928. Le peintre s’y représente… en train de peindre Georgette… à même la toile que nous regardons ! Tous les niveaux de réalité s’intriquent. Cette toile n’a pas de solution en logique ordinaire. Mais elle condense magistralement ce que Magritte nous donne à voir : Magritte peignant ses hallucinations.

Un tableau en particulier associe une silhouette d’homme au chapeau melon, et non de femme, au ciel bleu, aux nuages et à la mer : La Décalcomanie, peint en 1966. Cette silhouette, qui troue un rideau, est le décalque de l’homme vêtu de noir à sa gauche, de dos, avec son chapeau melon : le double exact. La silhouette de l’oiseau dans La Grande Famille condense donc, à partir de diverses associations, la femme et l’homme, le modèle féminin et le peintre. Peut-être également d’autres personnes encore…

Le Retour est peint en 1940. Comme posé au bord d’une fenêtre ouverte sur la nuit sombre, un nid enveloppe trois œufs. Un oiseau, les ailes déployées mais s’inclinant vers le sol comme s’il allait atterrir, découpe de sa silhouette emplie d’un ciel bleu clair à nuages blancs la nuit qui l’entoure… Magritte est seul, loin de Georgette et de ses amis. L’invasion allemande a coupé la route entre la France et la Belgique. Le Retour symbolise le rêve que font les œufs : voir leur mère revenir, porteuse d’un ciel annonciateur de meilleurs temps… Magritte s’inquiète pour sa femme et ses amis. Il peint son vœu : les retrouver.

Dans cette perspective, pourrions-nous dire, La Grande Famille est enfin réunie en 1963… Le grand oiseau vole droit devant lui, et condense les figures idéales du peintre lui-même, de sa femme Georgette, également de ses amis. La tête de l’oiseau est habilement dessinée par le rebord du nuage blanc, selon une forme qui, d’ailleurs, n’est pas sans rappeler le chapeau melon, attribut coutumier du peintre. Mais la composition du tableau est d’une subtilité qui demande un regard attentif. L’aile gauche de l’oiseau dessine comme une grande diagonale dans le tableau : elle est vue de profil. L’aile évoque ainsi une plume : une plume d’écrivain. Et l’interstice entre les pattes de l’oiseau laisse apparaître le ciel gris, mais dessine comme le prolongement de ce qui serait une plume d’écrivain : sa pointe, prête à être trempée dans l’encre de la mer… Nous ne pouvons qu’évoquer ici les vers de Rimbaud dans Le Bateau ivre : « Et dès lors, je me suis baigné dans le poème De la mer »…

Quand il peint La Grande Famille, Magritte est au sommet de sa carrière. Les expositions les plus prestigieuses lui ont été consacrées internationalement. Il décède quatre ans plus tard. Mais l’allure même de l’oiseau n’est pas sans évoquer une sculpture, exposée au Louvre, La Victoire de Samothrace. Quelque chose d’un torse prolongé de deux ailes traverse ce tableau. Une liberté souffle, quels que soient les temps les plus sombres qu’il faille s’apprêter à traverser. Magritte lui rend hommage, y associant ses amis artistes et la femme qu’il aime.

©Yves-MarieBouillon, Brest, 3 Mars 2020

 

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Ecouter son intuition : un des bénéfices d’une psychothérapie…

L’intuition guide habituellement nombre de nos décisions. Sans même nous en apercevoir, nous écoutons une « petite voix intérieure », nous suivons notre « flair », nous faisons confiance à notre premier « coup d’œil », nous estimons la valeur d’un objet « à vue de nez »… Dès lors qu’il s’agit de décisions importantes, selon l’âge, l’éducation, les circonstances, nous suivons plus ou moins cette intuition première… et le regrettons plus ou moins. Car certaines intuitions sont justes ; d’autres sont trompeuses… Les philosophes, certains psychologues, ont étudié le concept d’intuition sans toujours se mettre d’accord sur l’extension d’un concept dont le champ d’application échappe précisément… à la rationalité langagière : comment penser une fonction assurément vitale, mais dont la caractéristique majeure est de se situer, au moins en apparence, hors des moyens habituellement employés par la raison?

Quelles sont les circonstances dans lesquelles l’intuition assume une fonction d’importance quasi vitale ? Quand nous manquons de temps ; quand il y a danger ; quand nous manquons d’informations… Et si nous nous disons parfois, après coup, que nous aurions dû suivre notre intuition, c’est donc qu’il reste possible d’accéder à une estimation juste de la situation par deux voies : par intuition et par raisonnement verbal analytique. Pourtant, la deuxième voie -le raisonnement analytique- nous induit parfois en erreur. Comme si le raisonnement analytique nous donnait l’occasion, paradoxalement, de censurer une intuition première et exacte… De fait, la pluralité des modalités sensorielles et intellectuelles que réclame fréquemment le jugement analytique pour établir une estimation exacte (la vue, l’ouïe, la comparaison avec d’autres situations en apparence semblables, le souvenir, les théories, etc.) va fournir autant d’occasions à la censure interne de refuser les conclusions données par l’intuition. Et les préjugés, la conformité à la pensée dominante, l’adhésion aux clichés, voire le souhait de plaire à ses auditeurs ou contradicteurs (parents, amis, conjoint, enfants, collègues de travail) peut nous faire prendre une décision contraire à notre flair…

Alors quel bénéfice une psychothérapie peut-elle apporter dans cette tendance, malheureusement socialement encouragée, à nous méfier de notre flair? Un travail psychologique peut amener à repérer les entraves que chacun place sur son propre chemin pour complaire aux figures parentales, aux bons amis secourables, aux collègues bien intentionnés. Il arrive que, pour penser son propre chemin, pour retrouver sa liberté d’action, il faille en passer par un dégagement des identifications forcées aux héros de notre enfance : les parents, les aînés, les stars de la télévision ou du sport, de la culture ou des sciences même… Il ne s’agit pas de les récuser en tant qu’idéaux, mais de précisément les situer à leur place exacte : figures idéales, les grandes personnes que nous avons admirées ont été entourées par nous d’une aura qui nous empêche d’écouter nos émotions, nos perceptions intimes de nos besoins, notre sentiment intime de nous-même, de notre valeur.

Un dégagement hors des entraves que nous font ces figures idéales nous donnera un double bénéfice : nous pourrons à la fois retrouver une écoute de nos intuitions dégagée de certaines formes d’auto-censure, et poursuivre un jugement analytique des situations que nous rencontrons avec d’autant plus de puissance et d’exactitude que nous aurons appris à repérer les figures idéales que nous plaçons nous-même sur notre chemin pour nous empêcher de penser par nous-même. Certes, Untel aurait dit ou pensé cela… mais c’est Untel, non moi ! Et la valeur que j’ai pu accorder à ses jugements un temps était fonction de ma vulnérabilité d’alors, de ma dépendance infantile, financière, affective… Un cadre sécurisant, une confidentialité absolue, un engagement du psychothérapeute à ne pas chercher à influencer le consultant pour le laisser libre dans sa réflexion peuvent favoriser le dégagement hors des chaînes qui nous empêchent d’écouter notre intuition… et hors des chaînes qui empêchent également de mener une réflexion plus approfondie, verbale, et aussi personnelle que l’intuition!

L’intuition consiste probablement, en nombre de situations d’urgence et de danger, à ne pas céder à la censure… La censure interne peut provenir de l’angoisse de culpabilité d’oser penser différemment des autres, ou de ses propres cheminements habituels de pensée. Cette censure peut également provenir de la considération d’un danger tel que, dans l’immédiat, nous refusons de le considérer pour ce qu’il est : on approche alors le sentiment de terreur panique. Nous préférons fermer les yeux à notre intuition, qui pourtant, elle, repère le danger, voire pourrait nous donner une modalité d’échapper au danger… si nous acceptons de surmonter notre peur!

Retrouver son intuition, être à son écoute ne consiste pas, d’après nous, en un comportement magique, ni instinctif d’ailleurs… mais en une confiance retrouvée en sa propre intelligence, ses propres facultés d’adaptation. Car une analyse dégagée de toute censure peut, à l’occasion, confirmer l’intuition première. La prudence demande souvent cette double assurance : l’intuition et la réflexion approfondie.

Brest, 18 janvier 2015.

Copyright : Bouillon, 2015.

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Le coup de téléphone… un geste devenu inaudible

Certains thérapeutes proposent des protocoles visant à permettre aux personnes « accro » à leur téléphone mobile et autres appareils contemporains de télécommunications (smartphone, etc.), de pouvoir vivre sans… L’efficacité de ces thérapies est fonction de nombre de paramètres : motivation de la personne, disponibilité pour la thérapie, méthodologie employée, environnement socioprofessionnel exigeant ou non de tels outils. La réflexion que nous proposons ici consiste à se déprendre de la fascination pour l’objet et rappeler, en termes de psychologie collective et individuelle, ce qui occasionne de telles dépendances. L’être humain est un animal social, qui se nourrit des passions de ses semblables au point de parfois en souffrir.

Retournons d’abord à l’objet, le premier peut-être qui ait surgi dans notre histoire collective avec une telle ampleur : le téléphone. Jusqu’alors, les divers moyens de télécommunications nécessitaient un voyage pour transmettre le message (sur tablette d’argile, papyrus, parchemin), à tout le moins un délai dans le traitement de l’information, voire une limite dans la distance possible (codage des signaux de fumée, son des tam-tams). L’invention ingénieuse du télégraphe en pleine Révolution Française nécessita un appareillage lourd et un nombre d’hommes considérable, quelle qu’en fût la rapidité d’usage. Mais aucune invention avant celle du téléphone par Graham Bell (1876) n’avait permis l’immédiateté de la conversation entre les deux interlocuteurs sans cryptage préalable par ses usagers du message sonore sous une forme ou sous une autre (en général visuel, écrit ou imagé) : le « transport » immédiat du son, quasi à l’état pur…

Le surgissement du téléphone fit effraction dans la vie psychique collective, d’abord à la fin du XIXe pour quelques-uns, puis tout au long du XXe siècle. Cette effraction fut qualifiée par Guillaume Apollinaire de « Traumatisme géant« , dans son poème Les Fenêtres (Calligrammes, 1917). Un traumatisme est, à proprement parler, un trou, une blessure. Il s’agit ici bien sûr d’une blessure de l’âme… Qui s’en aperçoit encore, de nos jours, sauf, bien sûr, lorsqu’il apprend une mauvaise nouvelle? Le sentiment d’étrangeté qui se lit sur le visage d’un bébé entendant pour la première fois la voix de sa mère au téléphone en témoigne également. Le téléphone et ses divers avatars, sonores ou visuels, font des trous dans notre espace temps psychique quotidien. Bien sûr, la généralisation d’internet amplifie le mouvement au-delà de ce qui était pensable, ne fût-ce qu’il y a cinquante ans. Guillaume Apollinaire semble pourtant avoir anticipé la généralisation du téléphone mobile (début de son développement commercial au Japon en 1976). Dans le poème Arbre, le poète écrit :

« J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir

Du camarade qui se promènera avec toi en Europe

Tout en restant en Amérique »

Mais à trop focaliser sur l’objet magique (le téléphone, la tablette tactile connectée), nous perdons de vue la considération du problème dans sa qualité psychique. Car ce qui nous arrive depuis presque une trentaine d’années avec l’intrusion massive d’internet dans nos vies professionnelles et privées relève bien d’un bouleversement psychologique à l’échelle planétaire. Le moyen par lequel est diffusé cet article en est d’ailleurs tributaire.

Nous ferons à nouveau appel à une citation d’un poète, certes longue mais riche d’enseignements, pour appréhender plus finement ce que nous vivons sur la toile. Ecoutons donc Ovide, qui écrivit ce qui suit il y a deux millénaires, et décrit très finement un monde immédiat, transparent, dont nous usons chaque jour, et qui parfois nous use…

« Entre le Ciel et la Terre, et le vaste Océan, s’élève un antique palais, au milieu de l’Univers, aux confins des trois mondes. Là, dans les régions les plus lointaines, l’œil peut tout découvrir. Là, l’oreille peut entendre la voix de tous les humains : c’est le séjour de la Renommée ; incessamment elle veille sur la plus haute tour de ce palais, dont nulle porte ne ferme l’entrée. On y voit mille portiques jour et nuit ouverts, et le toit qui le couvre par mille issues laisse passer le jour. Ses murs sont un airain sonore qui frémit au moindre son, le répète et le répète encore. Le repos est banni de ce palais ; on n’y connaît point le silence. Ce ne sont point cependant des cris, mais les murmures confus de plusieurs voix légères, pareils aux frémissements lointains de la mer mugissante ; pareils au roulement sourd qui, dans les noires nuées de la tempête, lorsque Jupiter les agite et les presse, prolonge les derniers éclats de la foudre mourante. Une foule empressée sans cesse assiège ces portiques, sans cesse va, revient, semant mille rumeurs, amas confus de confuses paroles, mélange obscur du mensonge et de la vérité. Les uns prêtent une oreille attentive à ces récits frivoles ; les autres les répandent ailleurs. Chacun ajoute à ce qu’il vient d’entendre, et le faux croît toujours. Là résident la Crédulité facile et l’Erreur téméraire, la vaine Joie, la Crainte au front consterné, la Sédition en ses fureurs soudaine, et les Bruits vagues qui naissent des rapports incertains. De là, la Renommée voit tout ce qui se passe dans le Ciel, sur la Terre, et sur l’Onde, et ses regards curieux embrassent l’Univers.

Elle avait publié le départ de l’armée redoutable qui menaçait les remparts d’Ilion. Les Troyens ne sont point surpris sans défense. Ils s’opposent à la descente des Grecs, ils défendent leurs rivages. »

Ovide, Les Métamorphoses (Livre XII, 39-63) Traduction de G.T. Villeneuve, Paris, 1806, réédition du Chêne.

La lecture peut étonner. Rien ne manque : ni la foule, ni l’ubiquité, ni la surveillance permanente par un œil unique (à proximité de la référence au maître de l’Olympe, Jupiter), ni l’absence de repos, ni même l’usage du métal comme conducteur du son : « l’airain » (le fer ; de nos jours, c’est plutôt la fibre optique…). Les travers dans lesquels versent les humains sont nommés dès lors qu’ils donnent crédit aux paroles de la Renommée : Crédulité, Erreur, Crainte, Bruits, Sédition, rumeurs. Ovide n’oublie pas de mentionner un affect plaisant, un seul, riche en excitations : la Joie. Il n’échappera pas au lecteur que la Renommée (Fama en latin) est invoquée pour imager la rapidité avec laquelle le bruit de la guerre de Troie qui se prépare se propage sur les rivages du monde. Les inventions des télécommunications comme le télégraphe et l’internet (à l’époque l’intranet) furent d’abord à des fins militaires.

Il ne nous semble pas possible, sur un long terme, de se déprendre de la fascination, de l’emprise qu’excercent sur nous les moyens contemporains de télécommunications, sans considérer jusqu’où nous acceptons de laisser notre intimité se faire envahir par les mouvements psychiques collectifs. Nos passions individuelles sont nourries des passions de nos semblables : il nous revient de savoir les tenir à distance. Freud assignait au Je la fonction de pare-excitation : une espèce d’écran, plutôt d’interface entre le monde et soi, limitant tant que possible les excitations plaisantes ou déplaisantes, les agressions que le monde environnant, dont les autres humains, nous imposent chaque jour. Le sentiment de sécurité, de stabilité de l’environnement humain (de permanence de l’objet, disent les psychologues), conféré par le Je dans un long apprentissage les premières années de notre vie, est comme mis à mal par un banal coup de téléphone…

Nous avons intitulé cet article « Le coup de téléphone : un geste devenu inaudible… » Nous n’entendons plus ce à quoi nous avons dû prendre l’habitude de rester sourds : l’effraction immédiate d’un univers sonore, langagier, intime (l’appel d’un proche), et qui nous vient parfois de si loin… L’irruption, d’abord surgie via le cinéma puis la télévision, enfin via les écrans connectés, d’images en mouvement d’inconnus ou de nos proches (la visuoconférence), provoque également une entrée massive et envahissante du monde extérieur dans notre intimité, jusque dans nos foyers.

Il nous appartient bien sûr de savoir nous comporter dignement, dans le respect de la liberté des uns et des autres, dans l’usage de ces technologies. Nous pouvons même en user de façon démocratique : cela exige une prudence qui commence seulement à être enseignée dans les écoles. La liberté que nous pouvons retrouver à l’égard de ces techniques de communication n’est pas seulement à chercher dans le rappel que nous pouvons éteindre un appareil, vivre sans quelques heures, voire quelques jours. Cette liberté est aussi à conquérir dans la capacité de chacun et de chacune, quelle que soit la fréquence d’emploi du téléphone ou d’un ordinateur connecté, à s’assurer du libre emploi de son esprit critique. Ovide en avisait déjà ses contemporains quand il les mettait en garde contre l’omniprésence de la Renommée…

Yves-Marie Bouillon, Brest, 14 septembre 2014.

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Ailleurs, un lieu qui échappe à l’emprise…

Le paysage fuit et sans qu’il m’en souvienne
Guillaume Apollinaire Le départ

La rencontre avec un psychologue clinicien se vit le plus souvent dans un bureau, qui peut être un cadre très formel, personnalisé, parfois plus neutre. Reste que ce qui se vit psychiquement, chez le psychologue, est quelque chose d’assez étrange, décrit comme semblant souvent se vivre ailleurs. D’où, bien sûr, la plupart du temps,  cette difficulté à se situer dans la durée de la séance, et au fur et à mesure que sont abordés les divers rivages de la vie psychique.

Mais avant de parler en termes temporels, parlons en termes spatiaux. Notre corps de prédateur nous prédispose à penser au moins deux lieux : ici et là-bas. C’est dans le projet de nous déplacer vers une source d’approvisionnement (eau, nourriture, matière première, etc.), pour nous approprier quelque chose plus tard, que nous décidons de quitter un lieu maintenant. A ici et maintenant répond là-bas et plus tard. Mais qu’en est-il d’ailleurs? Et est-ce un hasard si la langue français ne propose pas d’analogon temporel, en un seul mot, pour ailleurs : « en un autre temps », mais qui ne soit pas précisé…

Nous proposons qu’ailleurs soit le lieu qui échappe à l’emprise, le lieu qui se soustrait à notre prédation. Et si ailleurs échappe à l’emprise, ce peut être autant pour des raisons temporelles que spatiales. Car ailleurs, ce peut être ici, mais selon une autre temporalité. Quel besoin avons-nous de penser un ailleurs? Nous en voyons au moins deux.

Quand autrui n’est pas avec nous alors qu’il partage le même environnement, nous disons communément : « il est ailleurs ». Nous percevons intuitivement qu’il vit selon une autre temporalité. Il est dans ses souvenirs, des projets, des fantasmes. C’est cet ailleurs, cet autre lieu psychique dans lequel vit parfois la mère, qui autorise et contraint le nourrisson à se créer son espace psychique propre, partiellement distinct de l’espace psychique maternel. Cela a été décrit par Winnicott. La mère peut allaiter, changer son bébé, et n’être pas toute à ce qu’elle fait. Elle rêve. Elle devient alors pour le bébé, psychiquement parlant, un lieu qui échappe à son emprise.

Mais on peut aussi bien être proie que prédateur. Et si nous devenons l’objet d’une emprise de la part d’autrui, alors nous nous réfugions ailleurs. Ce devient une question de survie psychique. Ailleurs devient un espace-temps autre, fuyant et en devenir, dont la possibilité d’existence est de pouvoir être soustrait au regard comme à l’écoute d’autrui : sans coordonnées stables.

Winnicott exprime ainsi ce que nous nous efforçons d’approcher :

 » On admet généralement que la définition de la nature humaine en termes de relations interpersonnelles n’est pas satisfaisante même si elle tient compte de l’élaboration imaginaire de la fonction et de toute l’activité fantasmatique, à la fois consciente et inconsciente, y compris l’inconscient refoulé. Les recherches de ces vingt dernières années ont permis d’élaborer une nouvelle définition de l’individu. De tout individu ayant atteint le stade où il constitue une unité, avec une membrane délimitant un dehors et un dedans, on peut dire qu’il a une réalité intérieure, un monde intérieur, riche ou pauvre, où règne la paix ou la guerre. Ceci peut nous aider, mais est-ce là bien tout?
Si cette double définition est nécessaire, il me paraît indispensable d’y ajouter un troisième élément : dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire intermédiaire d’expérience (experiencing, en anglais) à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure. » Winnicott D. W., 1971, Jeu et réalité, 1975 pour la tr. fr.,, Paris, Gallimard.

Il semble pertinent de proposer que le lieu psychique idéal de la rencontre entre psychologue et consultant, cet ailleurs où l’on peut se parler, en toute confidentialité, dans un respect mutuel, au défi des jugements ordinaires, relève d’une « aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure ». Ce que la personne consultant fera de cette aire intermédiaire sera propre à chaque personne, voire à chaque séance. Mais au moment d’une géolocalisation envahissante de tout un chacun, il est précieux de pouvoir proposer un ailleurs où se parler…

Yves-Marie Bouillon
Brest, 10 Mai 2014.

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De l’importance du cadre quand on consulte un psychologue

Nous avons, dans d’autres articles, insisté sur l’importance du cadre. Un des aspects du cadre, trop mal connu, insuffisamment respecté par nombre de psychologues, consiste notamment à ne pas recevoir le cercle immédiat des proches d’une personne déjà reçue en consultation… Cela signifie également qu’un travail individuel au service d’une personne interdit par la suite de la recevoir avec son conjoint, ou sa conjointe. Pourquoi ? Parce que l’accès à une certaine intimité de la personne ne doit pas être mélangé avec d’autres formes d’intimité… Les thérapeutes qui ne respectent pas cette règle n’observent pas une prudence élémentaire, une éthique offrant les conditions du respect minimal exigible de l’intimité des membres d’une famille.

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« La jeune Parque » de Paul Valéry, « Calligrammes » de Guillaume Apollinaire : que nous disent ces deux œuvres de la Grande Guerre ?

L’article à suivre vient en complément d’une conférence prononcée le jeudi 14 décembre 2017 à l’Université de Bretagne Sud à Lorient.

Lever la censure sur nos pratiques de lectures peut fournir plusieurs bénéfices : entendre ce que des poètes ont figuré en temps de guerre de leur vie en actes ou de leurs mouvements intérieurs ; et repérer ce que ces poètes ont transféré dans leurs œuvres, consciemment ou non. Qu’ont-ils élaboré de leur participation psychique à la guerre ? Que nous donnent-ils à en lire, et qu’il vaut mieux reconnaître plutôt que de le subir, voire le répéter psychiquement sous une forme ou une autre ?

Sigmund Freud écrivit dans Pourquoi la guerre ? : « Dans les conflits d’intérêts parmi les hommes, c’est donc par principe l’emploi de la violence qui emporte la décision. Il en est ainsi dans tout le règne animal, dont l’homme ne devrait pas s’excepter ; pour l’homme, il est vrai, il s’y ajoute encore des conflits d’opinion, qui atteignent les plus hauts sommets de l’abstraction et semblent exiger une autre technique de décision. » (Freud S., 1932, Pourquoi la guerre ?, O.C.P. XIX, p.70.  Les O.C.P. traduisent der Mensch, pluriel die Menschen par « l’homme », « les hommes ». Der Mensch, die Menschen, désigne le genre humain, les humains en général (hommes et femmes)).

Les poètes vivent traversés « des conflits d’opinion » des divers collectifs dont ils relèvent. Qu’en font-ils en temps de guerre ? Il s’agit d’étudier des poésies contemporaines de la Première Guerre mondiale comme des émissions sonores faites par des animaux, les êtres humains. Ces choses langagières furent proférées à voix haute ou basse mais transmises sous forme écrite, donc également visuelle, puis furent publiées, adressées à divers collectifs. Que figuraient les poètes à l’adresse de leurs lectorats ? Et ceux-ci ont-ils déjoué la censure, précaution nécessaire pour lire ces poèmes ?

Freud proposa que le poète fût éventuellement capable, par l’invention d’un mythe, d’amener son collectif d’appartenance à une meilleure intelligence de ses propres processus. L’individuation dont l’être humain est capable, sa capacité à dire « je » et non plus uniquement « ça », « on », « nous », « eux » ou serait-ce « moi », motivent ces travaux. Par quels mouvements individuels une personne participe-t-elle, plus ou moins malgré elle, de la psychologie des masses en temps de guerre ? Comment peut-elle s’en dégager ? Comment quelqu’un, combattant au front ou vivant à l’arrière des combats, se débrouille-t-il avec l’idéologie oppressant ses contemporains et lui-même ?

Les poésies offrent, dans le cas le plus favorable, un accès à des mouvements internes qui sinon restent cachés loin du cours de la vie sociale. La Première Guerre mondiale consista en meurtres de masses, malgré la censure sur ce fait. Que dit un poète de, voire dans la « Grande Guerre » ? Nous étudierons les affects inconscients que certains poèmes manifestent, dont les vœux de meurtre éventuels du poète. L’ampleur des diverses formes de censures qui s’y opposent, jusqu’à aujourd’hui et dans des travaux critiques, mérite question. Nous avons choisi des œuvres que leurs auteurs ont assumé de publier en temps de guerre, qui ont convaincu, ou déjoué la censure. La censure est de quatre sources : celle interne du poète, celle des collectifs éditoriaux, la censure d’Etat et la censure interne du lectorat. Aborder des œuvres d’auteurs ayant participé on non aux combats autorisera un aperçu de quelque amplitude. La réception des œuvres témoigne de ce que ces choses langagières intimes convoquent et génèrent chez leurs lecteurs.

Considérons La Jeune Parque de Paul Valéry et Calligrammes de Guillaume Apollinaire. Le poème de cinq cent douze alexandrins de Valéry et le recueil  d’Apollinaire ont commencé d’être écrits avant le déclenchement de la guerre, globalement en 1913, et ont été publiés avant l’armistice : La Jeune Parque en avril 1917, Calligrammes en avril 1918.

Guillaume Apollinaire est né le 25 ou le 26 août 1880, il a trente-trois ans quand la France déclare la guerre. Dès sa prime enfance, ses prénoms et noms furent l’objet de changements. Il est déclaré à l’état civil de Rome le 31 août 1880 sous le nom de Guglielmo Alberto Dulcigni, de père inconnu et de mère désirant garder l’anonymat. Sa mère Angelica Kostrowitzky reconnaît l’enfant devant notaire le 2 novembre avec les prénoms de Guglielmo Alberto Alessandro Apollinare. La famille et les proches l’appelèrent toujours Wilhelm (Décaudin M., Apollinaire, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 232.)

Paul Valéry est né le 30 octobre 1871 à Cette, il a quarante-trois ans le jour de la mobilisation générale en France (le 2 août 1914). Valéry n’a pas combattu mais a craint jusqu’en 1916 d’être envoyé aux combats.

Apollinaire s’est engagé volontairement dans l’Armée française en décembre 1914. Valéry a vécu « à l’arrière » ; Apollinaire a connu la vie « au front » et combattu, en est revenu blessé et est mort suite à son épuisement physique dû à sa blessure ainsi qu’à la grippe. Valéry avait été anti-dreyfusard avant guerre, Apollinaire dreyfusard.

Avec La Jeune Parque, Valéry connut une notoriété croissante ; sa renommée s’élargit au-delà des premiers cercles. Apollinaire, déjà poète célébré, affirma lui-même que son recueil Calligrammes, moins salué qu’Alcools, serait avec le temps reconnu d’un intérêt supérieur. Apollinaire écrit en 1918 à André Billy : « Tel qu’il est, livre de guerre, il a de la vie et touchera plus qu’Alcools, je crois, si la fortune sourit à ma réputation poétique. » (in Debon C., 2008, Calligrammes dans tous ses états, Calliopées, p. 10.)

Avec La jeune Parque et  Calligrammes, nous isolons deux œuvres lyriques, selon les mots de leurs auteurs. Le lyrisme et ses élans d’exaltation narcissique seront pensés en articulation avec le temps de guerre.

D’après nos recherches, La Jeune Parque n’a pas fait l’objet d’études approfondies relativement à son temps d’écriture et de réception. La lecture structuraliste que Jean-Pierre Chausserie-Laprée fait de La Jeune Parque ne considère pas le contexte guerrier. (Chausserie-Laprée J.-P., 1992, La Jeune Parque ou la tentation de construire, sous-titre L’architecture secrète du poème, 2 vol., Paris, Minard.)

L’auteur reste dans le référentiel manifeste, l’Antiquité, et révèle les structures cachées, mélodiques et architecturales, de La Jeune Parque. Les constructions annoncées dans le poème d’un temple, d’un autel et d’un tombeau sont mises en évidence.

Valéry a reconnu dans certains de ses courriers, qui seront considérés, qu’il a écrit La Jeune Parque comme un monument à la langue française, et donc que le poète a contribué à sa façon à l’effort de guerre, de fait du point de vue de la classe sociale dominante. Cela n’est pas mentionné par Chausserie-Laprée qui n’écoute pas le discours latent, lequel exige pour être entendu que les passions meurtrières de la Première Guerre mondiale soient considérées. Nous bénéficierons largement des apports de La genèse de La Jeune Parque de Paul Valéry de Florence de Lussy (sous-titre, Essai de chronologie). L’auteur étudie les transformations de nombreux vers à travers les manuscrits de 1913 à 1917, qu’elle répartit en quatorze états successifs et parvient parfois à dater au mois près. Mais l’unique mention de la guerre dans tout l’ouvrage consiste à noter que, probablement, « Paul Valéry ne toucha pas à son poème pendant l’année 1914 » : outre des soucis d’ordre familial, « […] la déclaration de la guerre et les angoisses qui en résultèrent justifieraient le tarissement de son inspiration. » (de Lussy F., 1975, La genèse de La Jeune Parque de Paul Valéry, Paris, Minard, pp. 43, 44. L’auteur étudie pourtant la thématique « Le sommeil et la Mort » (pp. 150-154).)

L’ouvrage collectif Paul Valéry 2, recherches sur « La Jeune Parque » est de ce point de vue symptomatique (Paul Valéry 2, recherches sur « La Jeune Parque », 1977, sous la dir. de H. Laurenti, coll. La revue des lettres modernes n° 498-503, Paris, Minard). Les différents auteurs s’attachent quasi exclusivement aux recherches formelles et ne sortent pour ainsi dire pas du référentiel manifeste ou des références littéraires de Valéry. Deux auteurs seulement réfèrent à l’époque guerrière. Dans l’article La Parque et la mort, Nicole Celeyrette-Pietri cite les lettres de Valéry à Albert Mockel et à Georges Duhamel. Valéry y mentionne la guerre comme une des causes du poème, voire l’écriture du poème comme sa participation à la guerre. Mais l’étude annoncée par le titre s’en tient au référentiel de l’Antiquité, ne considère effectivement la guerre que comme une cause, non comme présente dans le discours, même latent, du poème. Huguette Laurenti, dans l’article Le contexte de La Jeune Parqe, mentionne « un grand contexte historique au sens propre du terme, qui est la guerre » et en relève le lien avec le poème dans le passage dit du Printemps que nous étudierons. H. Laurenti cite également un extrait de la lettre à Duhamel. Mais la question n’est pas plus approfondie.

Dans Lecture de La Jeune Parque, Sylvie Ballestra-Puech approche de près la question puis s’arrête. Relevant diverses occurrences de « jeunes Parques » dans la littérature, l’auteur cite un extrait du Journal des frères Goncourt décrivant plusieurs prisonnières Communardes lors de la Commune de Paris. Nous n’extrayons que cette phrase des Goncourt dans la citation faite par S. Ballestra-Puech : « Parmi ces femmes, il en est une singulièrement belle, belle de la beauté implacable d’une jeune Parque. » (de Goncourt E. et J., Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. R. Ricatte, Paris, Fasquelle-Flammarion, 1956, t. 2, p. 814 (26 mai 1871), réf. cit. in Ballestra-Puech S., 1993, Lecture de La Jeune Parque, Paris, Klincksieck, p. 16.) Les frères Goncourt citent ensuite une parole d’officier Versaillais comparant la femme à une autre prisonnière ayant tué un homme d’un coup de poignard. La description de la femme par les Goncourt insiste sur la rage et les injures proférées par la prisonnière, clairement du point de vue des Versaillais. Mais S. Ballestra-Puech ne fait pas cas de la Commune de Paris : Valéry est pourtant né le 30 octobre 1871, sa mère était donc déjà enceinte, à Cette, lors de la Commune. Nous verrons que la ville de Sète s’orthographiait alors Cette. Par ailleurs, nous n’établissons évidemment pas de lien direct entre la Commune de Paris et La Jeune Parque. Mais n’oublions pas l’effet de la Commune sur la psychologie collective de l’entre-deux-guerres, celle entre la guerre de 1870-1871 et la Première Guerre mondiale. Le puîné des enfants de Paul Valéry, François, a d’ailleurs écrit un opuscule : Valéry F., 1994, L’entre-trois-guerres de Paul Valéry, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon. Paul Valéry est mort en 1944.

L’auteur cite également des extraits des lettres de Valéry à Mockel et à Duhamel, ainsi que l’article de H. Laurenti mentionné supra. Mais « la Première Guerre mondiale » n’est nommée qu’une fois dans tout l’ouvrage de S. Ballestra-Puech. Cette guerre offre « la tragique illustration » de ce que Valéry considère, d’après l’auteur comme Schopenhauer, que « le cycle de la vie se confond avec celui de la douleur et de la mort ». Ballestra-Puech S., op. cit., p. 93. Et l’auteur de clore ainsi cette unique demi-page où la guerre aura été mentionnée : « Cependant le climat d’angoisse suscité par la guerre ne saurait à lui seul expliquer l’horreur qu’éprouve la Parque devant tous les phénomènes cycliques dont la formule ‘les éternels retours’ souligne assez la portée quasi métaphysique. » La guerre est distanciée, figée dans une « tragique illustration », évaporée dans un « climat d’angoisse », quand ce serait un point de vue « métaphysique » qui prévaudrait. Nous terminerons ce tour d’horizon par la remarque de Fabien Vasseur : « Une ironie étrange veut que la période la plus prolixe et la plus déterminante pour lui ait coïncidé avec la bataille de Verdun, et que sa publication ait été rigoureusement contemporaine des deux coups de théâtre qui devaient changer la face du monde : la Révolution russe et l’entrée en scène des Etats-Unis de Wilson. » L’auteur cite ici et là les courriers de Valéry mentionnant la guerre, fait une lecture du sacrifice à l’œuvre dans La Jeune Parque, imprégnée des interprétations chrétiennes de René Girard, mais n’analyse pas la présence de la guerre dans le poème. Que Valéry ait été prolixe en vers pendant la bataille de Verdun reste une « ironie étrange ». (Vasseur F., Poésies – La Jeune Parque de Paul Valéry, Paris, Gallimard, 2006, p. 58.)

L’ouvrage collectif « La Jeune Parque » des brouillons au poème, nouvelles lectures génétiques est composé d’articles « tous signés par des membres de l’équipe ‘Paul Valéry’ (Institut des Textes et Manuscrits Modernes, C.N.R.S.) ». Il manifeste une fois de plus l’ampleur de la censure collective. Les années d’écriture, de 1913 à 1917, figurent pourtant maintes fois dans les articles. Une seule auteur, Micheline Hontebeyrie, dans Le contexte scriptural de La Jeune Parque (1913-1917), évoque « une confusion métaphorique guerre-mer » pour deux vers du poème (v. 319 et 320), après avoir relevé le souci qu’avait Valéry de la guerre en cours. C’est l’unique mention, sur ces douze articles, d’une présence de la guerre dans le poème (Hontebeyrie M., 2006, Le contexte scriptural de La Jeune Parque (1913-1917), « La Jeune Parque » des brouillons au poème, nouvelles lectures génétiques, série Paul Valéry n°11, Caen, Lettres Modernes Minard, p. 38).

Tout se passe comme si la participation en actes de langages et en affects de Valéry à la guerre dans ce poème, que nous mettrons en évidence, n’était pas pensable. Les thématiques de la mort idéalisée, du sacrifice à l’antique et de la tentative de suicide factice sont scrutées par les auteurs. La Première Guerre mondiale en serait tout au plus, quand elle est mentionnée, une cause anxiogène à partir de quoi Valéry aurait travaillé, mais dont il aurait réussi à s’isoler. Jusqu’à plus ample informé, l’étude suivante n’a pas été tentée : celle du texte de La Jeune Parque à partir de l’hypothèse, suggérée par Valéry, que ce poème manifeste sous forme langagière des processus psychiques de sa participation à la guerre. La réception favorable du poème par une partie de la classe sociale dominante indique que cette participation, consciemment ou non, fut appréciée voire encouragée. La mention rare de la « guerre » dans certains écrits critiques sur La Jeune Parque semble plus servir la censure que la déjouer. Le mot « guerre » est certes plus explicite que « les événements » ou « le conflit » ; mais le mot évite de parler des meurtres de masse qui la caractérisent. Mentionnée, la « guerre » est réduite à un contexte, au sens dévalué du mot. Et notre participation quotidienne au régime de guerre près d’un siècle plus tard sous une forme ou une autre, fût-elle psychique, est ainsi massivement déniée. Lever la censure en lisant et en écoutant La Jeune Parque, ne pas se contenter de ses jeux mélodiques et figures de style : cela devrait rendre possible d’entendre ce que dit Valéry. Nous ne considèrerons  pas uniquement le référentiel antique mais également le contexte guerrier : les actes collectifs contemporains, meurtriers et de langage.

La littérature existant sur Calligrammes est évidemment toute autre que celle sur La Jeune Parque, pour ce qui est de la présence de la guerre. Apollinaire a sous-titré le recueil Calligrammes : Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916. Il en clôt dans le sous-titre l’écriture en 1916, année de sa blessure puis de sa trépanation, mais plusieurs poèmes, dont Les Collines et La Jolie Rousse, sont écrits jusqu’en 1917 et 1918, année de publication du recueil. Les travaux de Claude Debon ont fourni à notre étude de précieuses pistes de recherches : Calligrammes dans tous ses états (sous-titre Edition critique du recueil de Guillaume Apollinaire) et Guillaume Apollinaire après Alcools (sous-titre Calligrammes, le poète et la guerre). Son attention aux lieux, aux temps et aux personnes à qui Apollinaire s’adresse dans ses poèmes fournit un guide sûr pour rencontrer les paysages traversés par le poète, les collectifs dont il participe, les amis et les femmes qu’il aime, perd ou se remémore.

Les Actes du colloque international de Stavelot tenus en septembre 2005 sous la direction scientifique de C. Debon, édités sous le titre L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, furent les premiers consacrés à Calligrammes. Ils présentent une avancée certaine relativement aux recherches sur l’écriture et la guerre chez Apollinaire :

« Tout se passe comme si les œuvres diverses et nombreuses créées par Apollinaire pendant les années de guerre jusqu’à sa mort le 9 novembre 1918 avaient subi et subissaient encore une sorte de camouflage, tant elles dérangent les amateurs de clichés et même les spécialistes de la Grande Guerre. Ce volume consacré à L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire attaque de front le sujet, sans autres apriorismes que la connaissance et la compréhension. » (L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, Actes du colloque international de Stavelot, 1er-3 sept. 2005, éd. C. Debon, Editions Calliopées, 2006. Citation en quatrième de couverture.)

Certes, les auteurs considèrent la guerre dans les écrits d’Apollinaire. Mais le camouflage persiste à certains égards, pour reprendre le terme en italiques dans la présentation des Actes. Le premier vers « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » du poème L’Adieu du cavalier a par exemple fait l’objet de diverses interprétations entre défenseurs et dénonciateurs de la position psychique d’Apollinaire. C. Debon (2008, op. cit. p. 247) a rendu justice de l’ironie et de la pudeur dans ce poème, remarquant que « ceux qui ne lisent pas la totalité du poème – encore moins du recueil– » fustigent « l’inconscience d’Apollinaire ». Mais là encore la « guerre » évite de parler des massacres. D’autres vers dans le recueil les évoquent, non en ce terme, parfois de façon déguisée. Et cela n’est pas élucidé. Il s’agit d’écouter ce que dit Apollinaire : sans chercher à protéger sa mémoire ou à lui nuire.

Catherine Moore considère l’activité du soldat Apollinaire à partir de ses lettres à Lou, sans mentionner un seul des poèmes de Calligrammes (Moore C., Un poilu comme les autres ? Apollinaire au front dans les Lettres à Lou (année 1915), L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, op. cit., pp. 47-60). Nous verrons pourtant que c’est dans ce recueil, précisément dans Les Collines, que le poète fait un aveu de meurtre des plus explicites, quelle que soit la réalité à laquelle il fait référence. Nous ne sachons pas qu’Apollinaire ait reconnu avoir « tué », de manière aussi précise, dans ses courriers. Les lettres à Lou et à Madeleine sont une source de réflexions sur les fantaisies sexuelles et l’activité de guerre, sur la vie quotidienne d’un soldat-poète. Mais elles ne sauraient exempter de l’analyse, sur ces mêmes thèmes, des poésies qu’Apollinaire assuma de publier pour ses contemporains en temps de guerre, et pour la postérité.

Apollinaire mentionne notamment son activité d’artilleur dans un courrier à Madeleine, celui où il écrit Il y a que nous étudierons. Précisément au sujet de ce poème, dans Les Motifs concrets du front dans l’expression lyrique d’Apollinaire, Gérald Purnelle écrit (Purnelle G., Les Motifs concrets du front dans l’expression lyrique d’Apollinaire, L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, op. cit., p. 97, pour les deux citations de Purnelle) : « Etant donné notre objet, il est un type particulier de poèmes qui ne nous intéressent quasiment pas, mais qu’il convient de mentionner : ce sont ceux où le poète décrit plus froidement, plus cliniquement, la vie au front, son environnement et son activité, sans que l’expression personnelle domine ou même affleure dans le propos du poème. »

Et Purnelle donne pour exemples de « Poèmes purement descriptifs, qui prennent souvent la forme d’énumérations […] » ces trois poèmes de Calligrammes : Le Palais du tonnerre, Dans l’abri-caverne et Il y a. Or nous verrons que le poème de trente vers libres Il y a, loin d’être « purement descriptif » et en « énumérations », est en dépit de son apparence première composé de calligrammes et lourd d’une « expression personnelle » qui mérite analyse. La « mélancolie » du poète est prononcée dans le poème.

L’ouvrage d’Annette Becker (Becker A., 2009, Guillaume Apollinaire Une biographie de guerre, Paris, Tallandier), Guillaume Apollinaire. Une biographie de guerre, retrace rapidement les moments de l’itinéraire guerrier du poète pris dans l’Histoire : engagement, instruction, agent de liaison, fantassin, artilleur, blessé, affecté au Ministère de la Guerre à la censure, et ses derniers mois avant sa mort le 9 novembre 1918. A. Becker cite certains poèmes de Calligrammes dont Il y a, les parties du recueil Ondes et Case d’armons d’abord imprimé au front, mais n’analyse pas les contenus des poèmes. Elle repère le « Traumatisme géant » d’un poème du temps de paix, Les Fenêtres, que nous considèrerons. A. Becker dit ne pas prétendre au diagnostic. Elle nomme pourtant le Post Traumatic Stress Syndrom (en français, l’usage est de dire la névrose traumatique de guerre, le « post » est superflu puisque le trauma persiste) : les traumatismes de guerre ont assurément précédé dans la vie d’Apollinaire son traumatisme physiologique à la tête et sa trépanation. A. Becker repère les déceptions sentimentales d’Apollinaire en temps de guerre, d’abord avec Lou puis avec Madeleine, ainsi que le chagrin du poète à la mort de son ami René Dalize le 7 mai 1917 : ces motifs ont pu amplifier la souffrance psychique dont il témoigna après sa blessure et dans ses poèmes. Mais l’auteur s’arrête là et ne considère pas les meurtres commis par le poète, qu’il dit pourtant dans Calligrammes. Les considérer permettra d’entendre la dette qu’Apollinaire laisse à qui s’aventure à lire ses poèmes. Cette dette laissée dans la dédicace à l’ami mort René Dalize, et les derniers mots du recueil, « Ayez pitié de moi » (A. Becker, op. cit., recopie d’ailleurs les derniers mots du recueil pour conclure son propre ouvrage, sans élaboration de ce qu’ils disent et transfèrent), continuent d’entraver qui n’y prend garde dans sa lecture. Celle-ci reste alors lourde d’angoisses de culpabilité inconscientes.

Enfin, A. Becker (op. cit., chapitre VII « Mourir de la grippe espagnole », pp. 203-223) commet une étrange réécriture de l’Histoire au sujet de la mort d’Apollinaire. L’auteur privilégie la cause unique de l’agent pathogène : la grippe. Ainsi, sont déniées une année de pleine participation d’Apollinaire à la guerre entre les printemps 1915 et 1916, une blessure à la tête suivie d’une trépanation, deux hospitalisations en 1918 dont une pour congestion pulmonaire en janvier, comme causes autrement plus complexes et puissantes de la mort d’un homme âgé de trente-huit ans. Et l’auteur d’affirmer : « La maladie s’est en effet intensément attaquée [la maladie est personnifiée, sic]  à des êtres jeunes et en bonne santé, comme lui. […] Les amis d’Apollinaire ont refusé, les premiers, de le reconnaître mort de la grippe et tout au long du siècle on a continué à le croire mort des suites de sa blessure. ». Il est pensable qu’Apollinaire soit mort de la grippe et de son épuisement physique consécutif à sa blessure, sa trépanation, sa congestion pulmonaire… Rappelons qu’est dit « jeune homme », en langue française, celui qui a entre vingt et trente ans. A partir de trente ans, c’est L’âge d’homme comme le rappelle le titre de l’ouvrage de Michel Leiris. Apollinaire n’est mort ni « jeune » ni « en bonne santé »…

Les lecteurs d’Apollinaire participent parfois à la censure collective. L’aveuglement et la surdité entretenus nécessitent, pour être déjoués, une rigoureuse lecture littérale, sans distinction du fond et de la forme. Les jeux formels sur les calligrammes sans écoute des paroles dites peuvent participer du camouflage général. Une lecture rigoureuse demande également d’avoir accès à ses propres affects. Lire ces poèmes nécessite le travail d’analyse du transfert et contre-transfert des émotions qu’ils génèrent. Quel qu’en soit le prix, la reconnaissance préalable de ces émotions est parfois le seul moyen de repérer qu’il se passe quelque chose de particulier à tel moment de la lecture.

Une écoute psychodynamique, donnant droit aux affects mais dans un but d’élucidation de ce qu’ils figurent, permet de lire les calligrammes sans les censurer. La violence à laquelle Apollinaire a demandé à participer en s’engageant volontairement dans la guerre en décembre 1914 fait effraction dans les poèmes jusque dans leur typographie, leur organisation spatiale, mais également leur chant. Il les appela d’abord « idéogrammes lyriques », le mot « calligramme » n’apparaissant qu’en mars 1917. Mais la brutalité de certains poèmes, si elle est évidente, a fait écran quant aux actes meurtriers qu’Apollinaire y dit pourtant, ouvertement ou de façon cryptée, parfois dans des poèmes plus discrets. Nous veillerons à ne pas négliger certains poèmes d’apparence plus banale ou de forme plus traditionnelle et resterons attentifs à ce que le moins bruyant n’est pas toujours le moins violent, à ce qu’une métaphore peut dire une réalité crue camouflée par l’esthétique.

Malheureusement, le mot « faiseur » est péjoratif en langue française : il traduirait pourtant, à la lettre, l’étymologie grecque du mot poète qui renvoie aux sens de fabricant, artisan, auteur, créateur. Nous attendons d’un poète qu’il nous fasse rêver, rire, pleurer, aimer, songer, qu’il nous surprenne par sa façon nouvelle de dire, qu’il partage et nous montre autrement ce que nous croyions connaître d’une réalité. Nous attendons qu’il nous dise des mondes possibles, qu’il nous émeuve de diverses façons, et nous sommes prêts à éprouver une pluralité d’émotions, étant d’accord avec lui que ce ne sera qu’une fiction qui nous laissera libres d’y croire ou non. Il serait absurde, prétendant lire et écouter des poésies, regarder des calligrammes, de refuser de se laisser guider un tant soit peu par le poète. Valéry et Apollinaire configurent l’un et l’autre différemment les itinéraires d’écoute de leurs poèmes. Mais il est nécessaire, quel qu’en soit parfois le désagrément, d’accepter d’éprouver les affects que la lecture génère. Les reconnaître et les nommer est un préalable pour s’en dégager par l’analyse. La méthode suivie consiste en une certaine passivité dans le travail, ce qui n’exige jamais d’abandonner la raison, quoiqu’en pensent les positivistes adeptes d’Auguste Comte et d’une prétendue raison virile.

Les poésies publiées en temps de guerre subissent une censure à considérer comme un des agents participant du processus même d’écriture. Cette fonction de la censure, collective et individuelle, participe de la difficulté du travail d’élucidation de ce qui est figuré. Le poète a-t-il pu s’en dégager par la ruse ? L’intelligence du poème témoigne de la puissance du conflit intérieur que le poète aura pu surmonter par son invention. Si nous prétendons lire et entendre ces poésies, la responsabilité nous revient d’assumer de les penser, quoiqu’elles disent : nous resterons libres de nos mouvements après avoir quitté leurs pages.

Nous proposons une lecture au stéthoscope, à la loupe et informée par les enseignements de la psychanalyse, de quelques poésies contemporaines de la Première Guerre mondiale. Nous en attendons une connaissance plus précise des positions psychiques prises par deux poètes : Valéry qui est resté à l’arrière tout en continuant à travailler pour assurer ses revenus, ce qui sera pris en compte ; Apollinaire qui a payé de sa vie son engagement volontaire dans l’Armée française, encore que la grippe soit dite par certains cause unique de sa mort.

Quelque chose a pu basculer avec la Première Guerre mondiale. Sa durée, son intensité, son organisation totalisante entre armées de conscrits et l’exploitation de la force de travail des hommes et des femmes à des fins de production d’armement à l’arrière, les meurtres commis en masse ont bouleversé irréversiblement la vie quotidienne. Les techniques des télécommunications d’alors ont rendu impossible d’échapper à l’univers langagier de guerre, même pour ceux vivant à l’arrière : le téléphone, la télégraphie sans fil, la radio, mais aussi l’acheminement ferroviaire du courrier. Comment continuer d’être poète en temps de guerre, ou le devenir ?  Valéry et Apollinaire on-ils pu échapper à la nécessité de ces temps de guerre totale et durable ? Ont-ils ouvert sur des univers possibles ? Que pouvait signifier « attendre la fin de la guerre » en 1916 ?

Dans La Grande Guerre inconnue, François Roux relève le régime de conviction qui anime Joffre le jour même de la déclaration de guerre. Joffre est convaincu de gagner la guerre en deux semaines ! Sur le mode de « l’offensive à outrance » d’après la théorie du colonel de Grandmaison, et malgré une artillerie lourde très insuffisante… (Roux F., La Grande Guerre inconnue, sous-titre Les poilus contre l’armée française, Paris, Les Éditions de Paris, 2006, p. 69).

La conviction est telle que la nécessité de fabriquer des casques est passée outre ! Les fantassins affrontent en képi et pantalon rouge garance les tirs des mitrailleuses… Bernard Phan indique : « 15 avril 1915. Un officier de l’intendance, Louis Adrian, propose au commandement français un modèle de casque pour assurer la protection des combattants. Dès l’été [1915, donc après un an de guerre], il est produit en grande quantité et finit par symboliser la Grande Guerre. Il sera d’ailleurs repris par la statuaire de multiples monuments aux morts. En 1914, certains officiers avaient justifié l’absence de protection spéciale des combattants à la tête en affirmant que les blessures à la tête étaient les moins graves. Cet intendant général contribue à la mise au point d’autres équipements pour les combattants dans les tranchées. »

(Phan B., 2010, Chronologie de la Première Guerre mondiale, Paris, éditions Points, p. 66.)

L’offensive à outrance est un corrélat de Grande Guerre. Le mot outrance dit l’excès narcissique et le rejet de la réalité : une « stratégie » réduite au mot d’ordre du chef, générée par son fantasme de toute-puissance, que les soldats agissent pour assurer la victoire. Les généraux Gallieni, Foch, Joffre, Nivelle, Mangin provoquèrent par ce rejet de la réalité hors de leur vie psychique la mort de centaines de milliers de soldats des armées qu’ils dirigeaient. Nous n’oublions bien sûr pas les dits ennemis, morts sous les tirs français. Nous considérons ici les responsabilités internes, du point de vue de l’efficience attendue d’une armée en « culture (de guerre) occidentale ». Aux antipodes, le Tao te king dit que le général vainqueur  « […] ne trouve pas de gloire dans la victoire [/] Car s’en glorifier reviendrait à glorifier un crime » La réalité du meurtre est reconnue.

(Cf. Lao Tseu, Tao te king, trad. Ma Kou, Paris, Albin Michel, 1984, leçon 31.)

« Fin 1914, après cinq mois de guerre, l’opinion et même le gouvernement ignorent complètement l’étendue des pertes, soigneusement dissimulées par le haut-commandement : 301 000 morts et 600 000 blessés. »

(Roux F., op. cit., p. 70. Roux cite notamment Abel Ferry, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, relativement au secret imposé par le Grand Quartier Général sur la réalité des pertes, cachées au gouvernement : Ferry A., Les Carnets secrets d’Abel Ferry, Paris, Grasset, 1957).

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« La jeune Parque » de Paul Valéry : prolégomènes à une étude approfondie du poème

La Jeune Parque de Paul Valéry

Le poème compte cinq cent douze vers alexandrins. Il est précédé d’une dédicace et d’une épigraphe qui, ainsi que le titre, méritent une écoute spécifique. Le poète a publié en avril 1917 un poème et non ses états successifs. La critique génétique nous renseigne sur ce qu’il n’a pas gardé dans la version finale, ses rejets. Des motifs tant esthétiques qu’inconscients, une motivation n’excluant pas l’autre, ont pu décider de ces rejets. Ils sont précieux dans l’élaboration d’hypothèses. Paul Valéry a puisé plusieurs fragments de La Jeune Parque dans des ébauches ou des poèmes « achevés » mais non publiés, écrits des années auparavant. Les transformations subies par ces fragments, lors de leur « digestion » par le poème qui s’appellera La Jeune Parque permettent de repérer les mouvements psychiques sur des durées excédant les limites de rédaction du poème étudié. La dynamique psychique du poème se révèlera indissolublement en lutte avec celle, collective, de son temps de guerre. La réception du poème par les milieux littéraires sera  prise en compte.

La complexité formelle du poème (rythme, sonorités, rhétorique, syntaxe, lexique, composition générale) exige une lecture parfois harassante. La densité, la violence et la morbidité des états d’âme éprouvés requièrent une élaboration dont le temps est une condition nécessaire. La familiarité avec ce poème relève d’une expérience de l’unheimlich freudien, traduit de nos jours par l’étrange, qui renvoie à un certain féminin, du point de vue de ce que peut en éprouver un homme prisonnier d’une certaine posture : ici dans une organisation collective oppressant d’autant plus la féminité en temps de guerre.

Certaines figures féminines (Phèdre, Cordelia, Isolde, Médée entre autres) mais dont la parole est écrite par un homme provoquent cette expérience. Le motif du choix des coffrets de Freud évoque les trois figures que la femme peut représenter : la mère, l’amante et la mort. La mère qui donne vie, amour et langue, représente également la mort, le retour à la Terre Mère. Le surinvestissement du langage dans la névrose de contrainte peut être une tentative de mettre la main, par le contrôle des ressorts langagiers, sur la jouissance féminine, la terra incognita du point de vue phallique.

Nous travaillons à partir de l’édition de La Jeune Parque établie par Jean Hytier dans les Œuvres (tome I) de Paul Valéry publiées par les éditions Gallimard en 1957 dans la Bibliothèque de la Pléiade aux pages 96 à 110. Cette édition reprend « […] l’édition de luxe dite des Œuvres complètes, dont onze volumes parurent de 1931 à 1939 […] ». Ce texte de La Jeune Parque sur lequel nous travaillons est la copie de celui publié du vivant de son auteur, en 1933, dans les Œuvres de Paul Valéry, Tome C, aux éditions du Sagittaire (éditions de la N.R.F.). Ce choix permettra au lecteur de s’y référer aisément. Il appelle plusieurs remarques. Nous pouvons reconstruire la première édition de La Jeune Parque : achevé d’imprimé le 30 avril 1917, paru en 600 exemplaires. Il suffit de se référer aux notes de l’édition de la Pléiade. Elles indiquent les changements à opérer sur l’édition de 1933, pour retrouver l’état du texte de 1917. Nous le ferons chaque fois que l’édition originale offre une différence sensible pour notre lecture : c’en sera le cas pour la dédicace, l’épigraphe, ainsi que les vers 503-506 et 509-511. La parution du poème en 1917 n’en arrêta pas la forme. Sept autres éditions, toutes revues par l’auteur, en modifièrent la dédicace, l’épigraphe, la ponctuation, les espacements, la pagination, voire le contenu verbal (en 1921, 1925, 1927, 1929, 1931, 1938, 1942. Cf. Valéry, Œ., pp.1611-1620). Une édition de 1936, La Jeune Parque, Poème de Paul Valéry commenté par Alain, fut précédée d’une fable en vers de Valéry en guise de prologue : Le Philosophe et la Jeune Parque. Le discours de la Parque ne s’interrompit donc pas en 1917. L’insistance du poète à modifier sur deux décennies jusqu’aux virgules et aux blancs de ce texte manifeste des mécanismes de contrainte. Or ce texte est somme toute assez court, comparé à d’autres œuvres de langue française en alexandrins.

Sa dynamique relève de la compulsion de répétition, visant à empêcher les processus de pensée chez le lecteur. La référence savante aux Parques latines et implicitement aux Moires grecques, jusque dans le titre, relève d’un positionnement de classe : une classe sociale dominante, qui a accès à la culture antique. La réception favorable du poème, dans la vie civile à l’arrière, rend compte des représentations collectives à l’œuvre dans les milieux sociaux où évoluaient nombre d’hommes politiques et de généraux (nous n’avons pas dit tous). Ces représentations sont imprégnées des batailles homériques de l’Iliade, des navigations et des aventures amoureuses d’Ulysse ainsi que de son massacre des prétendants dans l’Odyssée, de l’histoire de la Grèce et de l’Empire dans lequel la République romaine a versé. Ce à quoi il faudrait ajouter, pour lire La Jeune Parque : les Métamorphoses d’Ovide, L’Âne d’or d’Apulée (pour le conte de Psyché), l’Énéide de Virgile, les poésies de Catulle et la liste est ouverte… Mais toutes ces références occultent, plus qu’elles n’éclairent, ce que dit le texte.

Ce référentiel nous plonge loin des réalités comme des représentations de la masse des combattants. Les Parques et les Moires nomment les divinités auxquelles les Romains et les Grecs de l’Antiquité attribuaient les fonctions de décision des destinées individuelles par leurs gestes ou leurs énonciations. Valéry prétend faire parler une figure divine édictant, d’une certaine façon, l’ordre social prévalant : la plus jeune d’entre les Parques, celle décidant du terme de la vie.

Le titre du poème fut cependant un choix tardif comme nous verrons. Les divinités romaines des Parques finirent par être associées aux Moires des Grecs. Distinguer les unes des autres évitera de tomber dans une confusion pourtant entretenue, de nos jours au moins, dans la mémoire collective oublieuse. Ce référentiel permanent du poème, l’Antiquité gréco-latine telle qu’elle était idéalisée au début du XXes., crypte ce qui est pourtant dit, pour qui prête une oreille attentive, et qui a cours pendant l’écriture du poème et le jour de sa publication : la guerre. Les jeux référentiels aux attributions globales des Moires et des Parques et de chacune d’entre elles nécessitent une étude préalable. La surexploitation tacite des mythologies associées aux Parques demande de se familiariser avec les mythes qu’elles voisinent.

L’épigraphe et la dédicace, fort défensives, seront également considérées. Les courriers répétés, avec des commentaires parfois redondants, que Valéry envoie en cours d’écriture puis après publication du poème, manifesteront une ritualisation, spécifique de la névrose de contrainte.

La lecture quasi juxtalinéaire du poème que nous proposons est partiellement contrainte par l’organisation de celui-ci : un discours monotone mais discontinu, présenté par fragments. Les isolations des dits fragments relèvent également de mécanismes de contrainte. Nous nous laisserons guider par les affects générés par la lecture des fragments et par la connaissance des temps d’écriture des différents vers. La présence de la guerre contemporaine de l’écriture du poème, refoulé majeur dont Valéry ne fut cependant pas dupe, fait massivement retour dans le poème : du point de vue d’un homme de l’arrière et à tous égards attaché à sa classe sociale d’appartenance.

Les Parques, présentation

Rien n’indique que les Moires grecques aient, stricto sensu, précédé les Parques romaines. Nous commencerons par la présentation des Parques dans leur contexte mythologique. Pierre Grimal indique (Grimal P., 1951, Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, Paris, P.U.F., 2002, p. 348) :

« Les Parques sont, à Rome, les divinités du Destin, identifiées aux Moires grecques, dont elles ont revêtu peu à peu tous les attributs. A l’origine, il semble que les Parques, fussent, dans la religion romaine, des démons de la naissance. Mais ce caractère primitif s’effaça de très bonne heure devant l’attraction des Moires. On les représente comme des fileuses, mesurant à leur gré la vie des hommes. Elles sont, comme les Moires, trois sœurs : l’une préside à la naissance, l’autre au mariage, la troisième à la mort. Les trois Parques étaient représentées, sur le Forum, par trois statues que l’on appelait couramment les Trois Fées (les tria Fata, les trois « Destinées »). »

Fata mérite d’être relevé :

Fata, neutre pluriel du participe passé fatum, est issu du verbe « for, fāris, fātus sum, fārī » aux dérivés et composés nombreux (fācundus, disert ; fāmen, –inis, parole ; fābula, conversation, récit dialogué, pièce de théâtre, fable ; etc.). « Le sens de ‘raconter’ et ‘énoncer, déclarer’ domine dans la racine. Le latin fātum appartient à ce groupe : le fātum serait une ‘énonciation divine’ ». Cf. Ernout A., Meillet A., 1932, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 2001 pour l’éd. consultée, pp. 245, 246.

Jean-Claude Belfiore précise les noms des Parques ( Belfiore J.-C., 2003, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse,  p. 483) :

« Nona, Decima et Morta. Elles sont les compagnes immatérielles de chaque être humain, filant sa destinée avec plus ou moins de bonheur, mais toujours d’une manière impitoyable. Les Parques n’ont aucun mal à passer pour les déesses de la mort. »

Ernout et Meillet indiquent Decuma à l’entrée « Parca ». Decima évoque « décimer », mais ce sens conviendrait pour la troisième Parque. Les places et les noms des Parques ou des Moires sont l’objet d’interpolations fréquentes.

D’abord divinités de la naissance puis décrites comme des fileuses (peut-être par attraction des Moires), les Parques s’emploient pour décider du cours de la vie des humains à des activités exclusivement féminines et domestiques (Cf. par exemple Ovide, Les Métamorphoses (Livre IV). Les filles de Minyas refusent de célébrer le culte de Bacchus et « troublent ces fêtes par des travaux hors de saison : elles filent la laine, font tourner leurs fuseaux sous leurs doigts » et se content des histoires… Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Le livre de poche, 2010, p. 154.) L’appellation « les  trois sœurs » suffit à les identifier (Par exemple Ovide, Les Métamorphoses (livre XV), op. cit., p. 532 : « Les dieux, émus de pitié, ne peuvent briser les arrêts de fer des trois sœurs […] ».)

La remarque de Belfiore, « Les Parques n’ont aucun mal à passer pour les déesses de la mort. », semble une interprétation de l’auteur. Elle reflète une évolution vers une fonction fatale retenue par les Modernes. De la naissance jusqu’à la mort, les décisions des Parques sont irréversibles comme la mort. La troisième Parque fixant le terme de la vie, cet impossible à aller contre leurs paroles ou actes décisifs est subsumé sous l’idée générale de la mort. Et le nom de Morta ne dénote pas un nombre comme ses sœurs, Nona et Decuma. L’idée de déesses de la mort a pu être retenue du fait de ce nom qui évoque « la mort » par association phonologique : ce que contredira l’étymologie. Les Parques restent décisionnaires et sourdes aux vœux : d’autres divinités sont implorées pour favoriser, infléchir, arrêter le cours de la vie.

Les titres de 1912 à 1917 : de Hélène à La Jeune Parque

L’évolution des titres auxquels Valéry songea, au fur et à mesure que le nombre des vers grossissait le poème, indique une tendance générale vers une figure de femme fatale. Florence de Lussy a tenté à partir des brouillons, études et cahiers de Valéry, une chronologie de la genèse du poème (de Lussy F., 1975, La genèse de La Jeune Parque de Paul Valéry, coll. « Situation » n°34, Paris, Minard. Toutes les citations à suivre de F. de Lussy sont de cet ouvrage.) En 1912, poussé par André Gide, Valéry âgé de quarante ans accepte de revenir à ses écrits poétiques abandonnés depuis 1892. Valéry poursuit simultanément à partir de 1912 l’écriture de divers poèmes, projetant de les publier ensemble, dont celui qui deviendra La Jeune Parque.

Le premier vers du poème, « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure » fut écrit dès 1912 sur un papier titré « Hélène », et figura inchangé dans l’état définitif (pour ce paragraphe, cf. le chapitre I de l’ouvrage, « Les origines de La Jeune Parque 1912 (?)-1913 », op. cit., pp. 15-36). D’autres vers apparaissent, qui subiront des transformations, puis ces notations éparses, « Sanglots hoquets ». F. de Lussy remarque l’association des mots aux motifs d’une femme qui pleure et des remous de la mer (et donc, ajoutons-nous, de la mère). F. de Lussy en déduit (p. 19) :

« Plusieurs éléments de ces premières notations les rapprochent d’un poème de l’Album de vers anciens, ‘Hélène, la reine triste’, que l’écrivain revoit au même moment. Le nom de cette femme Hélène, qui là encore, semble bien être l’héroïne de l’épopée d’Homère, l’allusion à une grotte dont elle sort ‘même morte, admirée’ (I, 1), l’atmosphère marine et le motif des larmes, rappellent les premiers vers du poème de 1891 : ‘Azur ! c’est moi… Je viens des grottes de la mort Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores. […] Je pleurais.’ […] »

Nous touchons là, semble-t-il, le point précis de l’origine de La Jeune Parque : à partir de ce poème de jeunesse, Paul Valéry aurait cherché à composer, à partir de la figure d’Hélène, symbole de la beauté, une sorte de variation au féminin sur le thème de Narcisse.

Ajoutons, qu’en temps de paix, Valéry puise son inspiration dans un ancien poème, au titre évoquant une femme légendaire pour sa beauté, mais à ce titre promise en récompense à Pâris par Aphrodite pour qu’il la déclare la plus belle des déesses. Les conséquences de son enlèvement furent la guerre de Troie, restée symbole d’une « grande » guerre.

Le poète associe une figure féminine liée à la guerre et aux pleurs. En 1912, déjà père de Claude âgé de neuf ans, et d’Agathe qui a six ans, Valéry semble sortir, depuis peu seulement, du deuil de Stéphane Mallarmé. Son « maître » est mort en septembre 1898, quand Valéry allait avoir vingt-sept ans. Une si longue durée pour un deuil signe un déplacement : le père de Paul Valéry meurt quand celui-ci a quinze ans, en mars 1887.

Or la vie de Mallarmé fut, dès l’enfance puis en tant que père, une suite de deuils. Né en 1842, Stéphane Mallarmé perd sa mère à l’âge de cinq ans, sa sœur Maria (de trois ans sa cadette) à quinze ans, sa jeune amie anglaise Harriet Smyth à dix-sept ans, son père à vingt-et-un ans, son fils Anatole âgé de huit ans en 1879 (Mallarmé a trente-sept ans). Paul Valéry est né la même année qu’Anatole, en 1871 (cf. la chronologie (pp. XV-XXXIII), in Mallarmé, Œuvres, éd. revue, coll. Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1992).

En Février 1911, Valéry écrit à Albert Thibaudet deux lettres consacrées au « paternel, suprême ami… ». Voici l’extrait d’une lettre (Valéry, Œ., vol. I, p. 35)  :

« J’ai connu Mallarmé après  avoir subi son extrême influence, et au moment même où je guillotinais intérieurement la littérature. J’ai adoré cet homme extraordinaire, dans le temps même que j’y voyais la seule tête – hors de prix ! –  à couper pour décapiter tout Rome… Celui qui m’a fait le plus sentir sa puissance fut Poe. J’y ai lu ce qu’il me fallait, pris ce délire de la lucidité qu’il communique. Par conséquence, j’ai cessé de faire des vers. Cet art devenu impossible à moi de 1892, je le tenais déjà pour un exercice, ou application de recherches plus importantes. »

Les vœux de mort parricides à l’égard d’un maître que Valéry a côtoyé jusque dans l’intimité de l’atelier d’écriture du Coup de dés sont bien, entre autres, ce qui a rendu délicat et possible-impossible le travail de La Jeune Parque. Et « décapiter tout Rome », avec pour obstacle Mallarmé, cela peut faire référence à Hannibal hésitant à franchir les Alpes, à César franchissant le Rubicond, à la Rome mère des arts et source pour Valéry de modèles qu’il reconnaît dans la métrique française. Il est question de guerre de conquête, de destruction et de meurtre de masse, de Rome donc d’Italie, pour les métaphores employées concernant l’aveu d’impuissance à écrire des vers depuis 1892. Ce qui s’est joué dans la relation interpersonnelle entre Mallarmé et Valéry nous échappe. Mais Valéry avait l’âge qu’aurait eu Anatole, le fils de Mallarmé mort à huit ans en 1879, s’il avait survécu. Nous supposons que Valéry l’apprit tôt ou tard, mais ne pouvons savoir quand. Laurie Laufer analyse les feuillets écrits par Mallarmé durant les quelques mois ayant suivi la mort de son fils ( Laufer L., 2009, La sépulture mallarméenne. Pour un tombeau d’Anatole. Cliniques méditerranéennes, 2009/2, n°80. Respectivement : pp. 98 (trois premières citations), 100, 101) ; les fragments ont été publiés en 1961, Mallarmé S., Pour un tombeau d’Anatole, Paris, Le Seuil). Ecoutons Laurie Laufer :

« « Tout se passe comme si écrire l’inachèvement, l’impossible deuil, écrire « le petit fantôme » – tel qu’il nomme Anatole – revenait à circonscrire le trou, le vide et le manque. […] Lui qui profère être mort avec son fils, dans ce qu’il nomme « une alliance, un hymen », se risque alors à ces fragments, ces bribes. […] Tout se passe comme si, pour écrire le mort, Mallarmé devait être déjà le disparu de cette expérience, comme s’il devait être « parfaitement mort ». […] En somme, Mallarmé creuse par les mots son propre tombeau. […] L’approche psychologisante du « travail du deuil » à accomplir se heurte là à l’impossible de dire, à l’impasse de la nomination : un père dont l’enfant meurt n’a pas de nom. Mallarmé fait alors sacrifice de sa propre langue en la traçant disparaissante. »

Valéry put éprouver des difficultés dans la relation avec Mallarmé, entre autres du fait de la coïncidence de son année de naissance avec celle d’Anatole. Des projections et des identifications réciproques entre les deux hommes, subtiles, nous échappent. A minima pouvons-nous supposer que Valéry s’éprouva comme une sorte d’héritier indigne de Mallarmé, voire de « fils » usurpateur, ce dont le courrier de Valéry à Thibaudet témoignerait.

De la rage d’avoir écrit fort peu de poésies, n’en avoir publié aucune durant les vingt années entre 1892 et 1912, Valéry se sort en écrivant au sujet de Hélène. Que s’est-il passé en 1892 ? Mentionner sa « nuit de Gênes » est un passage obligé des biographes de Valéry. Il a vingt-et-un ans (Valéry, Œ., op. cit., p. 20) :

« [Il] part pour Gênes avec sa famille [sa mère et son frère qui est son aîné, son père étant mort cinq ans plus tôt], et descend chez les Cabella, salita San Francesco. – Il a quitté Montpellier après avoir traversé une crise sentimentale aiguë, et se trouve alors en proie au doute et à un grand découragement. Il est prêt à renoncer à poursuivre une carrière littéraire. – 4-5 octobre : Cette résolution et sa volonté de ne pas laisser atteindre son esprit par une trop vive sensibilité s’affirment au cours d’une nuit d’orage : « Nuit effroyable – passée sur mon lit – orage partout – ma chambre éblouissante par chaque éclair – Et tout mon sort se jouait dans ma tête. Je suis entre moi et moi. »

Valéry rompt vingt années de quasi-mutisme, en tout cas de silence éditorial poétique, en amorçant ce qui deviendra La Jeune Parque. Le dépit amoureux puis la difficulté à se séparer d’une figure paternelle, le poète Mallarmé, ont été tenus dans une telle volonté de maîtrise des émois œdipiens que briser ce silence se fit en évoquant une femme fatale : Hélène de Troie, motif d’un poème écrit en 1891, repris en 1912. Toujours en temps de paix, mais en 1913 alors que l’armement des pays s’accélère, Valéry poursuit l’écriture des quelques vers.

Nouveaux titres : Ebauche (avec mention A André Gide), Etude ancienne, Discours, Larme et Pandore.

Relevons l’angoisse de l’inachèvement du premier titre (ou l’investissement narcissique d’un projet) et l’adresse au commanditaire ; l’investissement de la vie psychique laborieuse et du procès verbal des deuxième et troisième titres. Investissement proprement narcissique, les initiales de Paul Valéry, par lesquelles il signa le premier état publié de son poème sont les mêmes que Procès Verbal… Le titre Pandore (qui signifie « créée par tous ») accentue le motif de la femme source des malheurs de l’humanité : la figure de Pandore est probablement, des figures féminines de la mythologie grecque, celle présentée avec le plus de misogynie. De Hélène à Pandore, la femme, d’enjeu, devient actrice du crime : ce crime consiste en une curiosité (ouvrir une jarre) laissant s’échapper toutes les calamités que souffrent les humains…

Que s’est-il passé en 1914 pour Valéry qui a alors quarante-deux ans ? De divers indices, dont une note de Valéry (que nous citerons infra) le confirmant, F. de Lussy, déduit (Pp. 43, 44) :

« Il est donc permis de penser que Paul Valéry ne toucha pas à son poème pendant l’année 1914. Les inquiétudes que lui causait la santé de sa femme, le départ avec les siens pour La Preste, station de cure des Pyrénées-Orientales, la déclaration de la guerre et les angoisses qui en résultèrent justifieraient le tarissement de son inspiration. »

Un silence ne s’interprétant pas, nous nous en tiendrons là pour 1914.

En 1915, Valéry note deux titres possibles, α de la lyre et Elégie intérieure. Le premier, avec la lettre grecque « α », réfère à Apollon, unique occurrence d’une figure masculine dans les titres imaginés par Valéry, en l’occurrence divine et meurtrière.

Nous reviendrons sur la figure d’Apollon. Mentionnons qu’il réclame à sa naissance son arc et sa lyre. Il envoie les calamités sur les humains, dont les épidémies (Cf. Detienne M., 1998, Apollon le couteau à la main, Paris, Gallimard). La seule occurrence d’un nom propre désignant une femme dans le poème est « Parques », au pluriel. Aucun nom d’homme ou de divinité masculine n’y est dit (sauf « Cygne-Dieu » et « Thyrse », qui seront considérés).

Est-ce un sursaut viril du poète qui dit son identification au dieu (« Paul » s’entend dans « Apollon ») quand la guerre dure ? L’autre titre, Elégie intérieure, manifeste un mouvement à la fois d’amplification de la Larme, et d’assomption d’un genre poétique et de ses codes : la déploration d’une personne aimée et perdue. Ce titre spécifie l’intériorisation, le mouvement narcissique du locuteur qui se prend pour objet de l’élégie. La stase mélancolique est plus explicite encore que dans Larme.

Le Dictionnaire historique de la langue française indique, pour « élégie », un emprunt au latin elegie, du grec elegeia, « chant de deuil » :

« […] vraisemblablement un emprunt à l’Asie mineure, peut-être à la Phrygie. Elégie est le nom donné à un poème grec ou latin composé de distiques dont la tonalité est mélancolique. Par extension, le mot s’emploie à propos d’une œuvre littéraire moderne dont le thème est la plainte (av. 1850). Elégie, au pluriel, s’est dit au figuré pour « plaintes, lamentations » (XVIIIe s.) En musique, il correspond à un morceau en mineur (1854). »

L’origine peut-être phrygienne de l’élégie évoque d’ailleurs Troie en flammes, la Phrygie étant l’arrière-pays de la Troade.

L’année 1915, Valéry écrivit des vers que F. de Lussy présente ainsi (p. 56) :

« [un] fragment de dix vers intitulé « Renaissance » […] sur le thème du Printemps que Paul Valéry n’insérera dans son poème que beaucoup plus tard. Ces vers reprennent, avec quelques retouches, un état manuscrit du même fragment, intitulé « Avril », qui pourrait être daté du début du siècle […] »

Renaissance et l’ancien titre d’Avril seraient issus du début du siècle : comme quoi Valéry n’avait pas totalement cessé d’écrire… En pleine année 1915 (sans datation de mois) ces écrits accentuent l’hypothèse d’un mouvement viril réactif en pleine guerre meurtrière. La Renaissance manifeste un régime matriarcal prévalant.

Pour l’année 1916, F. de Lussy relève quinze titres, plus avec les variations, auxquels le poète a pensé : Parque mélodieuse, La Parque désirable, α, Alpha de la Vierge, Etude d’élégie, Divinité du Styx, La Stygienne, La Jeune Parque (de soi-même), La Feinte Parque (spirituelle), La Fausse Parque, La Seule Parque, La Femme d’ombre, La Jeune Pensive, Pièce de vers, L’aurore. (Op. cit., pp. 142, 143. Un ordre chronologique strict ne peut être établi. Les parenthèses mentionnent des variations de titre envisagées, lesquelles excluaient probablement l’autre adjectif qualifiant le substantif « Parque » toujours gardé. Cf. également, op. cit., p. 60.)

En 1916, troisième année de guerre, les divinités féminines de la mort surgissent explicitement et massivement : Divinité du Styx, La Stygienne, La Jeune Parque (de soi-même). Ce dernier titre entre parenthèses évoque le suicide. Alpha de la Vierge est le seul titre évoquant un référentiel chrétien, absent de l’ensemble envisagé de 1913 à 1917. Il peut également évoquer la constellation astrale, en tout cas une figure idéalisée féminine chaste, quand bien même elle serait mère (référentiel chrétien) : phallique et vierge. La Parque est qualifiée par son chant, sa jeunesse, son narcissisme, sa dissimulation, son esprit, sa fausseté, sa solitude, ses méditations. La Jeune Parque et La Jeune Pensive sont manifestement associées. Valéry pense peut-être au poème de Catulle où les Parques chantent, annonçant les malheurs de la guerre de Troie.

Ses pouvoirs de séduction, charmes associés à l’« éternel féminin » que peut craindre un homme manifestent les angoisses de castrations face à la figure double de l’amante-mère, séductrice et consolatrice. Ces charmes prendraient presque le pas sur la mortalité associée. En tant qu’objet, elle l’est d’un désir : La Parque désirable, réminiscence probable d’Hélène. La Femme d’ombre esquive, ou condense, la question de savoir si elle est de, ou dans l’ombre. Si l’on se rappelle Hélène et Pandore, la femme, dans les titres évoqués par Valéry pour son poème, fait se succéder les figures de la proie (objet de désir) et de la prédatrice (la mort) : voire les figures de femmes associées à la guerre et à toutes les calamités ! Il n’est pas dit qu’elle ne pense pas : ses pensées échappent, sont décrites à but narcissique et de tromperie des hommes. Aucune figure féminine n’est une interlocutrice digne de foi dans les titres imaginées. Dominée, dominatrice ou esquivant la relation, elle ne figure pas une autre personne avec qui parler en équité de droit : elle est seule. La Parque mélodieuse pourrait y excepter : si elle n’était Parque et si les Parques ne chantaient les malheurs futurs de la guerre de Troie dans le poème de Catulle lors du mariage de Thétis et Pélée. Le titre Aurore, enfin, réfère lointainement aux vers homériques passés dans la mémoire (L’aurore aux doigts de rose…) et à la divinité homonyme.

F. de Lussy précise que le nom de « Parque » apparaît pour la première fois en 1916 dans le titre La Seule Parque : « […] accompagné d’un vers tiré des Métamorphoses d’Ovide : ‘Nulla est Alcyone. Nulla est’ ». « Alcyone n’est plus. Elle n’est plus. »

La précision est de F. de Lussy (p. 58, op. cit.).

Le vers dit la déploration du poète Ovide pour Alcyone qui a perdu son époux Céyx, mort noyé d’avoir affronté les périls de la mer malgré les prémonitions d’Alcyone. Le couple fut métamorphosé par les dieux en oiseaux marins en récompense de la piété conjugale d’Alcyone. En 1916 et à l’échelle collective, les deuils des épouses de soldats morts au combat ont pu motiver Valéry pour cette première occurrence de La Seule Parque. Le qualificatif Seule condense l’affect de solitude éprouvé lors du deuil et la toute puissance de décision de « qui meurt quand » affectée à la divinité Morta par les Romains de l’Antiquité. Le poète se place en énonciateur de fata, par identification à celle qu’il fait parler, une Parque. Le contrôle de la guerre échappe à tous. Le poète fantasme, dans l’écriture de son poème commencé cinq ans plut tôt en temps de paix, qu’il participe de la fatalité du cours du monde, a minima qu’il la déplore. Enfin, puisque les Parques furent associées aux Moires fileuses, mentionnons également que le 1er septembre 1891, Valéry qui allait avoir vingt ans publia dans la revue La Conque le poème La fileuse, où paraissent déjà les motifs de la mort, de l’activité du filage et des sœurs. (Cf. Valéry, Œ., p. 1535, la version originale du poème, telle que publiée dans La Conque).

Psyché et Iles  furent suggérés par Pierre Louÿs en 1917, qui publia son roman Psyché et était prêt à lui céder le titre, mais Valéry les refusa. La figure mythologique de Psyché paraît dans la citation précédant le poème, nous y reviendrons. La Jeune Parque figure la Parque décidant du terme de la vie. Pourquoi la plus jeune ? Du point de vue psychanalytique, Freud donne une réponse dans Le motif du choix des coffrets. Le « mythe des trois sœurs » réfère au motif récurrent que Freud repère dans la littérature, de trois femmes entre lesquelles un homme doit choisir, ou de trois sœurs dont l’histoire de la plus jeune nous est contée : Pâris (et les trois déesses), Lear (et ses trois filles), Cendrillon, Psyché…) :

Ecoutons Freud (Freud, 1913, Le motif du choix des coffrets, O.C.P. XII, pp. 62, 63) :

« La création des Moires est le résultat de la connaissance acquise par l’homme, lui rappelant que lui aussi est un morceau de la nature et est donc soumis à l’immuable loi de la mort. Contre cette soumission quelque chose devait nécessairement se rebeller dans l’homme, lequel ne renonce à sa position d’exception qu’avec une extrême répugnance. Nous savons que l’homme utilise son activité de fantaisie pour satisfaire ses souhaits non satisfaits par la réalité. Ainsi donc sa fantaisie se révolta contre la connaissance incarnée dans le mythe des Moires et créa le mythe qui en dérive, dans lequel la déesse de la mort est remplacée par la déesse de l’amour et par des configurations humaines qui en sont l’équivalent. La troisième des sœurs n’est plus la mort, elle est la plus belle des femmes, la meilleure, la plus digne d’être désirée et d’être aimée. […] Cette même considération nous apporte la réponse à la question : d’où le trait marquant qu’est le choix est-il arrivé dans le mythe des trois sœurs ? Choix est à la place de nécessité, de fatalité. C’est ainsi que l’homme surmonte la mort qu’il a reconnue dans sa pensée. On ne peut concevoir de triomphe plus fort de l’accomplissement de souhait. On choisit là où en réalité on obéit à la contrainte, et celle qu’on choisit n’est pas l’effroyable, mais la plus belle et la plus digne d’être désirée. »

Le choix du titre en 1917 par Valéry, La Jeune Parque, alors que la guerre a toujours cours, manifeste un déni de la mort et un vœu de contrôle total. L’idéalisation sous les traits d’une belle jeune fille de la nécessité à quoi peut renvoyer un temps de destruction massive oriente déjà, par le seul titre, notre lecture.

La dédicace au commanditaire et l’épigraphe

La dédicace

Sur l’ensemble des poésies publiées par Paul Valéry, La Jeune Parque est un des rares poèmes dont la dédicace mentionne également la date : 1917. Deux autres publications mentionnent leur date d’achèvement : L’ange (« Mai 1945 » est écrit à la fin du poème, lequel n’est pas dédicacé) et la traduction en vers des Bucoliques de Virgile (« Le 20 août 1944 » apparaît dans la dédicace). Dans ces trois et uniques cas, dont La Jeune Parque, la datation renvoie à des temps de guerre. En avril 1917, c’est la troisième année de guerre mondiale. Que dit la dédicace ?

À André Gide

Depuis bien des années

j’avais laissé l’art des vers :

essayant de m’y astreindre encore,

j’ai fait cet exercice que je te dédie.

1917

La mise en page, toute en italiques, centrant et isolant chaque proposition sur une ligne différente, isole complètement la date : 1917.

Au temps passé et à venir sous le régime de la guerre, ce qu’indique « 1917 », se superpose le temps durant lequel le poète a remis le métier sur l’ouvrage alors qu’il avait « Depuis bien des années » « laissé l’art des vers ». Les mots « essayant », « astreindre encore », et « fait cet exercice » connotent l’effort du poète ayant écrit sous la contrainte. Sans mention de lieu, l’année 1917 semble une signature ou son tenant lieu.

Quel responsable, quel lieu évoquer pour l’année où la guerre s’intensifie avec l’arrivée des soldats des Etats-Unis d’Amérique sur le sol européen ? Mais cette dédicace fut choisie par le poète pour l’édition de 1933 à laquelle nous nous référons…

En 1917, la première édition n’indiquait pas l’année mais les initiales du poète : « P.V. » (Valéry, Œ., vol. I, p. 1611). Valéry a substitué à ses initiales, en 1921, pour la deuxième édition, les chiffres d’une année terrible dans la mémoire collective. Nous en déduisons que Valéry, après-coup, considère la guerre, les actes humains de l’espace-temps 1917, comme auteur(s) du poème.

Cela peut également témoigner d’un mouvement narcissique d’identification d’un poète à son temps et à la destruction en cours ; ou d’une tentative, contre l’évidence, de se défausser de la culpabilité d’avoir écrit La Jeune Parque ; également d’une prise de conscience sincère que la guerre a surdéterminé l’écriture du poème et a passé outre la volonté de son auteur.

L’épigraphe : Psyché

La citation en exergue est de Pierre Corneille. Sous forme de question, elle interroge le lecteur, avant la lecture du poème.

Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles

Pour la demeure d’un serpent ?

Pierre Corneille

La citation exacte du livret de Pierre Corneille de l’opéra Psyché de Lully (1671, acte III, scène 2) est :

« Le Ciel auroit-il fait cet amas de merveilles

Pour la demeure d’un serpent ? »

(Cf. http://sitelully.free.fr/livretpsyche1.html, p. 27. Cette citation n’apparaît qu’en 1921.)

 

L’histoire de Psyché et de Cupidon, conte enchâssé dans les récits rocambolesques de L’Âne d’or d’Apulée, est une des trames dont Valéry s’est nourri pour écrire les vers qui devinrent La Jeune Parque. Dans l’article de l’Encyclopaedia Universalis relatif à Apulée (circ. 125-180 ap. J.-C.), Simone Viarre indique (Encyclopaedia Universalis, Tome II, 1989, p. 684) :

« Écrivain et philosophe néo-platonicien du IIe s., Apulée est surtout connu comme l’auteur d’un roman d’aventures à tendances philosophiques intitulé L’Âne d’or ou les métamorphoses. […] Qu’il ait étudié l’éloquence, les Florides et l’Apologia en portent brillamment témoignage ; qu’il soit devenu ‘philosophe platonicien’, il le répète mille fois dans l’Apologia, avec une conviction passionnée, sans compter que deux au moins de ses traités (De Platone et ejus dogmate ; De deo Socratis) le confirment catégoriquement. Ajoutons qu’il a écrit des vers, qu’il a étudié les sciences naturelles, qu’il s’est fait initier à un grand nombre de cultes à mystères (Liber, Esculape, Isis…). [Accusé de magie, Apulée se défend en publiant l’Apologia.] Il reste qu’à la question de savoir si ce maître d’éloquence, si ce philosophe enthousiaste a pour le moins flirté avec la magie, on est pour le moins tenté de répondre oui. »

Au sujet de L’Âne d’or ou les métamorphoses, S. Viarre précise :

« Apulée a sans doute ajouté à son modèle la fable des amours d’Éros et Psyché. […] Sans passer en revue toutes les hypothèses, retenons qu’il s’agit sans doute d’une ‘odyssée’ platonicienne de l’âme. »

Nous mentionnons, pour simple rappel, que le conte de Cupidon et Psyché (Cupidon est l’homologue latin d’Eros) décrit une série d’épreuves initiatiques de Psyché, l’âme en grec, après lesquelles elle est légalement mariée par Jupiter à Cupidon : Psyché avait d’abord connu Cupidon dans des nuits d’amour où elle ne le voyait pas. Du couple naît Volupté. Le livre L’Âne d’or ou les métamorphoses, se clôt sur une conversion du narrateur Lucius au culte d’Isis. Cette conversion met fin à ses nombreuses mésaventures : Lucius avait été transformé en âne, Isis lui redonne forme humaine.

Un auteur vivant, André Gide, était le destinataire de la dédicace. Un auteur mort, Pierre Corneille, est l’auteur de l’épigraphe, que hante « un serpent ». Entre les deux auteurs, l’un vivant l’autre mort, sise au milieu, remplaçant les initiales de Paul Valéry, l’année : 1917. Des noms de personnes et un indice temporel sont donnés. Et le lieu ? C’est « la demeure d’un serpent », à condition que « Le Ciel » soit plus une entité ou une personne qu’un lieu. La question posée par l’épigraphe est sous forme d’antithèse : à « cet amas de merveilles » répond dans une symétrie inverse « la demeure d’un serpent ». Mais cette citation reste obscure. Qui est ce « serpent » ? Quel est cet « amas de merveilles » ? La dédicace et l’exergue, regardés dans leur globalité, paraissent fort défensifs : ils occupent une superficie conséquente sur la page, à l’instar de précautions oratoires dans un discours. Une année, donc une durée, s’inscrit en leur milieu, encadrée de deux noms d’auteurs : André Gide et Pierre Corneille. Rappelons que l’édition définitive présente les choses ainsi : en première édition, l’année n’apparaît pas, ni l’épigraphe, mais la dédicace et les initiales du poète. En 1921, 1917 remplace les initiales, et l’épigraphe apparaît.

Cela ne redouble-t-il pas le procédé de l’antithèse, jusque dans la disposition typographique, l’« amas de merveilles » (les œuvres littéraires de Gide et de Pierre Corneille) pour « la demeure d’un serpent » (l’année 1917, publication de La Jeune Parque) ? La mention de 1917 comme date de publication dans une édition après-guerre indique la conscience de Valéry que son poème en était tributaire. Quels textes publiés de l’auteur, éventuellement quels courriers mentionnent la guerre ?

Discours, article : La Crise de l’esprit (1919), La Conquête allemande (1897)

La Crise de l’esprit, première lettre fut publié en anglais le 11 avril 1919, deux ans après la publication de La Jeune Parque et cinq mois après l’Armistice, puis en français le 1er août 1919 (Cf. la note bibliographique, Valéry, Œ., pp. 1811, 1812). Valéry déploie une antithèse analogue, répétée et modulée sur plusieurs phrases, à celle de Pierre Corneille. L’incise du texte, dissolvant le je qui parle, identifiant par forçage le locuteur et l’auditeur à un « nous autres » et aux « civilisations » elles-mêmes, est restée célèbre, et d’un narcissisme rarement égalé : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » (Valéry, Œ., vol. I, p. 989 également pour les deux citations à suivre).Valéry, pour illustrer son propos (« des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence » se sont produites en peu de temps), continue ainsi (nous soulignons par des italiques) :

« Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses adaptés à d’épouvantables desseins. Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu sans doute beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et devoir, vous êtes donc suspects. »

Remarquons que « les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices » semble une réminiscence, mais transformée et la contredisant, de la fin de l’épigraphe que Baudelaire a choisie pour Les Fleurs du Mal (« Mais le vice n’a point pour mère la science, [/] Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance. » Théodore Agrippa d’Aubigné).

Valéry parle comme si les armées de France et des pays ayant combattu à ses côtés n’avaient pas elles-mêmes participé aux destructions de masses. Il est difficile de considérer que l’épigraphe de Pierre Corneille n’ait pas été un motif à l’œuvre quand Valéry a écrit, après l’armistice, une antithèse si proche. Nous ne pouvons passer sous silence que le « serpent » désignerait les « peuples allemands », mais ne saurions oublier, comme nous verrons, que la Parque, et in fine le poète, sont également identifiés au reptile (« Je sens bien que je n’ai allongé et disproportionné l’apostrophe au serpent que par le besoin de parler moi-même… », d’une lettre de Valéry à Gide du 14 juin 1917, deux mois après la publication du poème, in Valéry, Œ., vol. I, p.1633).

Valéry avait écrit un texte au sujet de la politique allemande, texte écrit et publié en français dans une revue anglaise dès 1897, La Conquête allemande (rebaptisé plus tard Une Conquête méthodique. Cf. la note bibliographique, in Valéry, Œ., p. 1807). Dans une évocation des « méthodes » scientifiques, commerciales, industrielles et militaires mises en place en Allemagne à la fin du XIXe  siècle, l’auteur dresse un tableau de la politique générale allemande qui ne laisse rien présager de bon à un lecteur français ou anglais. Il force le trait sur les différences entre les « vertus » supposées des « peuples ».

Résumons : d’un texte précédant de quinze ans les premiers vers écrits de La Jeune Parque en 1912, La Conquête allemande, d’un autre texte écrit immédiatement après-guerre, La Crise de l’esprit, nous apprenons que Valéry s’engagea politiquement et publiquement, en tant que citoyen français mais d’abord par le truchement d’une revue anglaise, sur des sujets touchant à la politique internationale jusque dans ses aspects les plus polémiques, et face à l’Allemagne.

Du texte de 1897, La Conquête allemande, publié en France en 1915 au Mercure de France, soit dix-huit ans après l’édition anglaise et six mois après les débuts de la guerre, nous citerons ces extraits (resp. pp. 972, 973, 977, Valéry, Œ., vol. I) :

« On s’est ému, on s’est presque scandalisé. Une Germanie plus inquiétante se révèle. Les Anglais lisent le Made in Germany de M. Williams, les Français devraient lire le Danger allemand de M. Maurice Schwob. […] On aperçoit ensuite que l’une et l’autre conquête font partie du même système. La tonnante et la silencieuse se superposent. On comprend que l’Allemagne est devenue industrielle et commerçante comme elle devint militaire, délibérément. On sent qu’elle n’a rien épargné. […]

– c’est une puissance massive et agissant comme les eaux, tantôt par le choc et par la chute, tantôt par une irrésistible infiltration. […] Nous luttons contre cette armée comme des bandes sauvages contre une troupe organisée. […]

Tous ces efforts, ces ruses, ces travaux publics, ces machinations, ces faits si patiemment dirigés, et leurs résultats, doivent, il me semble, susciter en nous – à côté de nos amertumes nationales – l’admiration spéciale que nous impose toujours un mécanisme efficace, un succès désiré et atteint de raison en raison par le plus sûr chemin. La certitude d’une conséquence contient quelque chose d’enivrant – lorsqu’elle apparaît le résultat d’une action préméditée. […] Qu’on pénètre maintenant dans le détail du système militaire prussien, on reconnaît de plus en plus aisément les caractères de la « Méthode ». C’est dans la préoccupation stratégique qu’il faut la chercher. La tactique est affaire d’individus ; elle comporte tous les accidents de la guerre. Mais l’étude du futur, la prévision étendue aussi loin que possible, les probabilités soigneusement pesées, tout ce qu’il faut pour affaiblir le hasard, -pour éliminer les aventures, telles sont les remarquables qualités de la méthode militaire, « Made in Germany ». Et la guerre elle-même ne doit plus éclater, s’arrêter, se poursuivre au gré des seuls événements ou des passions. Elle se fera par raison. Elle se fera pour diminuer un concurrent, pour avoir des ports… Ce sera une opération de haute industrie, avec son organisation financière, son capital, son amortissement, ses assurances – et surtout ses actionnaires – car les indemnités et les milliards conquis iront sur tout le sol allemand se répandre, et payer de nouveaux canaux, de nouveaux tunnels, de nouvelles universités – de quoi se refaire, et recommencer en beaucoup plus grand. Sur le terrain de lutte – qu’elle soit économique ou militaire – une sorte de théorème général domine l’action méthodique, c’est-à-dire l’action allemande.

[…] La méthode dans toutes les choses conduirait à une grande méthode d’individus supérieurs. Et quel curieux résultat, si les résultats de ce nouvel ordre de choses étaient de toute façon plus parfaits, plus puissants, plus agréables, que ceux d’aujourd’hui.

Mais – je ne sais pas. Je ne fais que dévider des conséquences. »

Nous retiendrons l’admiration envieuse que Valéry semble avoir pour ce qu’il nomme la « Méthode » allemande. Retenons les deux dernières phrases du texte : « Mais – je ne sais pas. Je ne fais que dévider des conséquences. » Phrases remarquables, où l’auteur semble se reprendre, pris de remords ou effrayé (probablement les deux) d’oser penser, prévoir, mais quoi ? Il dirait un mot de plus qu’il prédirait à l’âge de vingt-six ans, vingt-six ans après la fin de la guerre de 1870-1871, une nouvelle guerre.

Dans la pénultième phrase, « Mais – je ne sais pas. », Valéry semble tenté de se dédire, comme s’il voulait rendre non advenu d’avoir ainsi pensé, ou plutôt non ad-venir ce qu’il pense possible. Dans la dernière phrase, « Je ne fais que dévider des conséquences. », il s’excuse presque. Comme une Parque filant le lin à sa quenouille, il dénie toute responsabilité dans ses propos, propos qu’il aura pu éprouver après-coup, une fois la guerre survenue lors de l’écriture du poème, comme prophétiques. Le poète a pu craindre que l’essayiste n’ait participé à la guerre par ses paroles : énonciations divines, fata qui l’identifieraient à la plus jeune des Parques.

Courriers, Cahier de juin 1917

Une lettre de Valéry à André Breton, datée de 1916, dit le mélange d’excitation, d’ennui et de mélancolie dans lequel Valéry est plongé, lorsqu’il écrit ses vers. La référence aux envahisseurs est explicite. La datation indique « (août ?) 1916 » (lettre citée par Henri Pastoureau, Des influences dans la poésie présurréaliste d’André Breton, in André Breton, essais et témoignages, recueillis par Marc Eigeldinger, Neuchâtel, À la Baconnière, 1949, p.147.  Nous extrayons la citation de Valéry, Œ., vol. I, pp. 1623, 162) :

« Je fais des vers, devoir et artifice, jeu depuis longtemps oublié. Pourquoi ? Il y a des raisons. Ne fût-ce que l’état de guerre, trop excitant pour admettre, à côté, des analyses et des rigueurs suivies (d’autres motifs aussi !). C’est une poésie surannée qui m’ennuie et que je prolonge indéfiniment. Rien de ce que vous aimez ni moi-même. Je me figure un travail du temps des vers latins. Il y a eu des rhéteurs, jadis, à l’heure d’Attila et de Genséric, qui mastiquaient des hexamètres dans un coin. Pour qui ? Pour quoi ? »

Dans une lettre à Maurice Denis, non datée (publiée par Jacques-Henri Bornecque, Le Rayonnement de Maurice Denis, dans Le Monde du 12 novembre 1953, p.7, citée in Valéry, Œ., vol. I, p.1624 :

« J’ai là une sorte de poème qui ne veut s’achever, un monstre gonflé des loisirs de mon inutilité pendant la guerre. Sans « sujets », sans nom, sans âge certain, hydre infiniment extensible, qui se peut aussi couper en morceaux – dont je ne dis pas que ce seraient autant de morceaux vivants –  ; bref, c’est aussi un train d’alexandrins (plus « réguliers » que ce n’est la mode), un train qui, pour ma stupeur, est sorti de mon long tunnel, un serpent de trucks, disons-le, chargé de toutes les sottises que je n’ai pas écrites pendant vingt et quelques années d’abstention et abstinences sérieuses… Qui me l’eût dit, j’aurais ri à son nez ! Mais enfin, je suis excédé de cette involontaire Ænéide. Et pourtant il me choquerait de laisser en plan un si long discours sans motif. »

La référence à l’Enéide de Virgile est explicite. Valéry dit son « inutilité pendant la guerre », ce qui à l’évidence le tourmente, le culpabilise, voire lui fait honte. La lettre à Albert Mockel, datée de 1917, mérite d’être longuement citée (toutes les italiques sont de nous sauf le vers de l’avant-dernière phrase en fin de citation ; Lettre à Albert Mockel de 1917, sans autre précision (pas avant le mois d’avril, publication du poème). Valéry répond à une lettre de Mockel. Citée in Valéry, Œ., vol. I, pp. 1629- 1631) :

« Toute mon apologie – et tout le secret du poème – sont clairement dans la petite dédicace à Gide : Ceci, dit-elle, est l’œuvre d’un monsieur qui depuis 22 ans n’a pas fait de vers et s’est proposé un exercice. […] J’essayai quelques alexandrins. Vint la guerre. Puis l’installation de la guerre et ce régime d’angoisse quotidienne, qui n’est pas abrogé. Comme tout le monde, j’avais perdu ma liberté d’esprit. Adieu, spéculations ! J’ai trouvé alors que le moyen de lutter contre l’imagination des événements et l’activité consumante de l’impuissance était de s’astreindre à un jeu difficile ; se faire un labeur infini, chargé de conditions et de clauses, tout gêné de strictes observances. Je pris la poésie pour charte privée. Je pris les ceintures les plus classiques. Je m’imposai en outre la continuité de l’harmonie, l’exactitude de la syntaxe, la détermination précise des mots, un à un triés, pesés, voulus, etc. Quand je faiblissais, je m’exhortais. Vous pensez que j’ai abandonné vingt fois. J’appelais le devoir et l’orgueil à l’aide. Je me flattais parfois en essayant de me faire croire qu’il fallait au moins travailler pour notre langage, à défaut de combattre pour notre terre ; dresser à cette langue un petit monument peut-être funéraire, fait de mots les plus purs et de ses formes les plus nobles, – un petit tombeau sans date, – sur les bords menaçants de l’Océan du charabia… Le gros de l’ouvrage fut exécuté en 15 et en 16… qui croirait que tels vers ont été écrits dans ce temps par un homme suspendu aux « Communiqués », la pensée à Verdun et ne cessant d’y penser ? […] Quant à l’obscurité, mon cher ami, comment n’y serait-elle pas ? – Vous avez parfaitement vu que ce n’était pas l’obscurité mallarméenne. Celle-ci tient à un certain système. La mienne résulte de l’impuissance de l’auteur. – Le sujet vague de l’œuvre est la Conscience de soi-même ; la Consciousness de Poe si l’on veut. Je le disais assez nettement dans des fragments que j’ai supprimés, faute de savoir les faire… Trop difficile : les vers étaient impossibles, secs, cassants comme des squelettes, ou plats et sans remède. J’ai même été forcé, pour attendrir un peu le poème, d’y introduire des morceaux non prévus et faits après coup. Tout ce qui est sexuel est surajouté. Tel, le passage central sur le Printemps qui semble maintenant d’importance essentielle. Les remarques que vous faites sont toutes justes. Je ne les trouve que trop douces et modérées. Ce que vous dites de l’emploi des images,  et de leur papillonnement est bien vrai. Toutefois, je ne crois pas qu’il faille aller jusqu’à m’opposer le Cygne [de Mallarmé] incomparable. Le sonnet est autre chose que le poème. Il peut se consacrer à faire percevoir toutes les faces d’un seul et même diamant. C’est une rotation d’un même corps autour d’un point ou d’un axe. Mais le poème doit se fuir, et revient difficilement sur soi-même. Quant à la petite invocation aux Iles, je ne sais pas s’il fallait y insister au point de faire trop voir. Elles ne sont pas visibles. On en parle au futur, on les prédit : le jour les montrera, qui se prépare encore. Ce passage n’est que pour exprimer la lassitude, la certitude de revoir ce qu’on sait trop qu’on reverra. La jeune héroïne les connaît bien. Elle ne les décrira pas. Plutôt les injurier un peu. Faire un chant prolongé, sans action, rien que l’incohérence interne aux confins du sommeil […] Il y a de graves lacunes dans l’exposition et la composition. Je n’ai pu me tirer de l’affaire qu’en travaillant par morceaux. Cela se sent, et j’en sais trop sur mes défaites ! De ces morceaux, il en est un qui, seul, représente pour moi le poème que j’aurais voulu faire. Ce sont les quelques vers qui commencent ainsi : Ô n’aurait-il fallu, folle, etc. […] Je ne sais même pas si j’ai fait véritablement œuvre « réactionnaire ». »

La dernière phrase citée semble une réponse de Valéry à une remarque que Mockel qui aurait qualifié le poème d’« œuvre réactionnaire ». La longue lettre de Valéry, blessé dans son amour-propre, serait une justification, toujours en temps de guerre (1917). Reprenons la chronologie indiquée par le poète après-coup. Nous relevons les fonctionnements suivants. Un mouvement narcissique (« toute mon apologie ») justifie la tentative d’écrire à nouveau des vers après vingt-deux années d’interruption qui ont pu être vécues dans la honte, éprouvé silencieux. La « guerre » et son « installation » font surgir « l’angoisse quotidienne » et la perte de la « liberté d’esprit ». La vie à l’arrière pousse l’homme à chercher un « moyen de lutter contre l’imagination des événements et l’activité consumante de l’impuissance ». Il s’agit de transposer sur autre chose que les « événements » les conséquences des angoisses de castration (« impuissance), voire de détresse (« Hilflosigkeit », dit Freud, traduisible par « dés-aide »). Le surinvestissement de la matière langagière dans la poésie est décrit sur un mode surmoïque, voire narcissique (« je m’imposai », « devoir », « orgueil »). Si le mot de « patriotisme » n’est pas prononcé, le poète reconnaît avoir usé de cette idéalisation psychique collective comme de compensations narcissiques aux éprouvés de honte et de culpabilité de ne pas combattre : « Je me flattais parfois en essayant de me faire croire qu’il fallait au moins travailler pour notre langage, à défaut de combattre pour notre terre ».

Alors sont mentionnées les années de 1915 et 1916, et singulièrement Verdun, pour justifier d’avoir tenté de « dresser à cette langue un petit monument peut-être funéraire ». Valéry est prêt à se reconnaître patriote (mais ne dit pas le mot), peut-être pour se défendre d’avoir commis une œuvre « réactionnaire » : il a participé à « l’union sacrée », celle entre gauche et droite politiques, entre cléricaux et laïques, et s’absout ainsi dans la masse.

La référence à Mallarmé, les motifs sexuels considérés comme « surajoutés » (mais à quelle époque, cela sera vu infra) précisent la configuration œdipienne où le poète semble se débattre, voire dans laquelle il craint d’entrer. L’aveu de « l’impuissance de l’auteur » est dite face à la figure paternelle de Mallarmé, mais l’écriture de La Jeune Parque en est précisément la réaction. Faite aux « îles » par « l’héroïne », l’injure apparaît alors : les promesses de bonheur sont dévaluées. L’injure interdit tout espoir : empêcher de possibles événements heureux d’advenir. Le travail de séparation qu’impose le voyage vers les îles est par avance dénié.

Les mots « lacunes », « morceaux », « défaites » sont un aveu de l’impuissance à rivaliser avec le père, qui reste une figure idéalisée (Mallarmé) : ils manifestent également que le je est déchiqueté, ayant échoué à la synthèse (Cf. à ce sujet, Bompard-Porte M., 2004, De l’angoisse, précisément le chapitre 3, pp. 75-103 : « La névrose de contrainte et ses symptômes », dont les sous-chapitres suivants, « Vocation du Je à la synthèse… et au déni des séparations », « Déchiquètement et éparpillement du Je dans ses défenses ‘motrices’ », « Rendre-non-arrivé et isoler. Le Je et la réalité en morceaux »).

La lettre étant écrite en 1917, et pas avant le mois d’avril, le mot de « défaites » dit aussi l’identification du poète aux mouvements guerriers en cours. Il échoue… comme tout le monde. Est alors dit le « morceau » qui représente « seul » tout le poème qu’il aurait voulu faire, et dont nous verrons qu’il masque à peine une tentative de suicide, soit une tentative de meurtre de soi. Valéry a comme cauchemardé la guerre, ne la « faisant » pas. La position surmoïque prévaut, toute tentative pour y échapper la renforce.

Citons enfin une lettre de 1929 à Georges Duhamel, écrivain médecin. Relevons certaines phrases quasi identiques à celles de la lettre précédente écrite douze ans plus tôt (les italiques sont de nous sauf les citations latines ; lettre à Georges Duhamel, de 1929, publiée dans Le Mercure de France de 1950, citée in Valéry, Œ., vol. I, pp. 1637, 1638.) :

« Médecin que vous êtes, et qui tendez certainement à l’être surtout des « âmes », je vous présente un cas singulier. Le voici dans sa simplicité. Je me livrais, – depuis 1892 –, à des pensées et à des problèmes toujours plus éloignés de la poésie, et même de toute littérature praticable. […] La guerre vint. Je perdis ma liberté intérieure. Spéculer me parut honteux, ou me devint impossible. Et je voyais bien que toutes mes réflexions sur les événements étaient vaines ou sottes. L’angoisse, les prévisions inutiles, le sentiment de l’impuissance me dévoraient sans fruit. C’est alors que l’idée en moi naquit de me contraindre, à mes heures de loisir, à une tâche illimitée, soumise à d’étroites conditions formelles. Je m’imposai de faire des vers, de ceux qui sont chargés de chaînes. Je poursuivis un long poème. Et voici où je voulais en venir. Voici le souvenir où m’a reconduit tout à l’heure votre mot sur l’Olympienne Sérénité :  Ce poème (qui fut appelé la jeune Parque) présente toutes les apparences des poèmes qu’on aurait pu écrire en 1868 comme en 1890. « Tout se passe » comme si la guerre de 1914-1918, pendant laquelle il a été fait, n’avait pas existé. Et moi, pourtant, qui l’ai fait, je sais bien que je l’ai fait sub signo Martis (sous le signe de Mars, le dieu de la guerre chez les Romains). Je ne me l’explique pas à moi-même, je ne puis concevoir que je l’ai fait qu’en fonction de la guerre. Je l’ai fait dans l’anxiété, et à demi contre elle. J’avais fini par me suggérer que j’accomplissais un devoir, que je rendais un culte à quelque chose en perdition. Je m’assimilais à ces moines du premier moyen âge qui écoutaient le monde civilisé autour de leur cloître crouler, qui ne croyaient plus qu’en la fin du monde ; et toutefois, qui écrivaient difficilement, en hexamètres durs et ténébreux d’immenses poèmes pour personne. Je confesse que le français me semblait une langue mourante, et que je m’étudiais à le considérer sub specie aeternetatis [sous l’espèce de l’éternité]… Il n’y avait aucune sérénité en moi. Je pense donc que la sérénité de l’œuvre ne montre pas la sérénité de l’être. Il peut arriver, au contraire, qu’elle soit l’effet d’une résistance anxieuse à de profondes perturbations, et réponde, sans la refléter en rien, à l’attente de catastrophes. Sur ces questions, toute la critique littéraire me semble à réformer. Telle qu’on la pratique ordinairement, l’opération de remonter des œuvres à leurs auteurs, est illusoire. »

L’idée que La Jeune Parque puisse dégager de la sérénité surprend le poète, cela se comprend. Guerre et angoisse sont chaque fois évoquées dans les courriers de Valéry au sujet du poème. Effrayé de voir un monde matériel, psychique et langagier s’effondrer, Valéry réagit, durant six années et dès avant le début de la guerre (Hélène, qui l’évoque, est un motif dès l’invention du premier vers en 1912), par un effort contre la destruction : en prenant la voix de qui l’agit. Les deux citations latines réfèrent d’une part aux conditions de guerre du collectif d’appartenance (« sous le signe de Mars ») et donc à la mortalité de chacun, d’autre part au déni de cette mortalité, par référence aux moines copistes du premier moyen-âge (la langue française considérée « sous l’espèce de l’éternité »). Face à la temporalité aristotélicienne de la corruption du monde vivant, manifestée et agie par les humains en guerre, le poète s’est situé en un temps éternel (supposé celui des astres, du Ciel), s’identifiant aux pratiques des moines chrétiens qui écrivaient des vers alors qu’ils « […] ne croyaient plus qu’en la fin du monde ».

La phrase de l’écrivain au médecin (« Je confesse que le français me semblait une langue mourante, et que je m’étudiais à le considérer sub specie aeternetatis. ») dit la position surmoïque : avoir pensé la langue française en temps de guerre comme « mourante » est dit sur le mode de la confession chrétienne d’une faute morale, soit d’une trahison, du point de vue de la psychologie collective régnante.

 La Jeune Parque est un poème écrit en temps de guerre. Ce n’est pas un poème de guerre au sens usuel du terme, Valéry n’ayant pas combattu. Mais le poète présente ces années d’écriture comme une tentative d’échapper à l’emprise de la psychologie collective et comme un combat patriotique : échapper à la guerre, sans le pouvoir, donc y participer mais autrement. Le poète n’a pas réussi, même en poésie dont il se faisait une si haute idée, à écrire librement. Les dénégations dont Valéry est régulièrement capable à l’égard de la critique littéraire comme de la psychanalyse relèvent à l’évidence de craintes dont il n’est pas dit qu’il soit toujours dupe. Dans ce poème, il fait le pari de laisser dire, sous couvert de laisser parler la conscience, ce qui lui échappe, et jusque dans une apparence de sommeil. S’identifiant aux moines copistes qui écrivaient « d’immenses poèmes pour personne », Valéry reconnaît qu’il s’adressait comme à la mort elle-même (Elégie intérieure, autre tire imaginé par le poète pour La Jeune Parque). Le lecteur est-il à la place du mort, comme si le poète, qui se veut éternel, était seul à lui survivre ?

Qui a entendu ce que dit le poème du temps de guerre où il fut écrit ? F. de Lussy, critique génétique, semble arguer d’un commentaire de Valéry pour se passer d’écouter (de Lussy, op. cit., p. 139 ; nous avons laissé les italiques et caractères droits, choix de F. de Lussy. Dans la typographie initiale reproduisant la lettre, le mot « fond » est en italique) :

« ‘Le fond importe peu, lieux communs.’, écrivit-il à André Fontainas en mai 1917 (Œ, I, 1631). On ne pouvait mieux souligner la prééminence de la forme sur le sujet. »

Pourtant, les formes verbales qu’emploient les humains dans leurs échanges désignent, nomment, voire symbolisent et parfois conceptualisent, selon les régimes collectifs psychiques dont le locuteur participe ou se sépare. Si Valéry reconnaît avoir employé pour fond des lieux communs, c’étaient ceux de son collectif d’appartenance, les milieux lettrés dominants durant la guerre, vivant majoritairement à l’arrière des combats et n’y participant pas en actes.

Les sources littéraires

Les sources littéraires sont nombreuses. Une note de Valéry indique, extraite du Cahier de juin 1917 ( Tome Sixième des Cahiers, pp.508, 509, paru en 1958 ; cité in Œ., vol.I, p. 1635 ; nous avons remplacé les sauts de lignes par [/]. « S. d’A » pourrait également valoir pour le « Songe d’Athalie ». Pour « Cl- », l’édition de la Pléiade remarque que ce « pourrait aussi bien se lire Ch ou même A ») :

« Comme j’ai fait la J. P. [/] Genèse – 1912-1913-1914-1915-1916-1917 [/] Serpent Harm[onieuse]. Iles [/] Sommeil. (Arbres) [/] Le jour n’est pas plus pur que – [/] que la forme de ce chant est une [/] auto-biographie [/] Referred [/] Virgile. Racine. Chénier [/] Baudelaire, Wagner [/] Euripide. Pétrarque. [/] Mallarmé Rimbaud – Hugo Cl- Gluck. Pri[ère] D’Esther [/] j’ai pensé à Gluck. J’ai joué avec deux doigts. A l’inverse de Lulli au Th. Français j’ai mis des notes sur le S[erment] d’A[ssuérus] [/] j’ai supposé une mélodie, essayé d’attarder, de ritardare, d’enchaîner, de couper, d’intervenir, – de conclure, de résoudre – et ceci dans le sens comme dans le son. [/] j’ai pratiqué l’attente. – Mots obligés. [/] Le distique »

Les références littéraires aux œuvres avec pour toile de fond, voire pour objet du récit la guerre, concernent plusieurs auteurs. Chénier est fort peu connu de nos jours, il était enseigné dans les écoles, admiré par Hugo ; Chénier poète était devenu un héros national auquel Valéry put s’être identifié dans sa jeunesse. André de Chénier, dit André Chénier est né en 1762 à Constantinople.

L’opposition entre « civilisations », tant amplifiée et servie à des fins de propagande durant la Première Guerre mondiale, est déjà instrumentalisée par Chénier : « De leurs affreux accents la farouche âpreté [/] Du latin en tous lieux souilla la pureté. » (Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, Paris, 1984 vol. I, p. 464. Ces derniers vers tout particulièrement donnent une idée de ce qui circulait dans nombre de milieux lettrés avant et pendant la Première Guerre mondiale.) Dans ces vers de l’Invention, Chénier reprend à son compte la géographie linguistique élaborée par Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues : le latin, langue du Sud, du soleil et des dieux, a tout à la fois disparu et éclaté (italien, français…) sous les coups des barbares (« le Nord »).

Des poèmes de Chénier, seuls sont connus jusqu’en 1819 La jeune Captive et La jeune Tarentine, ces deux poèmes étant publiés respectivement en 1795 et 1801, donc après la mort de Chénier. En 1819 paraît l’édition Latouche que Beaumarchais qualifie de « révélation » pour le lectorat contemporain. Victor Hugo (Odes et ballades), Lamartine (Contre la peine de mort ), Alfred de Vigny (Stello) s’en emparent (Op. cit., p. 465) :

« Après le révolté des Iambes, l’âme sensible des Elégies, le [XIXe] siècle admire l’artiste des Bucoliques : [Théodore de] Banville, [Théophile] Gautier, […] Sainte-Beuve […], Leconte de Lisle […], et, aux alentours de 1900, les poètes « néo-classiques » : Henri de Régnier, qui place au premier rang de la poésie française Ronsard, Chénier et Hugo ; Jean Moréas (Réflexions sur quelques poètes, publiées en 1912) ; enfin Charles Maurras. La Grèce, lieu pour Chénier d’une nature originelle, terre de plaisir et de passion, est devenue pour les « Artistes » du XIXe siècle le symbole de l’ordre et de la rigueur après les effusions romantiques, de la raison et de la clarté après les obscurités symbolistes. Tous revendiquent Chénier au nom de son inspiration grecque, de sa versification impeccable ; et se bâtit la légende d’un Chénier parnassien. »

Les Bucoliques sont un recueil composé après-coup à partir de textes où Chénier imite, voire pastiche Callimaque (poète grec) et les auteurs latins Virgile, Properce ou Ovide. Les poèmes décrivent un âge d’or idyllique peuplé de bergers poètes et de divinités mythologiques. Mais Beaumarchais mentionne la présence de « poèmes qui dénoncent la fragilité du paradis antique » (Op. cit., p. 467) :

« La géographie des Bucoliques, îles de l’Egée, Grande-Grèce, est essentiellement insulaire, et la mer représente un danger perpétuel : la mort (« la jeune Tarentine », « Chrysé », « Dryas ») […] On a remarqué à juste titre que les paysages fort peu grecs des Bucoliques ressemblaient à ceux de la pastorale française : « grottes sauvages », « bocage sonore », « prés verts », « ombrages », etc. C’est-à-dire autant de refuges contre la « vague marine », et aussi contre le monde extérieur, la réalité à quoi se substitue le poème lui-même. Car l’écriture poétique de Chénier est également une dénégation du mal et de la souffrance. On connaît ces vers célèbres où l’image de la mort disparaît devant l’harmonie du tableau : Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine, Son beau corps a roulé sous la vague marine. »

La « dénégation du mal et de la souffrance », motif des vers qui étaient les plus célèbres de Chénier, sera un motif de l’esthétisme de La Jeune Parque. Poursuivons (Op. cit., p. 468) :

« Les Iambes furent composés dans des conditions dramatiques. Chénier est enfermé [en mars 1794, accusé de recel de documents] à Saint-Lazare ; au dehors, règne la Terreur sanglante des derniers mois de Robespierre, et les poèmes – une quinzaine, certains encore inachevés – sortent de la prison, dissimulés dans des ballots de linge. […] Bien sûr, Chénier invoque de grands ancêtres, en premier lieu le grec Archiloque de Paros, poète satirique du VIIe s. avant J.-C. […]. Mais il brise l’ordonnancement traditionnel de l’iambe, supprime la disposition en stances (adoptée par ses prédécesseurs J.-B. Rousseau et Gilbert), en un mot « le libère comme une coulée de lave » (J. Fabre). Il s’agit ici, avant tout, d’un combat entre la prose, le prosaïsme des Jacobins – « Ivres et bégayant la crapule et le crime » – et une poésie qui parvient à peine à les « contenir », à les dominer ; le distique iambique (un alexandrin et un octosyllabe), tantôt se dévide d’un trait, tantôt est haché par des coupes aberrantes. »

Relevons l’idéalisation de la poésie, et ses mètres, comme combattant le prosaïsme adverse, en l’occurrence jacobin.

Citons quelques extraits. Nous avons sélectionné les vers tant à l’oreille que pour leurs thématiques, sources d’inspiration majeure de Valéry. De Bucoliques, recueil recomposé, citons cette idéalisation de la Poésie (Chénier A., Œuvres complètes, éd. G. Walter, Paris, Gallimard, 1958, p. 3) :

Vierge au visage blanc, la jeune Poésie,

En silence attendue au banquet d’ambroisie,

Vint sur un siège d’or s’asseoir avec les Dieux,

Des fureurs des Titans enfin victorieux.

La bandelette auguste, au front de cette reine,

Pressait les flots errants de ses cheveux d’ébène ;

La ceinture de pourpre ornait son jeune sein.

 

Le poème de Néære donne un aperçu de ce que Valéry a pu puiser chez Chénier (Op. cit., pp. 10, 11) :

Mais telle qu’à sa mort pour la dernière fois

Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,

De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,

Chante, avant de partir, ses adieux à la vie :

Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort,

Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort.

Je viendrai, Clinias, je volerai vers toi.

Mon âme vagabonde à travers le feuillage

Frémira. Sur les vents ou sur quelque nuage

Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,

S’élevant comme un songe, étinceler dans l’air ;

Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive

Caresser en fuyant ton oreille attentive.

 

Valéry emploie tout ce lexique dans son poème, excepté le nom de Clinias mourante que Néære appelle. L’érotisation idéalisée de la mort dans cet extrait de poème imprègne, amplifiée, La Jeune Parque.

Nous ne citerons de La jeune Tarentine, source évidente de La Jeune Parque, que deux vers. Tarente en Sicile était un des lieux d’accès aux Enfers dans la mythologie. Le motif du poème est la chute dans la mer de Myrto, la jeune Tarentine qui vogue à son mariage. Son corps est caché à la vue par Thétis, la Néréide. Les alcyons sont les oiseaux issus des métamorphoses d’Alcyone et Céyx. Les deux premiers vers, qui furent célèbres, sont :

Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés

Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez.

 

L’impératif des larmes s’y entend.

Dans Le malade, une mère implore Apollon de sauver son fils malade, dont on apprend quand il se met à parler dans sa fièvre, qu’il est malade d’amour. Il s’adresse dans sa fièvre à son aimée. Elle reviendra, Apollon a exaucé le vœu (Op. cit., p. 32) :

Viendras-tu point aussi pleurer sur mon tombeau ?

Viendras-tu point aussi, la plus belle des belles,

Dire sur mon tombeau :

« Les Parques sont cruelles » ?

 

L’angoisse de mourir, angoisse de culpabilité, affecte de cruauté des figures divines idéalisées au déni de la considération de la mortalité des vivants : et de leur cruauté… C’est l’amoureux déçu qui, dans sa fièvre mais écouté par sa mère secourable, prétend culpabiliser celle qu’il aime.

Pour cette Elégie, Chénier avait noté : « De Tibulle, él[égie] » (Op. cit., p. 61) :

Quand d’un souffle jaloux la Parque meurtrière

Viendra de mon flambeau dissiper la lumière,

Si tu viens près de moi, sur mon lit de douleurs

Ta présence pourra répandre des douceurs.

 

Le lexique est intégralement dans La Jeune Parque, sauf l’adjectif qualifiant la Parque. Le mot meurtre n’est pas dit dans le poème de Valéry.

Citons le sentiment patriotique de l’Elégie XXI. Après avoir évoqué le retour d’Ulysse chez les siens, Chénier dit son retour en France. Il le fait d’abord sur le mode du « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, » de Du Bellay. Mais Chénier le fait avec les craintes de son temps, probablement quand il revient d’Angleterre en 1790, y étant parti avant l’éclatement de la Révolution Française. Les vers s’entendent par échos dans La Jeune Parque (sauf ce qui nomme explicitement la France), jusqu’à la proclamation du « Salut ! » (Op. cit. pp. 73, 74, le Pinde est le massif montagneux dédié à Apollon et aux Muses) :

Ô des fleuves français brillante souveraine,

Salut ! ma longue course à tes bords me ramène,

Moi que ta nymphe pure en son lit de roseaux

Fit errer tant de fois au doux bruit de ses eaux ; […]

Mais que les premiers pas ont d’alarmes craintives !

Nymphe de Seine, on dit que Paris sur tes rives

Fait asseoir vingt conseils de critiques nombreux,

Du Pinde partagé despotes soupçonneux :

Affaiblis de leurs yeux la vigilance amère ; […]

 

Citons ces vers de l’élégie XXIV (comparer le dernier vers avec le vers 277 de La Jeune Parque) (Op. cit., p. 75) :

Ô nécessité dure ! ô pesant esclavage !

Ô sort ! je dois donc voir, et dans mon plus bel âge,

Flotter mes jours, tissus de désirs et de pleurs,

Dans ce flux et reflux d’espoir et de douleurs ! […]

Et puis mon cœur s’écoute et s’ouvre à la faiblesse […]

 

Dans l’Hymne à la justice (Op. cit. p. 161), Chénier décrit la « France, ô belle contrée, ô terre généreuse, [/] Que les dieux complaisants formaient pour être heureuse » : n’était l’anachronisme, ce dernier vers semblerait comme issu de La Jeune Parque...

Le Serpent apparaît sous la plume de Chénier, qui figure dans La Jeune Parque, ici pour l’ambition et valant mise en garde contre « l’absolu pouvoir » (Op. cit., p. 174) :

Magistrats, peuples rois,

Citoyens, tous, tant que nous sommes,

Tout mortel, dans son cœur, cache même à ses yeux,

L’ambition, serpent insidieux,

Arbre impur, que déguise une brillante écorce.

 

Enfin, mentionnons La jeune Captive, dernier poème écrit par Chénier dans sa captivité avant de mourir décapité, comme autre source pour le poème de Valéry. Les éditeurs précisent (Op. cit., note des pp. 886, 887) :

« Chénier avait composé cette ode pendant qu’il était à [la prison de] Saint-Lazare et en remit le manuscrit à l’abbé Millin qui partageait alors sa détention. […] Née en 1769, Aimée de Co[l]igny devenue duchesse de Fleury venait de divorcer en 1793 après une vie conjugale de huit ans pendant laquelle elle eut deux amants de marque : le « beau » Lauzun d’abord, le richissime lord Malmesbury ensuite. Arrêté dix jours après la ci-devant duchesse, Chénier fut pendant quatre mois son compagnon de captivité. Mais un autre homme, M. de Montrond, occupait pendant ce temps les pensées de la jeune femme ; elle l’épousa quatre mois après sa sortie de prison. »

Les derniers vers du poème insistent sur l’angoisse de mourir qui tenaille Chénier écrivant ces vers auprès de la jeune captive (Op. cit., pp. 185, 186) :

 

La jeune Captive

« L’épi naissant mûrit de la faux respecté ;

Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’été

Boit les doux présents de l’aurore ;

Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,

Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,

Je ne veux point mourir encore.

 

Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort :

Moi je pleure et j’espère. Au noir souffle du nord

Je plie et relève ma tête.

S’il est des jours amers, il en est de si doux !

Hélas ! quel miel jamais n’a laissé de dégoûts ?

Quelle mer n’a point de tempête ?

 

L’illusion féconde habite dans mon sein.

D’une prison sur moi les murs pèsent en vain,

J’ai les ailes de l’espérance.

Echappée aux réseaux de l’oiseleur cruel,

Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel

Philomèle chante et s’élance.

 

Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors

Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords

Ni mon sommeil ne sont en proie.

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;

Sur des fronts abattus, mon aspect dans ce lieux

Ranime presque de la joie.

 

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !

Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin

J’ai passé les premiers à peine,

Au banquet de la vie à peine commencé,

Un instant seulement mes lèvres ont pressé

La coupe en mes mains encor pleine.

 

Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson,

Et comme le soleil, de saison en saison,

Je veux achever mon année.

Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin,

Je n’ai vu luire encor que les feux du matin ;

Je veux achever ma journée.

 

O mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;

Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,

Le pâle désespoir dévore.

Pour moi Palès encor a des asiles verts,

Les Amours des baisers, les Muses des concerts.

Je ne veux point mourir encore. »

 

Ainsi, triste et captif, ma lyre, toutefois,

S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,

Ces vœux d’une jeune captive ;

Et secouant le faix de mes jours languissants,

Aux douces lois des vers je pliai les accents

De sa bouche aimable et naïve.

 

Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,

Feront à quelque amant des loisirs studieux

Chercher quelle fut cette belle.

La grâce décorait son front et ses discours,

Et comme elle craindront de voir finir leurs jours,

Ceux qui les passeront près d’elle.

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Psychothérapie : individuelle, de couple, familiale… comment choisir ?

Il peut paraître difficile de s’y retrouver quand on souhaite entamer un travail psychique personnel : les problèmes personnels s’enchevêtrent avec la vie professionnelle, la vie de couple, la vie de famille de manière générale. Comment savoir selon quel angle aborder une psychothérapie ?

Avant tout, le plus important est de ne s’adresser qu’à des professionnels qui respectent leur cadre d’intervention initial. Cela signifie qu’un travail commencé dans un cadre avec un professionnel doit être limité à ce cadre : si vous faites une psychothérapie individuelle avec un « psy », et qu’un jour ce soit en couple que vous souhaitiez consulter, alors il est prudent de vous tourner vers quelqu’un d’autre pour la psychothérapie de couple. Malheureusement, trop de « psy » (et quelle que soit la spécialité : psychologue, psychanalyste, psychiatre, psychothérapeute) manipulent la vie psychique de leurs patient(e)s en s’autorisant à passer d’un cadre à l’autre, au défi des règles élémentaires de respect de l’intimité psychique.

Pourquoi cette règle de respect du cadre d’intervention ? Tout simplement parce qu’aucun(e) d’entre nous n’est exactement le (la) même dans sa vie de couple, au travail, en famille, avec ses amis… Nous adaptons nos fonctionnements, et même les plus intimes, selon les situations sociales dans lesquelles nous évoluons. Nos sentiments les plus secrets ne se diront pas exactement de la même façon selon que nous parlons seul avec quelqu’un, ou avec un tiers mais en présence du conjoint, de nos enfants…

Certes, il arrive que des problèmes liés à la vie professionnelle viennent submerger les capacités du couple, interfèrent avec l’éducation des enfants. Mais précisément : si les souffrances relèvent d’abord de la sphère professionnelle, alors c’est en les considérant en tant que telles que le reste des interactions familiales pourra s’apaiser.

Bien sûr, un seul interlocuteur professionnel reste possible pour envisager tous les aspects de la vie qui posent difficulté : dans le cadre d’une psychothérapie individuelle, puisque le point de vue est uniquement celui du consultant, peuvent tout à tour être abordés les différents rivages de la vie psychique, sans crainte d’interférer avec l’intimité familiale ou de couple.

Y-M Bouillon, 2017.

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La « Grande Guerre » : enquête sur une appellation inouïe…

La guerre de 1914-1918 et ses conséquences psychiques sur les soldats comme sur les civils, séparations brutales, terreurs, chagrins, deuils et douleurs, continuent de produire leurs effets près d’un siècle plus tard.

Issue de la Première Guerre mondiale, la découpe de zones d’influence dans d’immenses territoires de l’Afrique et de l’Empire ottoman au profit des États européens dits vainqueurs continue de produire des guerres, longtemps déjà après celles dites de décolonisation, et selon les nouvelles données de la géostratégie énergétique, minérale et alimentaire.

Les effets des guerres apparaissent plus ou moins selon les personnes et les situations vécues. La transmission à travers les générations prend diverses formes, des plus élaborées aux plus inconscientes. Les professionnels travaillant avec les personnes en souffrance psychique peuvent rendre compte de ces effets dans leur travail, s’ils y ont prêté une ouverture et une écoute, toutes professionnelles, mais aussi un certain courage, et dans la durée. Condition nécessaire mais non suffisante, cela demande de considérer sa propre histoire, celle dont chacun est tissu et partie prenante.

S’ils acceptent ce travail préalable, les psychanalystes, les psychologues peuvent conduire l’analyse au cours de laquelle une personne en travail psychique, thérapie ou cure, prendra en compte les éventuels effets de certains traumas collectifs familiaux subis en temps de guerres plus ou moins récentes.

Des travaux comme ceux de Françoise Davoine (Davoine F. et Gaudillière J.-M., 2006, Histoire et trauma, Paris, Stock) mettent en évidence les effets des traumas collectifs sur les souffrances psychiques individuelles : traumas à travers lesquels et autour desquels notre histoire récente s’est « faite » par refoulements, dénis, et dans un clivage collectif constant.

Le clivage se fait également par l’imposition massive de certaines images de cruautés commises : l’empêchement de la pensée se maintient, ces images étant infligées dans un but d’abrutissement de tous, bourreaux comme victimes et témoins, but manifeste déjà dans les actes. Un voyeurisme sado-masochiste est ainsi activé et imposé, entretenant d’autant les angoisses de culpabilité inhibitrices. L’exemple entrave la réflexion sous couvert d’information. Par ces inhibitions massives de la réflexion, forme de censure « par l’exemple », les guerres sont produites continûment sans opposition massive. La boucle est fermée, sauf à y réfléchir, ce qui nécessite du temps, quelques interlocuteurs ou interlocutrices de confiance et, à l’occasion, de la solitude.

La censure reste d’ampleur. Une des difficultés rencontrées pour penser ce que nous vivons consiste en ceci : les propagandes des États et celles des entreprises privées, dont les médias, visent à gommer même le caractère belliqueux des opérations militaires. Il sera aisé de trouver telle opération militaire contemporaine, meurtrière dans ses effets sur les populations civiles, intitulée par les organes de communication des armées, mais aussi par les médias : « opération de maintien de la paix », voire « pacification ».

Pour les temps précédant la Première Guerre mondiale, le général Gallieni produisit au Journal officiel (6 mai-3 juin 1899) un Rapport d’ensemble sur la Pacification, l’Organisation et la Colonisation de Madagascar. Il est très difficile de trouver des chiffres concernant le nombre de morts qu’occasionna cette guerre d’occupation et de colonisation, non nommée en tant que guerre dans l’histoire dite officielle.

« war is peace », « guerre est paix » écrivait déjà George Orwell en guise de slogans infligés par un régime totalitaire dans Nineteen Eighty-four pour dénoncer les mensonges publics en temps de guerres.

« the three slogans of the Party :

war is peace

freedom is slavery

ignorance is strength   »

« les trois slogans du parti :

guerre est paix

liberté est esclavage

ignorance est force »

Orwell G., 1949, Nineteen Eighty-four, London, Penguin Books, 1977, p. 7.

Cette censure opère à notre insu précisément quand nous faisons l’effort d’approcher certains textes, même ceux contemporains de la Première Guerre mondiale. Certaines œuvres de poètes sont lues et commentées depuis presque un siècle. Le vertige saisit quant à l’impression persistante qu’à certains égards certains poètes n’ont pas été entendus, au moins pour certains de leurs propos, tant la censure est maintenue efficiente jusque dans les pratiques de lectures.

Que vise cette censure ? En termes collectifs, d’abord le maintien du statu quo d’asservissement de populations entières, notamment par les guerres, au profit d’une partie, la plus riche, la plus puissante militairement, de la population mondiale : nier, d’abord et littéralement par le silence radio, les meurtres commis chaque jour dans les guerres évite une opposition massive.

Cette censure est facilitée par l’angoisse de culpabilité écrasante que peut générer la prise de conscience de l’organisation meurtrière massive de notre société, à laquelle chacun d’entre nous participe indirectement, ne serait-ce qu’en tant que consommateur. Payer la taxe à la valeur ajoutée à laquelle nul n’échappe, c’est fournir un impôt au budget de l’Etat, donc au Ministère de la Défense. La censure des mots vise celle des affects. Ce déni des meurtres de masse commis exige de qui tente de le déjouer une attention soutenue. Les noms mêmes des guerres sont à considérer.

Nous avons nommé de deux façons celle souvent appelée la Grande Guerre : la guerre de 1914-1918 (appellation nécessitant le calendrier chrétien, d’usage commun mais non neutre), la Première Guerre mondiale (appellation situant son énonciateur après la Deuxième). D’autres appellations eurent cours en langue française, avant ou tôt dans le cours de la dite guerre.

La « Revanche » vise à évoquer la guerre mais sans nommer contre qui elle s’exerce. Les termes revanchard et revanchisme disent l’idéologie qui a imprégné la psychologie collective des milieux politiques, militaires et éducatifs entre 1871 et 1914 (datés respectivement de 1894 et 1900 par le Nouveau Petit Robert, 1994). La défaite de 1871 a justifié aux yeux de nombre d’hommes politiques français l’exaltation du sentiment patriotique. Appeler une guerre la « Revanche », avant qu’elle n’ait lieu, sans nommer l’ennemi : c’est entretenir le souvenir de la défaite de 1871 ; sinon oblitérer la notion d’ennemi, au moins lui refuser nom et visage ; et focaliser le souvenir des années 1870 et 1871 sur une adversité externe, l’Allemagne, pour occulter les conflits internes entre Versaillais et Communards et les répressions meurtrières de la population française par sa propre force armée. La notion de conflit est explicite, et le souhait de vengeance : mais l’ennemi supposé reste exclusivement extérieur, « étranger ».

Au sujet de la Semaine Sanglante (du 21 au 28 mai 1871) qui mit fin à la Commune de Paris, Bernard Noël écrit : « On ne connaîtra jamais le chiffre des exécutions sommaires commises par les troupes versaillaises durant la Semaine Sanglante et les jours suivants. Le général Appert, responsable de la justice militaire, a officiellement admis le chiffre de 17 000 fusillés, c’est en réalité celui des inhumations payées par la Ville de Paris. On sait que des milliers de morts furent par ailleurs incinérés, jetés dans des puits et des carrières, ensevelis à la hâte dans les tranchées du Siège. Les historiens situent le chiffre des exécutions entre 20 000 et 35 000. Seul point de repère : la répression terminée, il manquait environ 100 000 ouvriers dans Paris. Il y avait 38 568 prisonniers, quelques milliers d’hommes en fuite ou en exil ; les autres ? Rappelons, à titre de comparaison, que la fameuse Terreur, celle dont les manuels scolaires font le plus grand cas, entraîna l’exécution, dans toute la France, de 16 594 condamnés à mort, et elle dura un peu plus de dix-sept mois, du 6 avril 1793 au 27/28 juillet 1794. » (Noël B., 2000, Dictionnaire de la Commune, Paris, Mémoire du Livre, p. 269).

Le conflit fut ensuite appelé la « Der des Ders » : la locution vise à légitimer la guerre lors de ses prodromes puis dans ses commencements. La « guerre » n’est pas nommée, la notion de conflit est effacée. Pour rendre l’effacement possible et que le sens reste accessible, il faut que ce conflit soit omniprésent dans les consciences. Le Nouveau Petit Robert (1994) date l’apparition littéraire de « der » de 1920 (entrée « dernier-ère ») mais ne date pas la locution « la der des ders », définie par « la guerre après laquelle il n’y en aura plus ». Le nom guerre est effacé de la locution : c’est la guerre en tant que processus qu’il s’agirait d’éradiquer. La locution anglaise équivalente de la française dit the war to end all war (la guerre mettant fin à toute guerre).

La nuance s’entendra, entre le singulier et le pluriel, par exemple dans cet extrait de Nineteen Eighty-four, (Orwell, op. cit., p. 74) :

« ‘The beer was better,’ he said finally. ‘And cheaper ! When I was a young man, mild beer – wallop we used to call it – was fourpence a pint. That was before the war, of course.’ ‘Which war was that ?’ said Winston. ‘It’s all wars,’ said the old man vaguely. »

« ‘La bière était meilleure’ dit-il finalement. ‘Et meilleur marché ! Quand j’étais jeune homme, la bière mild – wallop qu’on l’appelait – était à quatre pence la pinte. C’était avant la guerre, bien sûr.’ ‘Quelle guerre était-ce ?’ dit Winston. ‘Ce sont toutes des guerres’, dit le vieil homme vaguement. »

La locution « l’entre-deux-guerres » a d’ailleurs signifié la période entre la guerre de 1870-1871 et la Première Guerre mondiale avant de signifier celle entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale.

Dans the war to end all war, war en deuxième position est au singulier. A l’approche d’une guerre massive, cette locution manifeste un mécanisme de contrainte : le rite conjuratoire. La guerre est présentée comme nécessaire : elle clôturera une longue série (locution française), mettra fin au processus même (locution anglaise). Les « ders » ne sont jamais les dernières puisqu’il en faut encore une. Dans la locution anglaise, il s’agit de soigner le mal par le mal : la guerre comme vaccin définitif.

Ces deux locutions ont pour objet d’empêcher de penser autre chose : la paix et ses nécessaires formations de compromis. Une fois acquise collectivement la représentation qu’il allait durer, le conflit fut appelé la « Guerre mondiale », parfois la « Guerre du Droit ». Cette locution de propagande figure dans le titre de 1914 Histoire illustrée de la guerre du droit, d’Emile Hinzelin avec préface de Paul Deschanel, Président de la République Française, éditions Aristide Quillet, Paris, 1916. Le chef d’État rédige la préface en temps de guerre.

Puis elle fut appelée la « Grande Guerre ». La locution de « Grande Guerre » est employée publiquement dès 1915.

La locution semble avoir d’abord été utilisée en allemand, paraissant dans le titre d’un ouvrage de stratégie dès 1909 : Falkenhausen Freiherr v., 1909, Der grosse Krieg der Jetzzeit, eine Studie über Bewegung und Kampf der Massenheere des 20. Jahrhunderts, Mittler und Sohn, Berlin. L’Institut de Stratégie Comparée mentionne dans sa bibliographie stratégique en ligne, à la rubrique d’Histoire contemporaine, l’existence d’une traduction française non publiée, à l’Ecole Supérieure de Guerre : Falkenhausen, L. von (General), Der grosse Krieg der Jetzzeit, 1909, trad. fr. non publiée, La grande guerre au temps présent. Etude du mouvement et du combat des unités immenses du XXe , Ecole Supérieure de Guerre, s. d.. (Cf. http://www.stratisc.org/biblio_Bibliographie3_16.html.)

Cette locution dit les mouvements narcissiques massifs imposés et convoqués par les classes dominantes, chez les combattants et les civils. Le qualificatif « Grande » peut décrire les moyens matériels quantitatifs de cette guerre, hors de mesure pour un être humain.

Même l’ouvrage suivant, récent et d’une historienne, ne rend pas compte de la locution « Grande Guerre » : Roynette O., 2010, Les mots des tranchées, sous-titre L’invention d’une langue de guerre 1914-1919, Paris, Armand Colin. L’auteur relève pourtant la grande permission pour « la mort » (voir l’index de l’ouvrage). La locution est ainsi répétée sans être analysée : le trauma collectif, source de bénéfices narcissiques secondaires, n’est pas élaboré.

La locution « grande guerre », d’abord sans majuscules, s’entendit probablement d’abord dans les écoles de guerre par opposition à « la petite guerre ».

La petite guerre, faite de surprises et d’embuscades, s’oppose à la « grande guerre » entre nations, faite de sièges et de batailles. Opposition qualitative et quantitative : la seconde est considérée plus « noble », et est plus meurtrière. (Cf. Picaud-Monnerat S., 2010, La petite guerre au XVIIIe siècle, Paris, Economica, ouvrage issu de la thèse de doctorat).

La recherche quasi obsessionnelle par les historiens d’une spécificité de la Grande Guerre trouverait réponse dans les facteurs conjoints suivants. Les armées de conscription des États les plus industrialisés ont agi une guerre, dite parfois totale, avec tous les moyens que les plus récentes inventions industrielles rendaient accessibles aux ingénieurs : guerre sur et sous terre, sur et sous les mers ainsi que dans les airs (aviation et gaz toxiques).

Les nombres de soldats, de blessés et de morts, civils et militaires, de tonnages d’armement, manifestent la démesure de cette guerre-là. Mais quand la guerre fut-elle à l’échelle de l’individu, sinon et peut-être, avant la révolution néolithique, il y a plus de dix mille ans ? Et cela s’appellerait-il une guerre ?

Le Nouveau Petit Robert (1994) donne la locution « Grande Guerre » avec majuscules pour exemple de l’usage qualitatif, et non pour l’usage quantitatif, de l’adjectif « grand ». C’est comme « majoratif, qui distingue des autres » que cet emploi est classé. Ce qualitatif de « Grande » manifeste l’identification psychique collectivement imposée aux combattants, conscrits dès les premiers jours de la guerre dans l’armée française, comme aux civils. Il suffit de songer à la dite Grande Armée napoléonienne.

En anglais, la Révolution Française (qui fut traversée de l’épisode de la Grande Peur des « grands » propriétaires terriens) se dit couramment the Great Revolution. La France fut appelée la Grande Nation, sa population ayant été durant des siècles la plus importante d’Europe. Louis XIV se fit appeler Louis le Grand. Seul, un lycée parisien est encore affublé de cette appellation, que la mémoire collective a refusée au roi capétien. Des historiens disent encore parfois le Grand Siècle pour le XVIIe s.. Un usage collectif du majoratif « grand » associé à l’histoire de France a perduré quelques siècles et entretenu un narcissisme… « des petites différences » dirait Freud. L’adjectif « grand » qualifie les élans narcissiques amoureux (le grand amour) mais également mélancoliques (un grand malheur).

Un combattant qui croirait, voire serait convaincu de participer à la « Grande Guerre », est supposé en revenir « grandi », s’il en revient vivant, si vulnérable voire traumatisé qu’il soit en réalité. L’idéologie collective narcissique est également imposée aux masses, enfants et adultes vivant à l’arrière, éventuellement réfugiés. La Première Guerre mondiale fut dite « Grande » pour imposer un gain narcissique à ses participants : commanditaires, témoins, soldats, meurtriers, endeuillés, profiteurs de guerre, victimes et bourreaux, aucune de ces places n’excluant la possibilité d’une autre. L’emploi martelé de la locution vise à ce que chacun et chacune continuent d’investir l’énergie psychique quotidienne que « nécessite » l’économie de guerre : « l’effort de guerre ». La locution de « Grande Guerre » mène à considérer les identifications à but narcissique imposées à tous, même à ceux qui ne l’ont pas connue…

Les historiens Antoine Prost et Jay Winter, dans leur ouvrage Penser la Grande Guerre, entament leur introduction par cette phrase : « La guerre de 1914 n’appartient à personne, pas même aux historiens. »  (Prost A, Winter J., 2004, Penser la Grande Guerre, trad. du texte de Winter par Prost, Paris, Editions du Seuil, p. 9.)

Sage précaution. Oubliée, hélas, quelques pages plus loin. Le chapitre s’intitule : « La première configuration [historiographique] : militaire et diplomatique – L’imbrication des acteurs et des historiens ». Il commence ainsi : « Les contemporains ont très vite compris qu’ils vivaient un événement exceptionnel, quelque chose d’épique, qui relevait de la grande histoire : ils l’ont appelé ‘grande guerre’ dès 1915. Son histoire n’attend donc pas pour s’écrire que les canons se soient tus. La précocité est saisissante. À peine gagnée, la bataille de la Marne devient sujet d’histoire. » (Op. cit. pp.16, 17.)

Prost et Winter reprennent malheureusement, à ce moment du moins, les clichés idéologiques bellicistes sans rendre compte au lecteur que les premiers emplois de la locution de « grande guerre » (sans majuscule) furent le fait, et dès avant les premiers combats, de stratèges peu soucieux du nombre de morts. Les canons n’ont jamais parlé et ne parleront jamais : ils ne peuvent donc pas se taire, mais cessent de tonner et tuer quand les obus ne sont plus projetés par les humains sur eux-mêmes et l’écosystème. Les historiens disent : « quelque chose d’épique, qui relevait de la grande histoire ». La « grande guerre », la « grande histoire » : les mouvements narcissiques ne sont pas pensés.

L’épopée en français, du grec επος, « mot, parole », renvoie pour le sens « au pluriel επεα », qui « est le nom de la poésie épique, par opposition à la poésie lyrique » ( Chantraine P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Ed. Klincksieck, 1968-1980, p. 362). Le mot est le plus souvent employé pour qualifier un récit de guerre. Et à l’adjectif « épique » s’associe très vite entre autres « glorieux », voire le substantif « grandeur »…

La « patrie » fut dite sur nombre de monuments « reconnaissante » « à ses enfants » morts en son nom. Les familles ont été endeuillées par des pères, frères, fils, oncles, neveux, cousins, maris, gendres, fiancés, beaux-frères morts à la guerre. Combien en éprouvèrent de la gloire, de la « grandeur épique » ? La censure a fonctionné. Il n’est nulle place pour l’individu dans la « Grande Guerre ». Le soldat dont les restes sont enterrés sous l’Arc de Triomphe a été choisi parce qu’il était « inconnu ». Que ce pût être la dernière guerre, personne ne sembla plus y croire. Mais la locution est restée… La « Grande Guerre » sonne comme l’exemple type pour tous les mensonges au sujet de toutes les guerres.

Mensonges au sujet de toutes les guerres que Jean-Norton Cru s’employa à démystifier dans Témoins. Le but de l’ouvrage est d’établir un classement selon les degrés de fiabilité des écrits sur la Première Guerre mondiale. J.-N. Cru dénonça des siècles de mensonges littéraires sur la guerre. Il insista aussi sur ce que la dite Grande Guerre ne fut qu’exceptionnellement une lutte entre combattants, les tirs d’artillerie infligeant à l’armée adverse des bombardements contre lesquels « […] l’autre ne peut que courber le dos et recevoir les coups. » Les coups étant ici des explosions (Cru J.-N., 1929, Témoins, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2006, p. 26).

Ce mensonge active une propension, spécifique à l’être humain dans le monde animal, au moins dans les sociétés humaines qui ne régulent pas le narcissisme : l’excès hors des limites, par surinvestissement psychique de soi et de son groupe d’appartenance, en boucle fermée, sans prise en compte de l’environnement ni des congénères vivant hors de ce collectif.

Un siècle après la Première Guerre mondiale, alors que les commémorations, d’une certaine façon, sont toujours en cours, un temps de guerre permanente semble organiser notre société. Charles de Gaulle n’appela-t-il pas la période 1914-1945 la « guerre de trente ans » ? Dénoncer les appellations fallacieuses est un moyen, non le seul assurément, de se déprendre de la fascination imposée par ce régime de guerre permanent. La « Grande Guerre » fut appelée ainsi, et avant qu’elle n’ait lieu, par des stratèges réunis autour de cartes d’état major : non par les combattants, les victimes ou leurs descendants orphelins.

Yves-Marie Bouillon, 1er Mai 2017.

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L’évaluation par les tests : comment dissiper le malentendu…

La passation de tests se généralise : lors de la sélection de candidats à l’embauche, en particulier pour certains métiers ; également, et de plus en plus, à l’initiative des personnes elles-mêmes.

Ce sont alors des tests cognitifs que les personnes demandent le plus souvent à passer : les (trop) fameux « tests de Q.I. »… L’appellation est malheureuse. Car le quotient intellectuel ne dit précisément pas grand chose, presque rien, du fonctionnement… intellectuel.

Le plus surprenant est la focalisation sur les chiffres… Hélas, nombre de psychologues acceptent sans y réfléchir de transmettre des résultats chiffrés aux consultants. Sans se rendre compte que les chiffres (dans le pire des cas, le fameux Q.I. Total, sinon les Q.I. Verbal et Performance) seront l’objet d’une obsession cristallisée de la personne qui ira jusqu’à penser « avoir », quand ce n’est pas « être », un « Q.I. de …. ».

Comme si la richesse d’un fonctionnement intellectuel (et donc à la fois analytique, créatif, raisonné, intuitif, synthétique, émotionnel, social, en lien avec les actions corporelles, puisque l’intelligence fait feu de tout bois) pouvait se réduire à quelques chiffres sur une échelle de classement ! Ce n’était pourtant pas le but des concepteurs de ces tests.

La première mesure de prudence consistera donc, à notre avis, à ne pas communiquer de chiffres, lesquels risquent d’amplifier chez le consultant une vision réduite, une conception étroite de ses propres fonctionnements intellectuels.

En deuxième lieu, il semble opportun, dès le premier rendez-vous, de considérer les intérêts socio-culturels de la personne.

Qui déniera que nombre de fonctionnements cognitifs précis, élaborés, singulièrement adaptés à leurs buts, échappent, de par leur nature, à un questionnement verbal, avec ou sans support d’image, avec ou sans crayon ? Bien sûr, un fonctionnement cognitif performant s’adapte à toutes les circonstances… Reste que l’évaluation d’une capacité cognitive spécifique à telle ou telle activité organisée peut totalement échapper à la passation d’un test.

En troisième lieu, le psychologue doit impérativement prendre en compte le caractère segmentant du test… Nous entendons par là qu’un test, dans sa conception, épure les actions cognitives évaluées. Or, il est rare, dans la vie quotidienne, qu’une action cognitive isolée de toute autre suffise à résoudre un problème…

Pour prendre un exemple, une personne peut éventuellement être un bon sprinter, avoir une détente optimale, une vision parfaite, une agilité des jambes évidente, même avec un ballon… et s’avérer un médiocre joueur de football. L’intelligence du jeu, sa compréhension globale et en situation, la capacité sociale à jouer en équipe ne seront tout simplement pas prises en compte par des performances isolées sur telle ou telle tâche.

Or, le risque est grand, si le psychologue ne complète pas la passation du test d’une investigation plus ample des intérêts sociocognitifs de la personne, de ne lui restituer que des résultats segmentés, sans lien effectif avec sa vie quotidienne, ses difficultés éventuelles ou son aisance dans tel ou tel domaine. A ce titre, l’entretien de restitution est précieux : non seulement pour rendre compte, de la façon la plus exhaustive possible, des résultats fournis par la cotation et l’interprétation du test ; mais également pour prendre le temps de considérer ces résultats en regard de la trajectoire de la personne, dans sa vie scolaire, professionnelle, sociale, éventuellement familiale ou affective, dans sa vie psychique de manière générale.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 24 avril 2017.

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Voix de femmes dans « Les Métamorphoses » d’Ovide (10) : Echo…

Dans les Métamorphoses d’Ovide, trois figures féminines apparaissent précisément pour leur voix : Echo, Sibylle et Canente.

La métamorphose d’Echo est décrite au Livre III. A la demande de Jupiter (figure paternelle), Echo a retenu l’épouse du maître de l’Olympe, Junon (figure maternelle). Echo empêche Junon, par sa conversation et dans ce seul but de tromperie, de surprendre Jupiter quand celui-ci séduit des nymphes. Ce récit de la collusion d’Echo avec Jupiter pour duper Junon s’apparente aux manoeuvres, à coloration fantasmatique incestueuse, d’une jeune fille couvrant les infidélités de son père contre les soupçons de la mère. Echo pourrait d’ailleurs s’identifier à une des nymphes séduites par Jupiter.

La métamorphose affectant Echo, punie par Junon, est d’abord celle affectant sa capacité d’énonciation et son initiative lors de sa prise de parole. Echo a usé de la parole pour tromper Junon ; désormais, la parole d’Echo la leurrera elle-même. Elle ne peut plus tenir de conversation avec autrui qui relève d’un véritable échange.

« Echo ne peut plus désormais que redoubler les derniers sons à la fin des paroles et répéter les derniers mots qu’elle entend. »

(Ovide, LesMétamorphoses, trad. Puget, Guiard et al. revue par A. Videau, Le Livre de Poche, 2010, p. 136)

Affectée de cette métamorphose, Echo rencontre Narcisse, un jeune homme (qui n’a pas encore été métamorphosé en fleur), et s’éprend d’amour pour lui… Le jeune homme ne goûte le plaisir érotique qu’à son seul profit, soit par séductions non abouties (nous parlerions aujourd’hui de donjuanisme),  soit par séductions à but érotique exclusivement à son profit.

Voyant Narcisse et s’enflammant pour lui, Echo est dans l’incapacité d’amorcer le dialogue… Elle ne répond à Narcisse qu’en répétant les derniers mots qu’il vient de prononcer. Et ces mots sont ceux qu’il lui plaît d’imaginer entendre.

« Abusé par l’apparence d’une voix qui échangerait avec lui : « Réunissons-nous ! » reprend-il. A ces mots, les plus doux que sa bouche puisse redire, Echo répond : « Unissons-nous ! » ; et, s’enivrant de ses propres paroles, elle sortait du bois et s’élançait pour entourer de ses bras sa nuque désirée : il fuit, et en fuyant : « Garde tes mains de ces embrassements, je mourrai plutôt que tu ne me possèdes. » Elle n’a redit que : « … tu me possèdes ! » (Ovide, Les Métamorphoses, p. 137)

Le corps d’Echo, de douleur, s’amaigrit tant qu’ « […] il ne reste que la voix et les os. Sa voix s’est conservée ; ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher. Elle se cache depuis dans les forêts, elle ne paraît plus dans les montagnes, mais elle se fait de tous entendre : c’est un son qui en elle vit. » (Ovide, Les Métamorphoses, p. 137)

Echo, « s’enivrant de ses propres paroles », n’écoute qu’elle-même, que son seul désir amoureux, irréalisable puisque ne prenant pas en compte la réalité de l’autre : trace du fantasme incestueux frappé d’interdit, et puni par la mère. Qu’Echo s’éprenne de Narcisse, lequel est transformé en fleur pour s’être épris de son reflet, est comme une illustration dramatique de ces amours impossibles : celles dans lesquelles les deux protagonistes s’éprennent  d’une idéalisation projetée sur la personne choisie. Aucun(e) ne peut rencontrer l’élu(e), mais seulement l’écho de sa propre voix, le reflet de sa propre image.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2017.

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Psychologue à Brest (9) : de l’irritabilité animale au sentiment, selon Lamarck

Jean-Baptiste Lamarck naît en 1744 et meurt en 1829. Il emploie le premier en langue française le mot biologie, cherchant à fonder la science du vivant dans un cadre strictement matérialiste, et à partir des acquis de la physique. Plus souvent ignoré que lu, plus souvent invoqué pour taxer qui s’en réclame de tenant d’un « lamarckisme » délirant, cet auteur si fécond a cherché à caractériser le vivant, en particulier le monde animal, en observant et pensant ses spécificités en regard du monde minéral.

Dans un précédent article (« Psychologue à Brest (8) : la vie selon Lamarck… »), nous avons rendu compte de sa définition d’un orgasme vital : présent dans tous les animaux, cet orgasme vital est décrit par Lamarck comme en lutte contre « l’attraction [universelle] », laquelle tend à réduire l’espace interne entre les molécules. Cet orgasme vital tient le milieu entre l’atonie (insuffisance de tension interne) et l’éréthisme (inflammation, excès de tension).

« La tension qui constitue l’orgasme pouvant varier d’intensité entre certaines limites, d’une part sans détruire la cohésion des parties, et de l’autre sans cesser d’exister, cette variation rend possibles les contractions et les distensions subites des parties, lorsque la cause de l’orgasme est instantanément suspendue et rétablie dans ses effets. Voilà la cause première de l’irritabilité animale. »

(cf. le site lamarck.cnrs, Recherches sur l’organisation des corps vivans, p. 80 ; l’orthographe est restituée telle quelle).

Cette irritabilité animale, tension maintenant un équilibre interne en réaction permanente avec l’environnement, nous intéresse au plus haut point en tant que psychologue. Car, et le mot sentiment employé par Lamarck l’est assurément dans une acception plus vaste que ce que nous en entendons aujourd’hui, cette tension à l’origine de l’irritabilité animale est aussi :

« la base du sentiment qui se développera lorsqu’un fluide nerveux, susceptible d’en rapporter les effets à un ou plusieurs foyers particuliers, aura pu se former. »

(Recherches sur l’organisation des corps vivants, Lamarck, Ed. Fayard, p. 78).

Si nous écoutons à la lettre ce que dit le fondateur de la biologie moderne, le sentiment (non seulement celui des humains, également celui des animaux à un niveau d’organisation déjà complexe) relèverait du rapport que fait le fluide nerveux à un foyer de la tension interne de l’animal, autrement appelée irritabilité animale…

En des termes plus contemporains, Lamarck met en place le programme, ni plus ni moins, de la neurologie… Le système nerveux, dirions-nous aujourd’hui (en particulier le système nerveux central), est le foyer vers lequel sont rapportés les stimuli, internes ou externes, à l’origine des différences de tensions (perceptions sensorielles, musculaires, des organes internes, etc.). Mesurer l’ampleur de la vision lamarckienne, sa nouveauté, demande de se rappeler l’année de parution des Recherches sur l’organisation des corps vivants : 1802.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2017.

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Psychothérapie, psychanalyse… variétés du travail psychique

Il n’est pas évident de se repérer dans les diverses appellations données par les professionnels aux formes variées que peut prendre un travail psychique. Eux-mêmes ne sont pas toujours d’accord sur ce qu’ils entendent en employant certains mots.

La psychothérapie verbale recouvre l’idée générale qu’une conversation, un dialogue entretenu lors de plusieurs séances, à fréquence régulière, favorisera la possibilité de changements psychiques importants dans la vie d’une personne. Si le mot thérapie laisse entendre que ce type de travail est de l’ordre du soin, au sens le plus général du mot (prendre soin de quelqu’un ou de soi, avoir le souci de sa personne), il ne nous paraît pas opportun de considérer la personne comme « malade »… L’on peut souffrir de chagrin, d’angoisses, d’insomnies, de ruminations… sans pour autant se considérer malade.

Le terme de maladie implique l’installation dans la durée d’un certain fonctionnement du corps, éventuellement en réaction à des agents pathogènes, un environnement toxique, etc.. Or une personne souffrant psychiquement l’éprouve d’abord suite à une histoire personnelle, inscrite dans celle de sa famille, éventuellement également du fait d’interactions socioprofessionnelles pénibles ou de déceptions amoureuses.

La psychothérapie, thérapie de la psyché, prend donc ici tout son sens : prendre soin de son âme, non au sens religieux ni mystique (ce qui n’empêche que ces questions peuvent être librement abordées par la personne si elles font partie de ses préoccupations), mais au sens émotionnel, affectif.

Prendre soin par la parole et l’écoute de sa vie affective ; reconnaître ses émotions et ses sentiments à leur juste mesure, y réfléchir, les ajuster quand ils semblent excessifs ou sont causes de souffrances insupportables ou d’actions inappropriées … Eventuellement, réfléchir à ce que l’on peut comprendre de la vie émotionnelle des autres : s’étonner des réactions émotionnelles d’autrui, parfois se rassurer quant à leur pertinence si l’on se rappelle leur contexte, en tout cas imaginer les diverses réactions que peuvent avoir différentes personnes dans ce qui semble de prime abord une même situation émotionnelle : mais une émotion d’apparence semblable recouvre des réalités fort différentes selon l’histoire de chacun. Cet élargissement des cadres habituels de la pensée facilite une vie émotionnelle plus souple, autorise des jugements moins expéditifs, voire permet de mieux se représenter les réactions d’autrui qui nous semblaient jusqu’alors incompréhensibles.

Une psychanalyse, dans le sens le plus rigoureux du terme, se pratique selon le dispositif du divan. La personne en cure psychanalytique ne voit ni n’est vue du psychanalyste. Cette liberté de laisser aller ses émotions envahir sa vie intérieure, sans crainte du regard d’autrui, facilite leur prise de conscience, voire leur verbalisation. Mais nombre de personnes éprouvent, au moins dans un premier temps, le besoin de voir la personne à qui elles parlent. Cette préférence doit bien sûr être respectée. Aucun thérapeute ne doit contraindre une personne vulnérable à un dispositif qui amplifierait outre mesure ses angoisses.

La considération générale qu’une psychanalyse consiste en un travail d’analyse plus en profondeur des mécanismes psychiques inconscients est bien sûr pertinente : ce qui ne veut pas dire qu’un tel travail soit nécessairement plus long, en durée, qu’une psychothérapie… Certaines personnes ont une « aisance » à oser parler de leur vie intérieure (souvenirs, fantasmes, projets, angoisses, rêves) qui peut rendre possible une psychanalyse réalisée dans une durée parfois relativement courte… Le rythme, peut-être ce qu’il y a de plus intime en chacun de nous, de même que la respiration ou l’allure d’une promenade, est affaire de chacun…

Psychanalyse, psychothérapie, soutien psychologique : tous ces termes auront avantage, sans déconsidérer les distinctions de profondeur des investigations psychiques qu’ils recouvrent, à être classifiés sous l’idée plus générale de travail psychique. Le travail psychique pourrait être décrit comme relevant de ce qu’il en coûte, en termes d’énergie, à évoquer, par la parole et sans action immédiate, ses aspirations et ses appréhensions les plus personnelles : désirs et nostalgies, souvenirs et fantasmes, douleurs secrètes et rêves d’enfant. Il y faut à l’évidence un certain courage. La conversation avec autrui en est une des modalités dans notre culture. Certaines personnes, lors de voyages, d’activités artistiques ou de passions toutes personnelles, élaborent sur le long terme et dans la solitude des réflexions relevant nettement d’un travail psychique approfondi. Un travail psychique est à l’évidence un voyage dans le temps… avec un interlocuteur.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016

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« Les Métamorphoses » d’Ovide (9) : du bon usage de la parole envers autrui

Après la séparation des éléments hors du chaos primordial (cf. « Les Métamorphoses » d’Ovide -8-), Ovide énonce que quatre âges se sont succédé : l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge d’airain puis l’âge de fer…

L’âge de fer, le pire (et dans lequel Ovide situe l’écriture des Métamorphoses), est celui où sévissent l’exploitation de la Terre, le vol, le parjure, le meurtre et la guerre. Le premier meurtre de masse est décrit sous la forme de l’ensevelissement des Géants par Jupiter, Géants ainsi exterminés sous les montagnes qu’ils avaient eux-mêmes accumulées pour approcher des astres. S’égaler aux dieux est invariablement une des pires impiétés envisageables dans l’Antiquité… Mais la fin des Géants n’est pas la fin de toutes les espèces d’hommes.

« On raconte qu’abreuvée du sang de ses enfants, et dans la crainte de voir périr les derniers-nés de cette race cruelle [les Géants], la Terre anima ce sang fumant et en fit naître des hommes, race impie comme la première, et qui, par sa violence et sa soif du carnage, révélait sa sanglante origine. Du haut de son palais céleste, le fils de Saturne [Jupiter] voit les crimes de la terre ; il gémit, et se rappelant l’horrible festin de Lycaon, le souvenir d’un crime, trop récent encore pour être trop connu, allume dans son coeur une colère extrême, digne du maître des dieux. » (Ovide, Les Métamorphoses, pp. 55, 56, Le Livre de Poche, 2010)

Lycaon est le premier être humain nommé dans les Métamorphoses. Fils de Pélasgos, Lycaon est roi d’Arcadie, d’après Hésiode, l’Arcadie étant située par les Grecs comme le lieu même de leur mythique âge d’or. Fait remarquable, la première mention d’un nom d’homme dans les Métamorphoses l’est pour son crime : son châtiment est également la première métamorphose affectant un humain.

Après avoir convoqué l’assemblée des dieux, Jupiter narre comment Lycaon lui a servi, en guise de repas, les membres d’un otage préalablement égorgé. Par identification au dieu, l’affect d’horreur est provoqué chez le lecteur : « l’horrible festin de Lycaon ». L’horreur est toujours ambivalente : elle manifeste le mouvement sado-masochique, de cruauté, contre quoi elle réagit.

En guise de châtiment, Lycaon est transformé en loup, dont est issue l’espèce qui garde certaines traces de son premier spécimen (Lycaon) avant métamorphose : la cruauté, entre autres, mais aussi la solitude et la fuite.

« Aussitôt [narre Jupiter], ma foudre vengeresse fait crouler son palais sur des pénates bien dignes d’un tel maître. Epouvanté, il fuit ; il veut parler, en vain : des hurlements seuls troublent le silence des campagnes. » (Ovide, Les Métamorphoses, pp. 58-59)

Préalablement, nous avons entendu les phrases rapportées par Jupiter, prononcées par Lycaon voulant savoir si son hôte (Jupiter) est dieu ou homme : « Je vais, dit-il, m’assurer s’il est dieu ou mortel, et l’épreuve ne sera pas douteuse. » (p. 58) Le crime de Lycaon est également d’avoir prétendu effectuer une ordalie sur Jupiter lui-même : crime de lèse majesté, que celui de jauger l’autorité suprême… Le régime politique décrit est très nettement impérial. L’homme qui prétend évaluer l’autorité suprême, par là même se situe en surplomb de celui qu’il évalue. C’est également d’avoir usé de la parole à des fins de tromperie que Lycaon va payer de son châtiment.

Mais plus encore, cette première métamorphose d’un homme en animal alerte par ce qui traversera l’ensemble des Métamorphoses : l’homme est un loup pour l’homme. Homo homini lupus… Les relations de prédation entre ses propres membres caractérisent l’espèce humaine. Ovide décrit par cette métamorphose, et de façon saisissante puisque le loup ne peut parler, ce qui nous laisse régulièrement interdits, littéralement sans voix : notre propension, risque que nous partageons tous hélas, à devenir les uns pour les autres prédateurs et proies.

L’oralité est transgressée dès l’égorgement de l’otage, est provoquée dans l’ordalie de Jupiter par Lycaon qui tente de lui servir de la chair humaine, puis empêchée par la punition infligée de sa métamorphose en loup, laquelle contraint Lycaon à ne pousser que des hurlements. L’otage est sacré, comme l’hôte : Lycaon ayant profané sa propre parole tant envers l’otage qu’envers l’hôte, c’est de sa parole même dont est privé Lycaon. Comme si les humains avaient l’usage de la parole pour ne pas s’entredévorer… Et c’est leur premier devoir que de la respecter, sous-entendrait Ovide…

 

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

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Psychologue à Brest (8) : la vie selon Lamarck…

Dans un précédent article (Psychologue à Brest (6) : organe, organisation, organisme, puissance d’une étymologie chez Lamarck), nous avons relevé la prégnance de l’étymologie ergon (traduit par « travail ») dans la pensée du fondateur de la biologie, étymologie qui renvoie in fine à l’agir, aux actes. Les mots énergie, orgue, orgie, l’allemand werken en relèvent également. Et le mot orgasme… Mais ce mot, dans l’acception lamarckienne, recouvre un sens bien plus étendu que le sens contemporain d’acmé du plaisir sexuel.

Ecoutons à nouveau Lamarck (Recherches sur l’organisation des corps vivans, p. 71) :

« A l’ordre et à l’état de choses dont je viens de parler, et que j’ai dit constituer la vie, il faut ajouter l’existence d’un orgasme vital dans toutes celles des parties du corps vivant, qui doivent se prêter au mouvement organique et concourir à l’exécuter. »

L’orgasme vital semble un principe présupposé, nécessaire à la considération que l’ensemble du corps vivant est animé de vie. Puis, quelques pages plus loin (p. 79), Lamarck définit ainsi l’orgasme vital, cette fois-ci en précisant qu’il ne s’agit que du règne animal.

« J’appelle orgasme vital, dans les animaux, une tension particulière dans tous les points des parties molles de ces corps vivans, qui tient leurs molécules dans un certain écartement entr’elles, et qu’elles sont susceptibles de perdre, par le simple effet de l’attraction, lorsque la cause qui l’entretient cesse d’agir. »

Relevons que l’espace intermédiaire, « un certain écartement » entre les « molécules », qui caractérise cette « tension particulière » propre à la vie -et, ici, aux animaux-, est située « dans tous les points des parties molles de ces corps vivans » : la vie, et du fait de l’orgasme vital qui la caractérise, relèverait d’un gain d’espace interne contre le pouvoir de l’attraction (universelle, celle des corps entre eux, probablement !)…

Lamarck écrit probablement cette pensée si étrange sous l’inspiration des travaux de Newton : le travail contre l’attraction universelle, laquelle vise à réduire tout espace entre les corps, cette résistance interne à la réduction, spécifiant la vie comme une expansion organisée, reste une pensée singulière.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

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Comment choisir un psychologue ?

Le nombre de psychologues indépendants s’étant « installés à leur compte » s’est accru dans une telle proportion ces dernières années que quiconque cherche un(e) psychologue pour mener un travail personnel se retrouve désormais dans une situation difficile : comment choisir ? Voici nos réflexions sur ce délicat problème.

Un homme ou une femme ? Cela ne peut être qu’affaire de chacune, de chacun… Selon le problème à évoquer, l’histoire personnelle…  La facilité plus grande à parler avec une femme ou un homme… Nul ne peut savoir que soi..

Quelle orientation théorique ? Les psychologues cliniciens ont de manière générale reçu une formation spécifique relativement à la souffrance psychique ; ils ont également reçu des formations, dans leur cursus, délivrées par des neurologues et des psychiatres. Ce sont – en théorie… – les plus à même de distinguer les problématiques originales dans une situation donnée : vie de famille, vie professionnelle, vie intime. Mais nous reconnaissons que les parcours de formation et les positionnements théoriques sont tellement divers, les formations continues que suivent éventuellement les psychologues tout au long de leur carrière tellement variées, qu’il n’est pas si simple a priori de déterminer quel courant de la psychologie convient le mieux à quel type de problème : et quoi qu’en disent les « psys » eux-mêmes ! Car chaque psychologue aura propension à défendre son choix théorique, sa méthode…

C’est une rencontre singulière entre un(e) psychologue et la personne qui consulte… Cette vérité de la palisse  n’est certes pas d’une grande aide… sauf qu’elle rappelle l’essentiel !

Il reste de la plus haute importance de ne pas abandonner son esprit critique en consultant un(e) psychologue…

A la motivation de la personne consultant et cherchant à s’affranchir d’une situation pénible, souhaitant se dégager de ses souffrances, retrouver une créativité et une liberté de faire ses choix dans sa vie, doit répondre l’honnêteté intellectuelle du psychologue ! A ce prix-là, une rencontre singulière augurant d’un changement secourable est bel et bien possible.

L’honnêteté intellectuelle du psychologue doit consister, de prime abord, en la capacité à dire son cadre de travail : disponibilité du praticien, coût des séances, durée des séances, méthodes employées, également, et surtout, les limites de ce travail.

La durée totale d’un travail psychologique est une question importante. Si certains psychologues proposent d’emblée un nombre de séances prédéterminé, il nous semble précieux, cependant, que la personne consultant puisse être confiante dans la disponibilité sur le long terme, également en termes de jours et d’horaires… Il nous paraît problématique qu’une personne puisse parfois attendre des semaines, qui peuvent paraître fort longues, entre deux séances. Le coût doit pouvoir être abordé simplement ; oser en parler, dès le début, évite de se fourvoyer.

Le problème peut paraître insoluble… comment se faire confiance dans le choix d’un psychologue quand, du fait de difficultés psychiques, on ne parvient parfois plus à y voir clair dans sa réflexion ? Le psychologue consulté accepte-t-il de considérer cette question ? Peut-il, peut-elle dire son avis, sans pour autant l’imposer ? Le praticien accepte-t-il l’éventualité que la personne prenne un temps pour réfléchir avant de s’engager dans une reprise de rendez-vous ?

Notre indication sera la suivante. Ce qui peut aider à se décider pourrait (à notre avis…) se formuler ainsi : la personne cherchant à consulter éprouve-t-elle, suite à la conversation menée lors de la séance, qu’elle a disposé de suffisamment d’espace ? Espace-temps pour parler, pour éprouver des émotions, pour réfléchir à son rythme…

Cet espace-temps est ce qui permet à une personne en difficultés psychiques de déployer ses sentiments, ses angoisses, de dire ses attentes dans un climat de sécurité et de confiance suffisants. A l’évidence, ce n’est pas uniquement une question de formation, de choix théorique ; c’est également une question de personnes… Et personne ne peut savoir à notre place avec qui nous nous sentons suffisamment en confiance…

Souvent, une personne cherchant un(e) psychologue va craindre de tomber dans une forme de dépendance affective. A certains égards, cette crainte peut être fondée si le praticien manque de prudence ou de sérieux : raison pour laquelle nous avons rappelé l’importance de l’honnêteté intellectuelle du praticien. Aucun motif ne doit légitimer une quelconque propension à accroître ce sentiment éventuel de dépendance. Ce qui a été appelé le transfert par Freud, et qui est à l’oeuvre d’une façon ou d’une autre dans toute relation thérapeutique, la personne en consultation peut l’éprouver de diverses façons : attachement, rancune, peur d’être jugé(e), attente excessive d’être « sauvé(e) »…

Il revient au praticien, et c’est très nettement sa responsabilité professionnelle, de ramener dans les strictes limites du dialogue thérapeutique l’ensemble des émotions éprouvées par la personne en consultation. Ces émotions sont bien sûr issues soit de son passé, de sa situation de vie actuelle, de ses interactions avec l’environnement ou de ses attentes.

Rapportées au travail psychique personnel en cours, délimitées dans leur intensité, précisées quant à leur objet ou aux personnes destinataires, ces émotions pourront être considérées pour ce qu’elles sont. Les émotions vécues dans le cadre d’un travail psychologique peuvent devenir le matériau psychique dont la personne pourra prendre connaissance, s’affranchir ou s’enrichir, se distancier si nécessaire, ou que la personne pourra transformer en fonction de ses projets : selon ses besoins, ses aspirations, ses souhaits…

Retrouver une certaine forme de liberté psychique, c’est-à-dire de souplesse de vie émotionnelle, pouvoir à nouveau penser sa vie de façon un peu autonome, bien sûr une fois considéré l’ensemble des contraintes sociales, restent un idéal constant de tout travail personnel avec un psychologue.

 Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

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« Les Métamorphoses » d’Ovide (8) : du chaos originaire à l’émergence d’un monde organisé… métaphore pour notre naissance ?

Dans le Livre I des Métamorphoses, sitôt après l’invocation faite aux dieux, Ovide formule qu’à l’origine du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui régnait le Chaos…

Anne Videau remarque que la cosmogonie proposée par Ovide se distingue bel et bien, malgré les apparences, de celle d’Hésiode dans sa Théogonie ou de celle d’Empédocle.

Le « chaos » dont nous parle Ovide, du fait de l’étymologie du mot employé, étymologie référant à la tradition stoïcienne, induit le geste de « verser », le « chaos » dont nous parle Ovide étant une espèce de « mélange où les éléments sont versés ensemble ». (cf. préface par A.Videau des Métamorphoses d’Ovide, Le Livre de Poche, p. 16, 2010).

Ce mélange, dynamique, si confus qu’il puisse paraître, s’oppose au chaos décrit par Hésiode, qui lui réfère par l’étymologie employée à une « béance ». Et la cosmogonie d’Ovide se distingue de celle d’Empédocle en ce que « l’unité primitive du monde selon les Métamorphoses, apparaît en fait comme le contraire de l’harmonie d’Empédocle : elle se caractérise comme une indistinction sans forme, dont les éléments sont issus, non pas dans la discorde, mais dans l’émergence d’un ordre ». (cf. op. cit., p. 17).

« D’une manière très romaine – le dieu Terme était essentiel à Rome, ainsi que la notion de limes, c’est-à-dire de limite-, il [le dieu créateur dans la cosmogonie ovidienne] impose un ordre en tranchant et délimitant des territoires propres à chaque chose. Il fait passer le monde de l’état de lis, terme de droit qui signifie « différend », à l’état de « paix et concorde ». Associé avec « la nature en progrès », ce dieu rappelle le dieu stoïcien âme du monde, confondu avec la nature. » (Ibid.)

Il a été assez souligné, en particulier par les neurologues, que le nourrisson humain naît non suffisamment préparé au monde environnant. La myélinisation, la fabrication de cette substance blanche entourant les axones des neurones et autorisant la conduction de l’influx électrique, n’est pas achevée à la naissance et prendra encore plusieurs mois… Ce qui signifie que les informations sensorielles, provenant de l’environnement mais également de l’intérieur du corps (organes internes notamment), ne sont pas acheminées dans un laps de temps autorisant à rendre congruents, simultanés, les événements réels -internes et externes- et leur perception. Le nourrisson continue à construire son appareil nerveux (lequel est au service de représentations de l’environnement, et non uniquement d’actions à mener) alors même que la vie se tisse autour de lui : sa mère le nourrit, il est changé, on le berce… et durant ce même temps, le nourrisson se fabrique son appareil psychique pour percevoir, organiser tout cela, et y répondre, voire l’appeler.

« L’émergence d’un ordre » à partir d’un monde où les éléments sont comme mélangés (les informations sensorielles peuvent apparaître comme incohérentes) pourrait également qualifier la construction par le nourrisson de ses représentations du monde du fait même que son environnement humain (sa cellule familiale) les organise autour de lui, les ordonne…

La cosmogonie proposée par Ovide, inspirée des représentations stoïciennes comme le souligne Anne Videau, donne une image saisissante pour nuancer nos propres représentations de la vie psychique du nourrisson.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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Fascination de nos contemporains pour l’hypnose : symptôme d’une psychologie collective malmenée

L’hypnose a envahi la vie psychique collective : à commencer par les écrans (l’hypnose n’est alors qu’un spectacle), sans oublier les psychothérapies, les hôpitaux… voire les formations proposées aux chômeurs par le Pôle Emploi, comme l’a récemment révélé un article du Canard enchaîné : cf. l’article d’Alain Guédé, Les stages-farces de Pôle emploi pour inverser la courbe, mercredi 26 octobre 2016.

Bien sûr, en certains moments de la vie, les techniques d’induction d’états de conscience modifiés sont hautement secourables : soins dentaires, intervention des services de secours en urgence auprès de blessés, gestes chirurgicaux au cours desquels l’emploi d’anesthésiants serait problématique. Cela est connu depuis longtemps : sous hypnose, certaines personnes peuvent être opérées avec de moindres épanchements sanguins, de moindres ressentis de la douleur. Le confort lors d’actes chirurgicaux, confort du patient mais également des soignants, en est accru.

Mais la propension contemporaine à prétendre employer l’hypnose en de multiples occasions, comme la panacée des techniques thérapeutiques, pose problème. Le problème le plus important est éthique. L’hypnose joue avec excès de la relation de dépendance de la personne hypnotisée envers la personne hypnotisant. Cela a été appelé le transfert… Freud employa d’abord l’hypnose dans le traitement de ses patient(e)s hystériques, puis y renonça.

Le transfert sur la personne du thérapeute de complexes psychiques infantiles enfouis, c’est-à-dire d’organisations psychiques où prévalent les fixations aux personnes détentrices de l’autorité pour l’enfant, ce transfert est singulièrement amplifié lors de séances d’hypnose. Et la qualité, surtout la pertinence, de l’emploi de l’hypnose dépend alors en premier lieu, si le patient n’a pas la capacité d’en juger par lui-même, de l’honnêteté du thérapeute…

La suggestion hypnotique, mais surtout l’induction de faux souvenirs sont parfois possibles quand le patient est en état de vulnérabilité importante, et de ce fait idéalise outre mesure le thérapeute… Les chroniques judiciaires ces dernières décennies, outre atlantique en particulier, ont été traversées de procès au cours desquels il s’avéra que les récits rapportés par les patients -parfois par les thérapeutes eux-mêmes au défi de toute déontologie !- provenaient de convictions acquises lors de séances d’hypnose. Or, et c’en est la force thérapeutique parfois, mais souvent le risque également : en état d’hypnose, le patient ne distinguera pas toujours, loin s’en faut, la réalité effective du fantasme, le souvenir reconstruit du rêve éveillé, voire sa propre vie psychique de celle induite par le thérapeute… Freud a donné l’image, pour décrire la relation entre hypnotiseur et hypnotisé, d’une foule à deux : le meneur et la foule…

Que manifeste cette propension contemporaine à employer l’hypnose sans discernement ? Probablement l’assujettissement croissant -via les médias entre autres, mais aussi divers lobbys de thérapeutes- de la population à des figures d’autorités : médecins, scientifiques, journalistes, politiques, « stars », et thérapeutes… La fascination pour l’hypnose reste une fascination, issue des voeux infantiles, pour la magie : la proximité d’avec le monde du spectacle en dit long.

Or, une personne prétendant soigner autrui ne devrait qu’avec la plus grande prudence, et en ultime recours exclusivement, employer une technique si aléatoire, et enfermant à ce point la personne bénéficiaire dans la relation de dépendance. Le travail psychanalytique à partir du transfert n’est pas, loin s’en faut, dans le but d’y enfermer la personne en analyse, mais tout au contraire dans le but de partager avec elle la réflexion (et non de lui imposer la suggestion !) sur ce qui la détermine parfois si puissamment à idéaliser autrui, fût-ce la personne du thérapeute.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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« Les Métamorphoses » d’Ovide (7) : un texte insaisissable…

Lorsque nous avons commencé d’écrire ces articles au sujet des Métamorphoses, nous avons plusieurs fois été mis en arrêt. L’impression globale, de perplexité, pourrait s’énoncer ainsi : « je ne sais par quel bout commencer »… Pour être plus précis quant aux pensées pré-conscientes/conscientes qui nous traversèrent, il est honnête de dire : « Je ne sais où entrer dans ce texte », également « je ne sais par quel bout prendre ce texte »…

Nous lûmes ce texte dans une traduction en français et en prose quand le texte original latin est en vers. La forme versifiée, l’hexamètre dactylique, est probablement d’un secours consistant pour un lecteur latiniste lors de la traversée des Métamorphoses. En les lisant dans une traduction, nous perdons à l’évidence en qualité poétique ce que ce texte doit générer dans sa langue originale : ce qui reste, malgré le passage des siècles, de son énonciation première, du chant du poète. Nous perdons en plaisir ce que le rythme et la musicalité offrent de variété et de souplesse. Nous perdons en confort ce que la stabilité, offerte par une versification régulière, permet de soutenir sur le long terme : les affects générés par les poésies mêmes, les métamorphoses des pensées, affectives et rationnelles, du poète.

Les Métamorphoses génèrent des affects puissants, assurément ceux éprouvés par le poète lors de leur écriture, affects relatifs, entre autres, aux pulsions d’emprise, de pénétration et d’agrippement, que l’on peut subsumer sous le terme de pulsions de prédation. Ces pulsions sont mises en scène tout au long du poème : emprise, pénétration et agrippement, dont les angoisses corollaires sont, après bien sûr celles d’abandon, les angoisses de mort, de castration et de pénétration (que l’on peut subsumer sous le terme d’angoisses de proie).

« Emprise » et « pénétration » sont bien sûr entendues comme des mouvements psychiques, mouvements de la pensée : ces deux gestes rendent compte de la compulsion, face à un texte si vivant, à saisir l’oeuvre dans sa globalité et y pénétrer. Ce sont des mécanismes de défense du lecteur contre l’étrangeté de ce texte susceptible de nous altérer : tant il ravive en nous les angoisses d’être « métamorphosé », par identification inconsciente aux protagonistes, hommes et femmes, éventuellement en fonctions de proies dans les histoires contées.

A la lecture d’un texte où les motifs du coït et du meurtre abondent, parfois condensés dans le motif du viol, nous tentons de rendre compte de ce que l’activité de pensée peut être comme envahie par les modes féminins et masculins de représentation. Les actions/passions des corps, lors des récits des viols, activent psychiquement les angoisses et fantasmes réactionnels correspondants : saisir le sexe/être sais par le sexe ; pénétrer le sexe/être pénétré par le sexe. Ces représentations d’actions/passions sexuelles génitales convoquent psychiquement certaines représentations du meurtre : saisir le corps dans sa globalité – pour l’étouffer, le noyer, l’écraser ; blesser le corps en vue de le tuer – en le castrant, le pénétrant d’une arme.

Or, précisément, les Métamorphoses d’Ovide forment un texte insaisissable, impénétrable… tant il se diffuse tous azimuts ! Et « tous azimuts » s’entend non seulement au sens figuré, également à la lettre.

Anne Videau relève que les personnages et les divinités des Métamorphoses explorent les mers, les terres et le monde souterrain (Ulysse, Enée), les airs (Dédale, Icare, Persée, Phaéton, ce dernier embrasant l’univers en conduisant le char de son père Hélios). Ils traversent le monde connu de l’Empire romain, « de l’Espagne à la Syrie jusqu’aux limites de l’Iran, de l’Afrique à la Mer Noire », dans une « géographie globalisée » rivalisant avec la Géographie de Strabon, contemporain d’Ovide. N’oublions pas qu’Ovide explore les Enfers et l’Olympe (avec Orphée pour les premiers, les dieux olympiens pour ce dernier). Anne Videau qualifie les Métamorphoses non seulement « d’épopée héroïque », également « d’épopée cosmogonique ». Les Temps sont explorés, non uniquement les Espaces. Enfin, les songes (le dieu Esculape apparu en songe aux Romains pour sauver leur ville de la peste), les oracles (Deucalion repeuplant la Terre suite aux conseils de Thémis) ouvrent autant d’espaces temps psychiques où sont en jeu rien moins que l’avenir du monde romain, voire le sort de l’humanité. (cf. la préface d’A. Videau, pp. 13-16, Ovide, Les Métamorphoses, Le Livre de Poche, 2010).

C’est l’univers et les temps qu’Ovide convoque à l’oreille et au regard, tant ses récits sont imagés, d’un lecteur étourdi. « Saisir » le texte dans sa globalité, y « pénétrer », « l’attraper, mais par quel bout ? » sont autant de compulsions qui tentent le lecteur désemparé. Et le travail psychique, pour se défaire de ces compulsions, et donc en supporter les angoisses consécutives aux frustrations éprouvées de n’y pouvoir parvenir, ressemble à s’y méprendre, et ce n’est bien sûr qu’une image, à quelques séances d’analyse…

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

 

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« Les Métamorphoses » d’Ovide (6) : entre diversité des pulsions et une vie psychique fantasmée comme continue

Comme relevé dans les deux précédents articles sur Ovide, le caractère fragmentaire des Métamorphoses pose problème à nombres de lecteurs, singulièrement aux érudits… Pierre Grimal, dans La chronologie légendaire dans les Métamorphoses d’Ovide pose la question suivante :

 » […] pourquoi nommer Actéon au Livre III, interrompant ainsi l’histoire de Cadmos, qui se trouve de fait morcelée, et ne pas plutôt avoir fait attendre la triste aventure du chasseur dévoré par ses chiens encore un livre ou deux ? » (in Ovidiana, Recherches sur Ovide, ouvr. coll. sous la dir. de N. I. Herescu, Les Belles Lettres, 1958, pp. 245, 246).

La réponse globale proposée par Grimal est qu’Ovide a fait effort pour donner vraisemblance aux incohérences chronologiques des sources mythologiques auxquelles il puise… Ovide le poète, selon Grimal, aurait des pudeurs de mythologue cherchant une légitimité historique à des mythes, qu’Ovide reconnaît pourtant plus d’une fois dans son oeuvre être tels : de simples fables ! Grimal ne répond pas dans le détail à sa propre question. Qu’en est-il dans l’organisation du récit voulue par le poète ?

Cadmos sera transformé à sa demande en serpent : animal de forme phallique, continue, d’apparence homogène. Or, au préalable, il perd son petit-fils, le chasseur Actéon. Actéon a commis l’imprudence de voir la déesse Diane nue… Elle transforme aussitôt Actéon en cerf, qui devient alors la proie de ses propres chiens, qui le morcellent en le dévorant. D’un point de vue psychanalytique, les angoisses de castration d’Actéon, surgies à la vue du corps féminin nu, le morcellent littéralement puisque ce sont ses propres chiens (émanation de ses pulsions de prédation) qui le démembrent.

Il est remarquable que Grimal, lorsqu’il s’étonne de l’organisation de son récit par Ovide, dise son incompréhension en citant, pour exemple, « l’histoire de Cadmos, qui se trouve de fait morcelée« … par le récit du morcellement d’Actéon !

La métamorphose de Cadmos en serpent, qui vient après le récit du morcellement du corps de son petit-fils Actéon, peut manifester la fantaisie réactionnelle, dans la vie psychique du poète, de redonner une unité corporelle, phallique, au corps mis en morceaux. L’irruption du récit d’Actéon, castration en actes, mise en pièces du corps propre, prépare la fantaisie narcissique phallique de la métamorphose, à sa demande, de Cadmos en serpent : réaction, valant réparation, toutes deux mises en évidence, pour qui veut prendre le temps de les entendre, par le poète Ovide.

La difficulté, relevée dans un précédent article, à garder selon les mots de L. Verhulst, « le souvenir des différents épisodes  » des Métamorphoses peut rendre compte d’un refoulement, en cours de lecture, des vies pulsionnelles que décrit le poète : la complexité des enchâssements des récits n’est pas seule à en rendre compte. Cela semble de plus un choix manifeste du poète : les Livres composant les Métamorphoses ne sont pas des chapitres qui clôtureraient une histoire, difficulté de plus pour se repérer dans l’oeuvre. Un récit, ou un cycle de récits, chevauche presque toujours deux Livres. La dynamique pulsionnelle entravant une vie psychique continue et uniforme prévaut, jusque dans la découpe globale.

Le souvenir d’une journée vécue par chacun d’entre nous peut bien articuler la journée, par reconstruction, entre différents épisodes : trajets, travail, repas, conversations, loisirs, et nous ne mentionnons que les activités ordinaires. Mais ce souvenir, lorsqu’il est dit, ne tient assurément pas le compte exhaustif de la richesse pulsionnelle vécue du fait de la multiplicité des pulsions, le plus souvent partielles, et selon leurs temporalités fort différentes. Les temporalités des plaisirs éprouvés lors d’un repas, une marche, une conversation, une lecture, un film, la pratique d’un sport, ne se recouvrent pas ; ni les temporalités des déplaisirs éprouvés, des gênes passagères aux souffrances brusques, douleurs continues ou cycliques…

Quant aux temporalités de l’activité sexuelle spécifiquement génitale, à supposer que celle-ci soit, in vivo, facilement dissociable des satisfactions pulsionnelles partielles simultanées, l’intrication des buts de l’espèce et de l’individu, des pulsions de vie et de mort, en rend l’analyse complexe, sans compter l’obstacle du refoulement imposé par notre culture. Or, outre les pulsions parielles, la sexualité génitale ne compte pas pour quantité négligeable dans les Métamorphoses.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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« Les Métamorphoses » (5) : Ovide sur le divan…

Le divan, lieu par excellence où peut se faire une psychanalyse, a une étymologie riche…

Le Dictionnaire historique de la langue française (Ed. Le Robert) précise  :

« Divan » est un mot emprunté (1519) à l’italien divano, lui-même emprunté « au turc divan qui possède à la fois le sens de ‘conseil politique’ et de ‘salle de conseil, garnie de coussins’  » ;

« le mot turc est emprunté au persan diwan (dérivé de dibir, ‘écrivain, scribe’), mot qui désigne un registre, une liste – sens emprunté à l’arabe au VIIème s. pour ‘liste de contrôle d’une armée’, ‘registre’, puis ‘bureau, administration qui établit ces listes’, sens emprunté par le turc. Par ailleurs le persan diwan s’employait pour ‘recueil de poèmes’, emploi passé directement en français [mais] didactique et rare ; cet emploi est notamment repris à l’allemand à propos d’une oeuvre de Goethe. »

Le Dictionnaire historique oublie le sens contemporain de lieu usuel d’une cure psychanalytique : « s’allonger sur le divan » a bel et bien pris le sens d’ « entamer une cure psychanalytique »… Le lieu de la cure en devient ainsi la possibilité, en résonance avec l’histoire du mot, via les nombreuses associations libres déployées lors des séances, de dire sa propre poésie, sa musique intime, ses fantaisies, ses souvenirs, ses émois divers, des plus anodins aux plus puissants ou aux plus secrets. La délibération politique qui résonne dans l’étymologie du mot s’entend également dès lors qu’une personne en analyse choisit de résoudre, après analyse de ses enjeux, une situation délicate : à supposer, bien sûr, que le psychanalyste garde la prudence de ne pas influencer le choix de la personne.

Or, le divan est un lieu où la personne est en situation semi-allongée, étendue, en repos corporel. Les pulsions diverses n’y sont pas appelées à être satisfaites ; ce qui n’empêche qu’elles traversent la vie psychique de l’analysant. Pour revenir au poème d’Ovide, les sources pulsionnelles sont abondamment convoquées dans Les Métamorphoses : sphère orale, dont les appareils auditif, gustatif et olfactif ; système digestif complet ; épiderme ; musculature dont l’appareil d’emprise (mains) ; appareil visuel ; épiderme ; appareil génital.

Ovide met en scène les pulsions de vie et de mort qui nous traversent psychiquement chaque jour : activités de loisir ou déplaisantes que vivent les protagonistes des récits, voire châtiments infligés, tortures, même les meurtres sont décrits dans leurs précisions quant aux satisfactions pulsionnelles éprouvées par leurs auteurs, ce qui rend parfois le texte singulièrement pénible à lire.

Les dilatations et condensations du texte d’Ovide, où font irruption des récits enchâssés, manifestent la dynamique pulsionnelle du corps humain jusque dans le sommeil que traversent les songes : le corps n’y est jamais en paix. Quand le dieu du Sommeil est rencontré, et son palais décrit, au Livre XI, c’est dans le but que soient envoyés des songes.

Passer ainsi incessamment, d’une métamorphose à une autre, sans qu’un lien discursif le légitime toujours dans le texte, manifeste qu’Ovide respecte la spécificité de la vie psychique : tiraillée par les pulsions partielles, émue, bouleversée, du fait d’une poussée pulsionnelle continue, selon des temporalités profondes et incompatibles pour la raison commune…

Le lecteur ne parviendra pas, bien sûr du fait de la longueur du texte, à le lire d’un seul trait. Il sera lui-même, s’il parvient à bout de l’oeuvre, dans sa propre temporalité. Et aura éprouvé dans quelle mesure une vie psychique déployée, quand son auteur (Ovide, en l’occurrence, un poète…) en rend compte, peut offrir de discontinuités, de chants, de plaintes, de longs récits continus parfois, souvent d’incises, de surprises, de joies comme de peines. Au rebours de bien des clichés sur une psychanalyse, celle-ci n’est pas tissée que de souffrances : l’humour, la nostalgie bien sûr, mais également le souvenir heureux, voire les projets pour l’avenir y ont aussi leur place.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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« Les Métamorphoses » d’Ovide (4) : la pluralité des identifications du poète

Toutes les métamorphoses décrites par le poète touchent le corps propre, jusqu’aux apothéoses qui en débarrassent précisément le héros au préalable. Ces métamorphoses actualisent les voeux magiques, issus de l’enfance : échapper aux agressions, aux limites imposées par le corps, à ses propres affects. Elles actualisent également les fantaisies sado-masochistes, et leurs angoisses corollaires, ainsi que les voeux proprement érotiques lorsque ceux-ci rencontrent l’obstacle de l’altérité sexuelle.

Les métamorphoses manifestent ce que Freud a appelé le Je-Corps dans sa dynamique pulsionnelle constante, également dans ses éprouvés, voire ses affects, rarement exempts de retentissement dans les organes internes. En les décrivant, les écrivant, Ovide pense ces émotions si diverses qui le traversent tel un souffle : ce qu’indique le premier sujet grammatical du poème, animus. Ovide analyse la psyché humaine. Et pour ce faire, il l’écoute.

Le texte des Métamorphoses est polyphonique : enchâssé dans des mises en abîmes vertigineuses, dans des trames narratives inextricables où le lecteur se perd.

Parlent tour à tour : femmes et hommes dans leurs fonctions sociales multiples, déesses et dieux, nymphes, cyclopes, centaures, divinités de toutes sortes, amants et amantes, victimes, messagers, meurtriers, meurtrières, sages, devins, sorcières, parents et enfants (lesquels parlent cependant fort peu, comme nous verrons dans un autre article), simples témoins, guerriers, voyageurs narrant des histoires, des fragments d’épopées, et, bien sûr, le poète lui-même, chef d’orchestre, compositeur et chanteur de ce long chant de plus de douze mille vers.

Gilliane Verhulste précise (Répertoire mythologique dans Les Métamorphoses d’Ovide, Ed. Ellipses, p. 4) :

« L’accumulation de ces récits parfois sans lien évident entre eux donne une impression de désordre. Plusieurs propositions de plans ont pourtant été avancées, et de fait, un plan chronologique d’ensemble se dessine assez facilement : il paraît aisé d’effectuer un apparent parcours chronologique à travers les âges, puisque le début de l’oeuvre commence à et avec la création du monde, et qu’Ovide nous amène jusqu’à la mort de César, en passant par les cycles thébain ou troyen ; il est manifeste toutefois que le but du poème n’est pas de raconter une généalogie divine à la manière de la Théogonie d’Hésiode, ni une Histoire de Rome à la manière par exemple de Tite Live, pas davantage une épopée à la manière de l’Enéide de Virgile. »

« Le texte est donc fragmenté, fragmentaire, et ce choix d’Ovide rend difficile le souvenir des différents épisodes qui paraissent souvent pouvoir se lire séparément. »

Cette dernière phrase exige notre attention : le texte paraît « fragmentaire » alors que chacune des histoires le constituant est bel et bien contée d’un début à une fin. Et « le souvenir des différents épisodes le constituant » est rendu « difficile » par Ovide. A savoir : l’organisation générale du texte est étrange, non tautologique ni classique, bref est propre à Ovide lui-même…

L’organisation non évidente des Métamorphoses est à l’évidence un choix assumé par le poète. Cette organisation rend précisément compte de la dynamique des histoires le constituant : dynamique pulsionnelle des aventures vécues par les protagonistes, à l’origine des affects éprouvés à la lecture de ces récits… Cette organisation tisse entre les scènes un immense recueil de poèmes : un divan… Nous verrons dans un prochain article ce que le mot divan recouvre.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

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« Les Métamorphoses » d’Ovide (3) : un poème où s’entend l’âme humaine

Ovide prête attention aux êtres vulnérables. L’auteur de L’art d’aimer laisse sourdre plus d’une fois sa tendresse, tant pour les animaux, comme nous verrons (le végétarisme est évoqué), que pour ses congénères. Gilliane Verhulst relève en particulier « le nombre important de personnages féminins victimes (ou bénéficiaires) de métamorphoses » (Répertoire mythologique dans Les Métamorphoses d’Ovide, Ed Ellipses, p. 105).

G. Verhulst propose une classification des métamorphoses selon qu’elles sont punitives, salvatrices, ou soulageant le bénéficiaire de ses souffrances.

La punition est pour l’hybris (la démesure, l’excès, en particulier l’orgueil) ou l’impiété.

Salvatrice, la métamorphose permet d’échapper à un poursuivant ou à la mort, parfois à la malveillance d’un dieu.

Quand elle soulage d’une souffrance, c’est le plus souvent de celles dues aux fixations narcissiques : douleur du deuil, espoir déçu, amour impossible. Les métamorphoses permettant d’échapper (à la mort, au chagrin, à un agresseur) sont cependant fixées dans la mémoire collective par leur figuration poétique, laquelle d’une certaine façon perpétue l’échappée…

Relevons également qu’Ovide ne nous épargne pas la propension sado-masochiste des humains, tant dans les scènes de combat (celui des Centaures et des Lapithes), de viols, que de torture proprement dite (Marsyas). La fréquence du motif du viol doit être relevée. Gilliane Verhulst mentionne douze cas de métamorphoses « en lien avec une tentative de viol aboutie ou non : il s’agit (sauf dans le cas d’Hermaphrodite) de jeunes filles qui sont ainsi métamorphosées pour échapper à leur poursuivant ». (p. 107)

Certaines apothéoses sont à but narcissique exclusif (Achille, César) : elles ont effectivement lieu une fois le héros mort et lui offrent une gloire, associée à l’immortalité, qui n’a pas pour fonction de sauver le bénéficiaire de la souffrance ou d’un agresseur, mais de l’oubli. Enfin, certaines métamorphoses sont réalisées à la demande du bénéficiaire : Daphné, Chiron, Cadmos.

Le génie d’Ovide consiste notamment en une mise en scène des pulsions et des affects, littéralement figurés par les protagonistes, humains ou dieux, parfois par leurs interactions avec environnement. Parmi les affects variés causant les métamorphoses, ou que celles-ci illustrent, s’entendent singulièrement les angoisses éprouvées par les personnages au cours de tentatives de viols et/ou de meurtres, tentatives initiées par des dieux ou des humains. Ces tentatives sont souvent causes de fuite, salvatrices ou trop tardives, mais dont l’issue est une métamorphose : la métamorphose continue, dans un dynamisme vital, la manifestation de l’affect originaire, et ce jusqu’à nos jours… Pour qui en connaît la légende, chaque laurier garde souvenir, jusque dans sa souplesse, sa propension à sembler s’enfuir au moindre coup de vent, de Phébus-Apollon échouant à ravir à Daphné sa virginité.

Mais Ovide peint également l’amour passionnel ou tendre et les chagrins qu’ils inspirent : Pyrame et Thisbé, Alcyone et Céyx. Certains mythes qu’ils relatent sont proprement effrayants : les haines les plus extrêmes, leur mise en actes, par la magie ou sous le coup d’une colère aveugle, traversent l’oeuvre. Médée, infanticide, transforme, en rajeunissant, mais n’est pas transformée ; la magicienne Circé également.

Les pulsions et les affects transformant à la lettre les protagonistes, victimes, témoins ou bourreaux, sont choisis pour motif même du poème dans une dynamique constante. Mais que vise Ovide ? La gloire… Et la stabilisation littéraire des métamorphoses a pour but la métamorphose du poète lui-même, son propre accès à une immortalité supposée…

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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« Les Métamorphoses » d’Ovide (2) : voeux d’éternité, identité sexuelle, et toute puissance…

Certaines métamorphoses chantées par Ovide, dans leur résultat, se limitent spécifiquement au corps propre. L’individu n’est alors pas transformé en animal ou en une entité matérielle d’un autre règne, mais transformé de façon extraordinaire.

Eson est rajeuni par Médée. La Sibylle, qui a refusé de s’offrir à Apollon, obtient pourtant de lui qu’elle vive autant d’années qu’elle prit de grains de sable dans la main. Mais, ayant omis de demander la jeunesse, sa vie se poursuit en une vieillesse sans fin… Canente, sans réellement disparaître (quelque chose reste dans l’air…) s’évanouit dans les airs de chagrin.

Salmacis est repoussée par Hermaphrodite. La jeune femme et le jeune homme sont alors unis en un seul corps, gardant le nom d’Hermaphrodite, ne pouvant être dit ni femme ni homme.

Iphis est née fille, ce que refuse son père. Elle est élevée par sa mère comme un homme, puis est transformée à la demande de sa mère par Isis en homme et peut ainsi épouser celle qu’elle aime…

Tirésias a révélé que les femmes ont une jouissance sexuelle supérieure à celle des hommes… Il tient cette connaissance de son expérience : il vécut doté d’un corps de femme durant huit ans, après avoir battu des serpents qui s’accouplaient, puis a retrouvé son corps d’homme en répétant le geste. Junon le rend aveugle, n’ayant pas supporté la révélation du « secret »… Jupiter octroie à Tirésias le don de prophétie en compensation de sa cécité.

Midas a reçu du dieu Bacchus le don de tout transformer en or par le simple contact. Mais il est aussitôt puni pour son voeu avide puisqu’il ne peut plus dès lors se nourrir… Il perd ce don néfaste en touchant les eaux du fleuve Pactole depuis lors aurifère. Midas, qui n’a décidément pas de chance, est de plus affublé d’oreilles d’âne car il a, seul, préféré la musique de Pan à celle d’Apollon.

Il est remarquable qu’Ovide ait ainsi décrit les principaux voeux que fomentent les humains, consciemment ou non. La transgression des limites est au coeur des fantaisies inconscientes: l’irréversibilité du temps (vieillesse et mort) ; l’altérité sexuelle (être d’un seul sexe ; être né de l’union des deux sexes ; spécificité de la jouissance propre à chaque sexe) ; corps propre non tout-puissant (changer chaque chose en or…).

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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« Les Métamorphoses » d’Ovide : la vie psychique en mouvement…

Les Métamorphoses d’Ovide s’ouvrent sur une invocation du poète aux dieux.

« L’inspiration m’emporte à dire les formes muées en des corps nouveaux : dieux – puisque vous vous êtes, ainsi qu’elles, métamorphosés -, insufflez force à mon entreprise et, depuis les origines premières du monde jusqu’à nos jours, ourdissez un chant ininterrompu. »

Ovide, Les Métamorphoses, trad. Puget, Guiard, Videau, Le Livre de Poche, 2010, p. 49.

La postérité littéraire et picturale des Métamorphoses est telle que l’effet de ce texte mérite d’être interrogé. L’attraction, parfois mêlée de répulsion, l’effroi, même la sidération que génèrent les Métamorphoses nous paraissent tenir à ce qu’annonce le titre même : la capacité de notre vie psychique à changer de formes.

« Je ne me reconnais plus », « je ne suis plus le même », « cette histoire m’a transformé » : de telles phrases s’entendent, parfois au cours de séances d’analyse, et véhiculent le plus souvent un affect d’étonnement éprouvé par la personne vivant le changement. Les angoisses liées au changement manifestent la surprise que changer soit possible, et non toujours dangereux ou déplaisant. Or l’idéologie culturelle contemporaine prétend imposer une vision statique de la vie psychique : comme une continuité uniforme, l’identité à soi-même. Ce qu’Ovide figure dans son poème laisse entendre qu’une dynamique est à l’oeuvre dans les émotions : comme un souffle…

La transgression des frontières inter-espèces, voire inter-règnes, par les métamorphoses que relate Ovide, décrit l’étrangeté de certains éprouvés corporels : « planer », « être pétrifié », « s’enfuir à tire d’aile », etc..

« L’inspiration » ouvrant le poème d’Ovide traduit animus. Le mot latin anima, d’après Ernout et Meillet (Dictionnaire étymologique de la langue latine p. 34), signifie « proprement souffle, air, puis air en qualité de principe vital souffle de vie, âme ».
L’âme est donc un principe dynamique, dont la première valeur est un souffle. Les changements liés aux vents, aux nuées, d’un ciel calme aux pires tempêtes, sont en puissance dans la référence au souffle et à l’air. Mais c’est animus qui est choisi par Ovide.

Si anima correspond au grec psyché, animus correspond à thymos, désigne le « principe pensant », et s’oppose à corpus d’une part, à anima d’autre part. Ernout et Meillet précisent: « Désignant l’esprit, il s’applique spécialement aux dispositions de l’esprit, au « coeur » en tant que siège des passions, du courage, du désir, des penchants (par opposition à mens, ‘intelligence, pensée’). Il a ainsi une double valeur, rationnelle et affective. »

Gilliane Verhulst dénombre « en plus de douze mille vers répartis en quinze livres » « plus de cent soixante mythes et récits de métamorphoses (en excluant ici ceux auxquels il n’est fait qu’une brève allusion, le total dépassant alors deux cents) » (Verhulst G., Répertoire mythologique dans Les Métamorphoses d’Ovide, Ed. Ellipses, p. 3). Cette auteur remarque que « les métamorphoses peuvent frapper les hommes, ou les divinités mineures (nymphes par exemple). Les dieux, pour leur part, peuvent à leur gré changer de forme, mais ce pouvoir réversible s’apparente à un déguisement et n’est pas une métamorphose. » (p. 8).

Parmi les métamorphoses animales, les plus nombreuses concernent les transformations en oiseaux : par exemple les trois Cygnus, Procné, Philomèle. La fuite offerte par la transformation en oiseau permet au protagoniste d’échapper au pire, quand la métamorphose n’est pas un châtiment infamant : les Piérides sont par exemple transformées en pies pour avoir moqué les dieux et prétendu rivaliser avec les Muses.

« Les métamorphoses végétales permettent le plus souvent d’échapper à un malheur, la mort, le viol, la souffrance excessive. » (G. Verhulst, p. 106) Daphné, pour qu’elle échappe au viol par Apollon, est ainsi métamorphosée par les dieux en laurier. Philémon et Baucis échappent à la mort en masse, infligée comme châtiment à une population inhospitalière envers les dieux Jupiter et Mercure dissimulés sous les traits de voyageurs : le vieux couple tendre et aimant est changé en arbres.

Au sujet des métamorphoses liquides, G. Verhulst note « l’excès de larmes qui entraîne une transformation en fleuve ou en source. » (p. 106). C’est par exemple le cas de Byblis. Les métamorphoses minérales peuvent avoir valeur de punition : Niobé est pétrifiée pour avoir méprisé Latone. Elles peuvent aussi signifier le chagrin (ne dit-on pas « triste comme les pierres »?). Elle signent le retour à la vie quand des pierres sont changées en humains : Deucalion et Pyrrha, après le déluge, jettent des pierres devenant des hommes et des femmes. Enfin, mais non des moindres, une métamorphose couronne un talent : la pierre que Pygmalion a transformé en statue  à forme de femme par son art est transformée en femme vivante par Vénus. Le voeu de matérialisation narcissique du fantasme de l’artiste à l’origine de l’oeuvre d’art ne pourrait être mieux figuré !

Mais n’oublions pas les métamorphoses en étoiles ou constellations, ni les apothéoses : toutes offrent un gain narcissique considérable… Les premières concernent des figures mythologiques : Arcas ; Ariane (la chevelure) ; Callisto (Petite Ourse et Grande Ourse) ; Chiron. Les apothéoses sont accordées aux héros (Achille, Hercule, Enée), ainsi qu’à deux personnages historiques, et contemporains d’Ovide (César et Auguste, ce premier faisant l’objet d’une prédiction par le poète, l’empereur étant toujours vivant quand Ovide écrit son immense poème).

L’étendue des métamorphoses impressionne : en un arbuste, un animal, un minéral, une source, une étoile, voire une constellation ! La puissance identificatoire des êtres humains aux êtres vivants, aux montagnes, aux fleuves, aux étoiles qui l’entourent, n’a-t-elle pas de limite ? L’aisance avec laquelle Ovide manie ses métamorphoses comme un magicien sous nos yeux étonnés, à nos oreilles charmées, joue assurément de nos plaisirs d’enfants, si nous voulons bien les retrouver en nous : « je serais un oiseau, et… » ; « tu serais un arbre qui étend ses branches jusqu’au ciel »… La fuite dans les airs, l’évanouissement dans la forêt, l’immersion sous les eaux, sont autant de voeux d’enfant qui cherche à tout prix un moyen de se métamorphoser pour échapper à un danger, une menace, une corvée…

Un souffle de liberté parcourt les pages de ces Métamorphoses. Ovide, sous le couvert de fables imagées, de rivalités figurées, de luttes inégales entre les puissants et les faibles, peint à grands traits les émotions, ces mouvements de l’âme, ces premières tentatives de fuite, de transformations internes, de changements brusques ou lents dans un environnement toujours potentiellement menaçant. Toutes les métamorphoses, comme nous verrons, affectent les corps… La puissance du travail psychique, via les affects, est parfois telle, que le corps propre peut s’en éprouver comme métamorphosé

Yves-Marie Bouillon, 2016.

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Psychologue à Brest (7) : dynamisme selon Lamarck, possibilité de la cure, selon Freud

Dans le précédent article, Psychologue à Brest (6), nous avons écouté Lamarck définir la vie dans une perspective scientifique. Nous avons omis dans sa définition de la vie (« un ordre et un état de choses ») de relever la permanence du phénomène vivant, sa durée continuée, ce que Lamarck décrit en employant le verbe subsister. Ecoutons une fois de plus cette définition :

« La vie est un ordre et un état de choses dans les parties de tout corps qui la possède, qui permettent ou rendent possible en lui l’exécution du mouvement organique, et qui, tant qu’ils subsistent, s’opposent efficacement à la mort.

Dérangez cet état de choses au point d’empêcher l’exécution du mouvement organique, ou la possibilité de son rétablissement, alors vous donnez la mort.

Ce dérangement, qui produit la mort, la nature le forme elle-même nécessairement au bout d’un temps quelconque, et en effet c’est le propre de la vie d’amener inévitablement la mort. »

Recherches sur l’organisation des corps vivans, p. 71 (l’orthographe est conservée), cf. le site lamarck.cnrs

Ce verbe subsister amène avec lui, ou provient de, la dynamique conflictuelle avec la mort. L’ordre et l’état de choses définissant la vie subsistent dans des conditions favorables. Ces conditions sont-elles non assurées, dérangées dit Lamarck, au point qu’est empêchée « l’exécution du mouvement organique, ou la possibilité de son rétablissement », alors survient la mort.

La précision du fondateur de la biologie impressionne. Au moment même où il prend en considération la mortalité (à terme, inévitable) de tout être vivant, quand l’ordre et l’état de choses caractérisant la vie sont dérangés par cause externe au point que le corps risque la mort, Lamarck ouvre « la possibilité de son rétablissement » (de l’exécution du mouvement organique, donc de la continuation de la vie).

Nous paraphrasons, certes, mais pour mieux mettre en lumière que cette nuance ouvre en droit, par principe, dans la définition même de la vie, au rétablissement, et donc, nous ajoutons, par exemple à la cicatrisation des blessures (au propre ou au figuré), à un retour du bien-être après un épisode troublé, bref à un conflit salvateur vers une vie continuée… Le mouvement empêché met la vie en péril ; l’exécution du mouvement organique est rétablie, possible, la vie continue…

Nous allons lentement dans l’écoute du fondateur de la biologie ; mais repérons déjà que, si Freud s’en est si abondamment inspiré, c’est assurément, en premier lieu, pour sa vision intrinsèquement dynamique. Plus d’un texte de Freud réfère, implicitement ou explicitement, à la dynamique, et au rétablissement possible d’une vie continuée, dès lors que les mouvements (psychiques, en l’occurrence) ne sont plus empêchés.

L’empêchement de ces mouvements, selon Freud, sera causé par d’autres mouvements internes, certes, mais éventuellement d’origine traumatique externe, et qui auront pour nom en français : fixation (une des deux caractéristiques du symptôme, l’autre étant l’exclusivisme), isolation (dans la névrose de contrainte), répression (généralement des affects), refoulement (hystérique, primaire), rejet (caractérisant la psychose).

La confiance de Freud en la possibilité d’un traitement des souffrances psychiques, dès lors qu’il maintint toujours absolument la psychanalyse comme une des sciences de la nature (et donc affiliée de ce point de vue à la biologie !), est à l’évidence, du point de vue théorique, à chercher dans cette définition scientifique de la vie par le fondateur de la biologie, Jean-Baptiste de Lamarck.

Yves-Marie Bouillon, psychologue, Brest, 10 octobre 2016.

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Psychologue à Brest (6) : organe, organisation, organisme, puissance d’une étymologie chez Lamarck

L’ouvrage dont nous avons extrait une définition de la vie par Lamarck, a pour titre : Recherches sur l’organisation des corps vivans (l’orthographe est celle de l’époque, cf. l’article Psychologue à Brest (5)). Ce mot, organisation, mérite une écoute attentive.

Il est apparenté, bien sûr, à organe et organisme, aussi à orgue, orgasme, orgie, mais également, plus lointainement, à énergie, et à tous les mots formés, via le latin, à partir du grec ergon, « travail » : en relèvent donc ergonomie, synergie, etc..

« Ergon se rattache à une racine indo-européenne °werg-, « agir », qu’on retrouve dans les langues germaniques (anglais to work, allemand werken, tous deux signifiant « travailler »). » (cf. Dictionnaire historique de la langue française). Alors que les mots organes, organisation ou organisme pourraient induire le lecteur en erreur en l’amenant à une compréhension statique, sur un mode visuel inspiré par une méthodologie anatomique dont le modèle serait la dissection, l’étymologie des mots employés par Lamarck nous amène au contraire à nous situer, pour comprendre le monde vivant, dans le domaine des actes, de l’agir. « In der Anfang war die Tat », écrit Goethe dans son Faust. « Au commencement était l’acte. »

Comment Lamarck définit-il la vie ? Rappelons :

« La vie est un ordre et un état de choses dans la partie de tout corps qui la possède, qui permettent ou rendent possible en lui l’exécution du mouvement organique, et qui, tant qu’ils subsistent, s’opposent efficacement à la mort. » (Recherches sur l’organisation des corps vivans, p. 71).

Si « l’exécution du mouvement organique » est bien à considérer comme résultant de l’ordre et l’état de choses caractérisant la vie, celle-ci, malgré les mots « ordre » et « état », qui pourraient également amener à une considération statique, est vue, dès cette définition princeps, dans une perspective dynamique, conflictuelle, puisque l’ordre et l’état de choses, « tant qu’ils subsistent, s’opposent efficacement à la mort. »

Un lecteur habitué de Freud entend résonner, dans cette définition de la vie par Lamarck, ce que le fondateur de la psychanalyse est allé puiser comme principes fondamentaux chez le fondateur de la biologie : unité de l’ordre et de l’état de choses qui caractérisent le monde vivant, dynamisme conflictuel, dualité des pulsions de vie et de mort, mais également un déterminisme n’empêchant pas la pluralité des trajectoires que peut prendre un corps vivant… Nous ne sommes pas, semblerait dire (mais c’est nous qui le disons) Jean-Baptiste de Lamarck, dans la rigidité fermée de l’astronomie, où la régularité des mouvements des corps célestes permet de prédire leurs trajectoires !

Car l’ordre et l’état de choses « permettent ou rendent possible en lui [le corps vivant] l’exécution du mouvement organique » : les conditions favorables chères à Lamarck sont résumées par ce verbe (permettre). Et Lamarck ouvre grand à la vie son champ d’extension, via le mouvement organique, puisque Lamarck ne situe pas la biologie dans une causalité figée, fermée, unique, mais dans une description des trajectoires possibles : l’ordre et l’état de choses caractérisant la vie de tout corps vivant « rendent possible en lui l’exécution du mouvement organique ». Avec ce mot, « possible », Lamarck s’inscrit dans la filiation de Démocrite et Lucrèce, également d’ailleurs de Pythagore, qui avait écrit dans les vers dorés transmis à la postérité : « le possible loge près du nécessaire ».

Rendre, par l’établissement des conditions favorables que peut procurer une conversation réfléchie, dans un cadre sécurisant, possibles les changements que souhaite vivre une personne, selon son rythme et ses souhaits, et non selon un programme établi par autrui : en droit, la définition de la vie par Lamarck, avec son dynamisme, son unité, son efficacité face à ce que Freud appela plus tard, et faute de mieux, les pulsions de mort, cette définition de la vie par Lamarck délimite pour un psychologue d’orientation psychanalytique un référentiel rigoureux et ouvert où accueillir une personne en souffrance.

Yves-Marie Bouillon, psychologue clinicien, Brest, 10 octobre 2016.

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Psychologue à Brest (5) : le mouvement organique comme manifestation de la vie… et prélude à une compréhension dynamique des sentiments

Quand Jean-Baptiste de Lamarck déploie les fruits de ses réflexions sur les origines de la vie, le lecteur contemporain ne peut s’empêcher d’en être troublé. L’observation, plutôt les observations cumulées durant ses années de recherches sur le monde vivant le mènent à des considérations aujourd’hui tenues pour acquises mais qui, ne l’oublions pas, sonnaient différemment à l’époque où elles furent énoncées. Lamarck cherche ce qui distingue le monde vivant du monde non vivant ; il cherche à fonder la biologie, mot qu’il contribua à imposer, l’employant le premier en langue française dès 1802. Appelant de ses voeux une science tirant profit des acquis de la physique et de la chimie (sciences récentes et profondément transformées par Newton et Lavoisier), il n’entendait pas moins chercher la spécificité du monde vivant.

« […] la vie est un phénomène très naturel, un fait physique, à la vérité un peu compliqué dans ses principes, et ce n’est point un être particulier quelconque. »

affirme-t-il dans ses Recherches sur l’organisation des corps vivans (p. 70, cf. le site lamarck.cnrs).

Lamarck s’oppose ainsi à toute approche mystique, religieuse, et ancre dans le monde physique (n’oublions pas que nous traduisons la « physis » des grecs par la « nature ») la naissance de la vie, les changements manifestés chaque jour sous nos yeux par le monde vivant. Mais la nuance, « un fait physique, à la vérité un peu compliqué dans ses principes », oriente déjà le point de vue. Si tant est que le monde physique et chimique étudiés, par exemple par Newton et Lavoisier, soit simple, le monde vivant à l’étude duquel Lamarck s’attache, est « compliqué dans ses principes ». La biologie doit trouver ses propres principes : ses premières paroles. Et Lamarck les énonce (ouvrage cité, p. 71) :

« La vie est un ordre et un état de choses dans les parties de tout corps qui la possède, qui permettent ou rendent possible en lui l’exécution du mouvement organique, et qui, tant qu’ils subsistent, s’opposent efficacement à la mort. »

Lamarck réfute toute hypothèse spiritualiste : ni esprit divin, ni nécessité de supposer le moindre « être particulier quelconque ». Il postule, il ne la démontre pas, l’unité de la vie :

« un ordre et un état de choses dans les parties de tout corps qui la possède ».

L’ordre et l’état de choses restent bien sûr à décrire, délimiter, qualifier. Mais Lamarck précise déjà qu’ils

« rendent possible en lui [le corps vivant] l’exécution du mouvement organique ».

En lisant cette phrase, nous n’avons pu nous empêcher de penser à cette phrase commune, qui s’entend à l’occasion, mais qu’un psychologue ne devrait jamais oublier, dès lors qu’il considère qu’en tant que tel il travaille avec les vivants : la vie, c’est le mouvement…

Nous anticipons certes sur ce qui suit, mais ayant à coeur de situer ce que Ferenczi, élève de Freud, est allé chercher dans la pensée de Lamarck, relevons la vision unitaire, dynamique et organique que le philosophe de la nature pose au principe de la science qu’il fonde.

Brest, 8 octobre 2016.

Yves-Marie Bouillon, Psychologue, Copyright.

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Psychologue à Brest (4) : le finalisme local de Lamarck

Les conceptions darwiniennes ont fait florès, mais d’une étrange façon. Du fait de la « découverte » du « code » génétique, un siècle après les travaux de Darwin, la dynamique temporelle, proprement évolutionniste, c’est-à-dire la théorie selon laquelle les êtres vivants changeraient, au moins à l’échelle des espèces, a été, d’une certaine façon, oubliée pendant des décennies, au profit d’un déterminisme génétique rigide : et la croyance s’est répandue, qui s’entend encore chaque jour, que nous serions voués à nous comporter de telle ou telle façon, à déclencher telle maladie, en fonction de nos gènes… en oubliant, le plus souvent, la prise en compte de l’histoire individuelle, de ses interactions avec l’environnement, voire les choix pris par l’individu.

Une certaine vision réductrice des travaux de Darwin bannit toute notion de liberté, en ce qui concerne l’espèce humaine, voire d’intelligence en ce qui concerne les animaux en général, animaux qui ne seraient déterminés que par des instincts codés génétiquement… Et pourtant, il n’est que de lire La formation de la terre végétale par l’action des vers de terre, avec des observations sur leurs habitudes (1881) pour se convaincre rapidement du crédit qu’accordait Darwin à l’intelligence, en l’occurrence, des vers de terre…

Dans une conception particulièrement étroite de la théorie darwinienne, le dieu Hasard  a été surinvesti : la sélection étant censée se produire du fait des réussites adaptatives consécutives aux mutations spontanées et aveugles (c’est-à-dire sans finalité), un étrange retour du refoulé s’est produit… Le Hasard a pris la place du Dieu créationniste. Et la théorie des générations spontanées a été remplacée par celle… des mutations spontanées ! Mais les causes toxicologiques, radiologiques, environnementales, sont évoquées en nombre toujours croissant pour rendre compte d’altérations de gènes : altérations qui sont de moins en moins spontanées, et sont au minimum réactionnelles. Ainsi, la plasticité du dit « code génétique » commence à se faire remarquer : c’est de moins en moins un code, de moins en moins un programme, et de plus en plus une partition avec quelques libertés laissées à l’interprétation…

La théorie darwinienne, au moins dans l’interprétation réductionniste qui en fut faite durant des années, fut ainsi instrumentalisée en vue que soit éradiquée toute notion de changement ayant une cause interne, c’est-à-dire relevant spécifiquement du monde vivant. Or, Jean-Baptiste de Lamarck chercha précisément toute sa vie à fonder une science matérialiste, la biologie, à partir des connaissances accessibles à cette époque en sciences physiques, dans le but de rendre compte de la spécificité du monde vivant. Et c’est bien cet héritage lamarckien que revendique également Freud quand il situe très explicitement, position qu’il ne lâcha jamais, la psychanalyse dans le champ de la Naturwissenschaft, la science de la nature. Les psychanalystes, pour la plupart d’entre eux, à l’exception notable de quelques-uns, semblent l’avoir oublié. Or Lamarck, en voulant rendre compte de la complexification croissante chez les organismes vivants, a introduit la notion de finalité, mais une finalité interne, locale, appliquée à un organe par exemple… Cela ne lui fut jamais pardonné. Au Dieu Créateur des religieux dans le domaine de la foi a succédé le Dieu Hasard des positivistes dans le domaine de la science : comme s’il était insupportable de reconnaître aux êtres vivants, et donc aux humains, la moindre liberté dans leurs actes…

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Psychologue à Brest (3) : ontogenèse et phylogenèse, un double point de vue oublié ?

Le titre de cet article pose la question : les psychanalystes, appliqués au seul travail clinique (avec un point de vue centré sur l’individu), ont-ils perdu de vue le double ancrage théorique de Freud, repris par Ferenczi dans Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité   Certes, articuler ce double point de vue est périlleux.

L’ontogenèse est la genèse de l’individu ; la phylogenèse est la genèse de l’espèce. Freud admirait sans réserve l’ouvrage de Charles Darwin, De l’origine des espèces (On the origin of species), paru peu après la naissance de l’inventeur de la psychanalyse. La perspective dynamique de la vision de Darwin motive le questionnement de Freud. Comment un mouvement psychique est-il mis en place par un individu ? D’abord parce qu’il a été mis en place, au cours de l’évolution, par l’espèce dont cet individu est issu. Des réflexions issues des lectures de Darwin, nous trouvons des traces, par exemple dans Totem et tabou, également dans un texte que Freud ne publia pas et qui fut retrouvé après sa mort, Vue d’ensemble des névroses de transfert.

Mais puisqu’il s’agit dans ces articles « Psychologue à Brest » de faire part de nos réflexions sur l’ouvrage de Ferenczi, Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité, relevons qu’après avoir mentionné Lamarck et Darwin, Ferenczi mentionne Haeckel comme ayant inspiré ses réflexions. Haeckel a résumé sa théorie dans cette phrase « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse ». Autrement dit, le développement de l’embryon d’une espèce se fait à travers des phases de développement ayant appartenu à des espèces dites « inférieures ». Depuis, cette théorie a été battue en brèche. Reste que l’observation put parfois donner raison aux thèses de Haeckel, par exemple en ce qui concerne les traces de membres postérieurs effectivement existant dans des espèces précédentes, mais ensuite disparus à l’âge adulte chez les cétacés, persistant seulement dans l’embryogenèse des cétacés.

Mais revenons à ce que dit Ferenczi dans son introduction :

« Toutes ces idées tournaient autour d’une explication plus poussée de la fonction d’accouplement qui, dans les Trois essais [sur la théorie de la sexualité, de Freud] est présentée par Freud comme étant la phase terminale de toute l’évolution sexuelle mais sans que le processus d’évolution lui-même soit étudié dans les détails. »(p. 250, réf. biblio. dans l’article de ce même blog, « Psychologue à Brest (1) »).

Il s’agit donc de pousser l’analyse de Freud, poursuit Ferenczi, « en une théorie ontogénétique et phylogénétique »… de la sexualité ! Ainsi, cet ouvrage si étrange, Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité, se propose de concilier les points de vue évolutifs de l’ontogenèse et de la phylogenèse appliqués à la sexualité humaine… Le pari est audacieux. Ferenczi s’en excuse presque, comme nous allons voir dans un prochain article.

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Psychologue à Brest (2) : l’imprégnation de la mer dans le travail d’écoute…

Ecouter a la même racine étymologique qu’ausculter (aus-cultare) : être attentif aux rythmes du coeur devrait faire partie du premier souci d’un psychologue écoutant autrui. En tous les sens du terme, bien sûr : à savoir le rythme des passions, des sentiments, des émotions, mais également le rythme de l’organe, le rythme cardiaque (celui du praticien et celui du patient) et pour ce faire, plus largement, le rythme respiratoire. Les respirations, celles du praticien et celles du patient, comme plusieurs vagues d’intensités différentes, peuvent littéralement rythmer une séance de travail psychologique : indice d’un malaise ou au contraire d’un soulagement, retenue soudaine du souffle alors qu’une idée nouvelle surprend le cours de la pensée, indication à l’autre de l’attention qui lui est prêtée…

Qui écoute les rythmes du coeur ? La mère écoute les battements cardiaques du bébé… et réciproquement. Avant même la naissance, avant la sortie des eaux matricielles, le foetus entend les bruits internes du corps maternel, dont les rythmes du coeur. L’ouïe est fonctionnelle avant la vue dans la vie intra-utérine… Et le son ne se propage pas de la même façon dans les eaux que dans les airs, ne provoque pas les mêmes effets sur l’ouïe humaine… Or Ferenczi s’est précisément inquiété des échos évolutionnistes sur la lignée humaine qu’ont pu provoquer les espèces ancestrales dont nous sommes tous issus : quid de nos origines marines ?

Ferenczi a commencé l’écriture de son oeuvre maîtresse, Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité, en 1914, alors que commençait la Première Guerre mondiale. Il s’en explique en introduction : « A l’automne 1914, le service militaire obligea l’auteur de cet article à abandonner son activité de psychanalyste et à s’exiler dans une petite ville de garnison où sa tâche de médecin-chef d’un escadron de hussards n’était guère de nature à satisfaire sa soif de travail, devenu une véritable habitude. »

Le cadre est posé : c’est un temps de guerre, et mondiale, à tout le moins européenne à ce moment-là. Ferenczi est coupé de son travail de psychanalyste. Ecoutons-le (parler de l’auteur, à savoir lui-même) : « Ainsi en vint-il à consacrer ses heures de liberté à traduire en hongrois les Trois essais sur la théorie de la sexualité, ce qui l’amena presque inévitablement à élaborer plus avant certaines idées surgies au cours de ce travail, puis à les jeter brièvement sur le papier. » Ferenczi traduit un ouvrage de l’allemand en hongrois, sa langue maternelle, un ouvrage de Freud, son « père » psychanalytique.

Ne nous laissons pas leurrer par la politesse de Ferenczi : il ne fait pas que s’ennuyer… Il est également anxieux. Qui ne le fut pas, si peu informé qu’il fut en automne 1914 ? Le travail de traduction d’une des oeuvres majeures de Freud (elle était une de ses préférées, avec L’interprétation du rêve) a assurément contribué à faire un tant soit peu oublier à Ferenczi les affres de la guerre. Certes, il n’était pas au front… Il était de plus, en Hongrie, loin de la mer… Alors comment en est-il arrivé à s’inquiéter des effets de nos origines océanes lointaines sur notre mode de reproduction ? Nous nous efforcerons dans les articles à suivre d’écouter au plus près ce que nous dit Ferenczi… Reconnaissons notre tort : nous lisons en français, n’entendant pas, hélas, le hongrois ! Les citations sont extraites d’ Oeuvres complètes, Tome III : 1919-1926, Psychanalyse 3, de Sandor Ferenczi, aux éditions Payot, 1982. La traduction en est de J. Dupont et M. Viliker.

Copyright, Y-M Bouillon, 2016.

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Psychologue à Brest (I) : la mer au creux de l’oreille…

Travailler comme psychologue à Brest, dans le Finistère, mène rapidement à considérer la proximité de l’océan… Proximité physique, bien sûr, encore que la ville de Brest, dans la rade, soit déjà un peu à l’abri des plus fortes tempêtes. Mais il s’agit surtout de la proximité psychique…

Ecouter des personnes travaillant ou ayant travaillé près de la mer, sur la mer, sous la mer… Ecouter des marins, ou des personnes dont les membres de la famille, depuis des générations, vont au contact de la mer, ou travaillent au service de ceux qui y vont : marins de la marine marchande ou militaire, marins pêcheurs, dockers, ostréiculteurs, sans oublier bien sûr tous les métiers techniques, scientifiques, liés à la recherche pétrolière, aux énergies marines, aux richesses halieutiques, gardiens de phares (ou leurs descendants, désormais, puisque cette profession a disparu) ou de sémaphores, secouristes, marins pompiers, chercheurs en océanographie, cartographes, architectes navals, charpentiers de marine, et les personnes exerçant l’un des nombreux métiers qui ne sont pas évoqués dans cette liste me le pardonneront…

Bien sûr, une relation toute particulière se tisse relativement au danger qu’elle évoque. L’adage le dit : il y a trois sortes d’hommes, les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer… L’incertitude concernant un proche embarqué a été en partie diminuée ces dernières années au moyen des télécommunications et de leur développement extraordinaire. Mais quelle que soit la réassurance que peut procurer le fait d’avoir pu parler ou échanger un mail avec un proche embarqué, l’angoisse continue de toute façon de travailler l’entourage proche du fait des dangers réels traversés par celui, ou celle, qui navigue. Et nous ne parlons pas des familles des sous-mariniers, qui peuvent envoyer des nouvelles mais n’en reçoivent pas : situation unique !

Et cependant, quelle que soit l’imprégnation marine qu’un port comme celui de Brest peut donner aux conversations qui s’y tiennent, il semble bien que toutes les conversations humaines, fussent-elles tenues très loin des rivages, tous les murmures, toutes les confidences bruissent du ressac, du déferlement des vagues et de leur retrait sur le littoral. C’est ce que nous prendrons le temps d’évoquer dans un prochain article, où il sera question de Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité, du psychanalyste Sandor Ferenczi.

Copyright, Bouillon, 2016.

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Troubles dans la lecture et l’écriture : le système alphabétique en cause ?

En quelques années, les accompagnements personnalisés des enfants souffrant de troubles dits dyslexiques ou dysgraphiques se sont généralisés. La fréquence des troubles d’apprentissage en lecture et en écriture incite à considérer de près le système même employé : l’alphabet. Dans un système d’écriture alphabétique, nous aurions trop vite tendance à l’oublier, il n’y a rien à voir… Pas d’image, pas de figuration. Le transcodage phonologique (telle suite de graphèmes est à associer à telle suite de phonèmes) est imposé à l’enfant, en général avec lenteur, progressivement, mais sans relâche : l’instruction est obligatoire. Si plaisir il y a, dans la lecture, ou l’écriture alphabétique, ce n’est pas celui d’une figuration, d’un geste symbolique comme ce peut être le cas, au moins partiellement, dans une écriture à base d’idéogrammes. Ce ne peut-être, en écriture alphabétique, que d’avoir réussi à utiliser de façon efficiente le code qui impose que tel groupe de lettres se prononce ainsi. Le niveau de liberté accordé au lecteur ou à l’écrivant en système alphabétique est très réduit. On est lecteur d’un texte comme un diamant d’une platine de disques vinyles ; la forme des graphèmes n’apprendra rien sur le sens des mots, seulement sur leur son. Bien sûr, la prosodie et le rythme de la phrase permettent au lecteur de s’approprier, mais à supposer qu’il soit déjà un lecteur efficient, quelque chose du sens, de la tonalité affective, de l’intention même du texte.

L’écriture à base d’idéogrammes offre au regard quelque chose à voir : bien sûr la complexité en est telle qu’il serait illusoire d’imaginer que le lecteur naïf puisse deviner leur sens. Reste qu’une origine picturale, voire gestuelle, est indéniable dans les idéogrammes chinois de l’arbre, de l’homme, du trépied, du seuil, de l’eau, etc.. Le sens de l’idéogramme trouve son origine dans un dessin, non dans un son… Grande différence. La cohérence globale de l’écriture idéogrammatique est autrement plus puissante, dans l’expression possible qu’elle offre à une intention signifiante, que l’arbitraire association de phonèmes à des graphèmes dans l’écriture alphabétique. Dans cette perspective, et quelle que soit la pratique concernée (pédagogique, thérapeutique, artistique), tout encouragement vers les arts plastiques est susceptible de favoriser une vie psychique moins « écrasée » par l’impératif social d’utiliser un système d’écriture alphabétique dont le fondement même (le codage phonologique) est dénué de sens.

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Sevrage tabagique : de l’intérêt de considérer la respiration volontaire dans un travail psychique

Les techniques pour maîtriser d’une façon plus souple et plus conforme à la nature notre respiration volontaire (tant malmenée dans notre culture, qui ne supporte pas les bâillements et impose le port d’une ceinture scindant en deux le corps) sont nombreuses. Mais il s’agira ici de considérer les motifs psychiques poussant nombre de fumeurs à chercher (paradoxe…) non pas tant le tabac… que l’air, dans le geste de fumer.

Etrangement, notre attention sur ce que nous appellerons l’angoisse de noyade fut d’abord appelée par une motivation en apparence assez éloignée : comment travailler en profondeur dans le cadre d’une psychothérapie la question de la respiration volontaire avec une personne en sevrage tabagique ?

Comme le manifeste à l’évidence l’usage contemporain de la cigarette électronique, le geste respiratoire est une des causes prévalentes d’une addiction au tabac. Contrôler à loisir l’entrée et l’expulsion de l’air, fût-il vicié, dans les poumons, participe du plaisir des fumeurs. L’échec de nombre de tentatives de sevrages tabagiques au moyen de patchs et autres médications complémentaires à base de nicotine mais excluant le système respiratoire du procédé pourrait s’expliquer ainsi : la personne ne parvenant pas à se passer de fumer cherche un moyen de donner un support matériel (la fumée se voit et se ressent – effets olfactif, gustatif, thermique), une légitimité sociale (je fume, donc je peux respirer plus fort…) à des prises d’air plus importantes. Une certaine convention bourgeoise ne tolère pas les soupirs bruyants, les bâillements, et c’est alors une pratique sportive qui autorise socialement à « respirer fort »… ou le geste du fumeur. Curieusement, les premiers psychanalystes, qui avaient pourtant inscrit à l’ordre du jour de la première des réunions viennoises organisées par Freud le tabagisme, s’ils avaient bien noté que la pulsion orale était convoquée dans cette dépendance, n’explorèrent pas au-delà de cette remarque. Sans doute étaient-ils trop concernés, et collectivement, pour pouvoir aisément l’élaborer… La pulsion orale satisfaite par le geste du fumeur (une inspiration et une expiration maîtrisées « volontairement », mais sur un mode nettement compulsif !) ne relève pas uniquement du suçotement de l’objet (filtre de la cigarette, cigare) mais bien du soulagement de respirer à son aise… Et le soulagement du fumeur aspirant à pleins poumons sa bouffée d’air tabagique pourrait bien (temporairement, bien sûr) marquer une pause dans l’éprouvé corporel d’une angoisse : celle de ne plus pouvoir respirer.

Or, non seulement les personnes souffrant d’asthme, mais également les personnes enrhumées, les nageurs, les ronfleurs, bref tout un chacun dans sa vie est confronté à l’angoisse de manquer d’air. Premier besoin vital à satisfaire : respirer. Avant l’eau, la nourriture, la régulation thermique, le sommeil, l’équilibre postural, à chaque instant de vie, la pulsion respiratoire demande son objet : de l’air ! Il se dit communément qu’à la naissance l’irruption de l’air dans les poumons jusqu’alors pleins du liquide issu de la vie intra-utérine provoquerait les pleurs, à tout le moins les cris des nouveaux-nés. Tous ne le font pourtant pas… Et s’il se peut que l’irruption d’air (plus froid, en général, que les 37,5 ° de l’intérieur du corps maternel…) soit cause de déplaisir les premières secondes de vie aérienne, le pli semble vite pris, par la suite, d’un irrépressible désir d’aspirer à pleins poumons… fût-ce en fumant ! Les fumeurs qui souhaitent se sevrer du tabac auront intérêt, de ce point de vue, à pratiquer diverses sortes d’exercices (pratiques sportives et techniques de relaxations diverses) permettant d’assouvir la pulsion respiratoire sur un mode comportemental ; pour ce qui est de l’analyse psychique, interroger d’éventuelles angoisses de noyade, plus généralement d’étouffement, peut lever certains obstacles puissants à une cessation durable du tabac.

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Le travail et la loi : quels effets a la Constitution sur notre vie psychique ?

Notre vie psychique individuelle est tributaire de notre organisation collective. Certes, nous ne nous référons pas consciemment chaque jour à ce que dit la Loi dans tel ou tel moment de notre vie quotidienne. Cependant, nous sommes instruits notre scolarité durant, éventuellement durant nos études ou notre formation professionnelle, et sommes donc informés, voire mis en garde au sujet du droit de la propriété, du respect de la vie privée, de « l’impôt [qui] est dû », etc.. Les lois édictées contribuent à former nos comportements en nous imposant des limites, à susciter nos idéaux, à inscrire en nous des interdits, intériorisés par l’instance psychique couramment appelée le Surmoi (qu’il serait plus juste d’appeler le Sur-je, traduction littérale du néologisme forgé par Freud : das Ûber-ich). Qu’en est-il du travail ?

Le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 a été consacré par la Constitution de 1958 et conserve donc sa valeur dans la Cinquième République. L’article 5 stipule notamment : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. » Un devoir crée une obligation, de nature juridique ou morale. Le législateur ne qualifie pas dans ce Préambule la nature du « devoir de travailler » : morale ou juridique ? L’ambigüité du mot devoir est probablement source des tensions constantes entre citoyens et institutions, que les citoyens soient chômeurs ou en activité salariée, fonctionnaires, indépendants, voire en arrêt de travail, en congé sans solde…

Certains chômeurs paient assurément un lourd tribut, en termes de souffrance psychique, du fait de cette ambigüité. Car si ce devoir est de nature morale, alors le seul fait d’être sans travail effectif place le citoyen en porte-à-faux du point de vue moral. Alors que l’organisation économique de notre société, depuis au moins quarante ans, fabrique un chômage massif, ne pas travailler (pour des raisons économiques globales indépendantes de la volonté de la personne) est susceptible de générer un sentiment de culpabilité, conscient ou non, de ne pas assumer son devoir. Deux garde-fous préviennent, en théorie, ce risque. Le premier consiste dans la catégorisation par l’I.N.S.E.E. des chômeurs comme étant des actifs. Chercher un emploi (et le déclarer !) suffit à être compté parmi les actifs. Reste que, lorsque les qualités d’un citoyen sont énumérées lors d’un mariage, un acte notarié, un procès, la mention « sans emploi » risque hélas de contribuer à un sentiment de honte chez la personne ainsi identifiée par une privation : « sans ». Le deuxième garde-fou est, lui, constitutionnel : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. », prévoit sagement le Préambule de 1946. Hélas, ce droit n’est pas respecté, et ce déni d’un droit fondamental par la société disqualifie des millions de citoyennes et de citoyens : plus de six millions de personnes, toutes catégories comptées, sont inscrites au chômage en janvier 2016, en France métropolitaine.

A considérer la question d’un regard critique, le Préambule de 1946 est somme toute étrange : car enfin, en quoi un citoyen qui subviendrait sans « travail » à ses besoins élémentaires par une ascèse et un mode de vie adaptés nuirait-il au corps social ? La réponse est implicite, n’est écrite nulle part, et pèse assurément sur chacun de nous dès que nous osons ne rien faire, c’est-à-dire, dans une société marchande, ne pas consommer ni travailler… Il est attendu par le législateur que nous contribuions à la richesse de la Nation, et ce, par le travail producteur d’une plus-value matérielle, intellectuelle ou sociale. De ce point de vue, « le droit d’obtenir un emploi » n’est qu’une concession faite au citoyen (et non assumée dans la réalité par la société) pour l’impératif moral du travail qui lui est infligé par la Constitution. Libre à quiconque est en situation de chômage de considérer que tant que son droit au travail n’est pas respecté, il peut se sentir exempt de son devoir de travailler… Mais ces calculs ont un coût : celui de s’informer de ses droits et de ses devoirs ; également celui d’oser, individuellement, penser, et donc critiquer, entre autres la Constitution… L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en garantit le droit.

Brest, 2 mars 2016.

Copyright, Yves-Marie Bouillon.

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« Du coup », une expression fautive ou symptomatique ?

Nous avons lu dans les journaux, sur quelques blogs ici ou là, que la locution adverbiale « du coup » avait envahi l’usage contemporain en langue française. L’emploi en serait la plupart du temps fautif. Une écoute psychanalytique de cette locution si couramment employée rend un avis nuancé. Si nous nous sommes massivement habitués à dire « du coup », ce peut être pour des raisons autres : ce ne serait pas par simple mimétisme, du fait d’une vulgarité d’usage généralisée (qui en décide ?), ou la simple manifestation d’une bêtise qui serait devenue commune à tous les locuteurs de langue française. La langue a ses raisons que l’usage « distingué » ignore… Commençons l’enquête.

Que dit l’Académie Française sur son site ?

 » La locution adverbiale du coup a d’abord été employée au sens propre : Un poing le frappa et il tomba assommé du coup. Par la suite, on a pu l’utiliser pour introduire la conséquence d’un événement : Un pneu a éclaté et du coup la voiture a dérapé.  Mais ainsi que le dit Le Bon Usage, il exprime « l’idée d’une cause agissant brusquement » et à sa valeur consécutive s’ajoute donc une valeur temporelle traduisant une quasi simultanéité. Du coup est alors très proche d’aussitôt. On ne peut donc pas employer systématiquement du coup, ainsi qu’on l’entend souvent, en lieu et place de doncde ce fait, ou par conséquent. On évitera également de faire de du coup un simple adverbe de discours sans sens particulier.

On dit : Il a échoué à l’examen. De ce fait, il a dû le repasser l’année suivante.

On ne dit pas : Il a échoué à l’examen. Du coup, il a dû le repasser l’année suivante. »

L’exemple donné par les académiciens est parlant : échouer à un examen est pénible… En apprendre la nouvelle peut générer une émotion brusque ; et repasser l’examen l’année suivante peut affecter au point d’avoir le sentiment de le faire sous le coup de l’émotion pénible ressentie. L’usage généralisé de cette locution manifeste-t-elle un état de choc de la population ? Nous en formulons l’hypothèse. Ces dernières années, l’usage du « choc » a été revendiqué par les politiques : le « choc » de simplification administrative, le « choc » de compétitivité…

L’écoute de la locution « du coup » employée massivement met en évidence que ce n’est ni faute de goût ni incompétence linguistique qui la font tinter plusieurs fois par jour à nos oreilles mais, bien au contraire, le génie de la langue, de cette langue parlée par des millions de locuteurs : nous disons « du coup » avec une telle fréquence car nous sommes chaque jour choqués (« impactés ») par des nouvelles tragiques, par des annonces politiques terrifiantes, par de nouvelles formes d’asservissement. Faudrait-il, au nom d’un « bon usage » de la langue, arrêter de les dénoncer, cesser de dire « du coup », et, du même coup, participer à une forme de censure ? Nous ne le pensons pas. Chacun a ses raisons de parler à sa façon. Ecouter ce que dit la langue, celle employée par le plus grand nombre également, participe d’un travail de psychanalyste. Mais écouter vise bien à lever la censure, non à y contribuer.

Brest, 28 février 2016.

Copyright, Y-M Bouillon.

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« Mm mmh… » : simple tic de psy… ou trésor de l’oralité ?

Le « mm mmh… » des psychanalystes est devenu une façon, peut-être la façon la plus radicale de les caricaturer en une seconde. Il ne s’agira pas dans cet article de se prononcer sur les dérives, voire les excès de certaines pratiques professionnelles où se confondent la prudence et la frilosité, l’écoute de la parole d’autrui et le mutisme, voire le respect de l’intimité, de la liberté, de l’originalité de l’autre et… une certaine lâcheté professionnelle. Le « mm mmh… » peut être prononcé à l’occasion ou fréquemment dans une séance, et ponctue souvent des moments précis de la réflexion de la personne qui parle. Cependant, rien n’empêche que cette expression sonore ait lieu au cours d’une séance où le professionnel énonce par ailleurs sa pensée de façon claire, distincte, dans une phrase élaborée.

Mais les « psys » n’ont pas inventé le fameux « mm mmh », si volontiers employé dans l’usage courant quand il s’agit de les moquer. « Mm mmh » pourrait bien être… vieux comme l’histoire de l’humanité. Prononcé (ou plutôt, à peine prononcé…) les lèvres fermées, nécessitant peu de souffle : le plus souvent, en tout cas dans un contexte en langue française, « mm mmh » est émis par la personne qui écoute. Il relève assez nettement, en première analyse, de la fonction phatique du langage, laquelle consiste ici en particulier à assurer celui qui parle qu’il est bien écouté, qu’il peut continuer, voire qu’il est encouragé, ou même acquiescé. « Allô », « hein? », « ah! », « hep ! » sont d’autres usages dans la langue courante de cet emploi de phatèmes (mots, interjections ayant pour fonction de renvoyer à la situation de communication elle-même). La fonction de « mm mmh » qui nous paraît la plus nette, à partir de laquelle va se décliner presque une infinité d’emplois divers, serait celle de maintenir la continuité même de la conversation, du côté de celui qui écoute, sans risquer d’interrompre celui qui parle. Ou comment manifester sa participation continuée à l’échange verbal… sans prononcer un mot ! « Mm mmh… », ainsi considéré, serait comme la première émission sonore signifiante, minimale, au-delà de laquelle le borborygme, l’interjection commenceraient de trouver place. Si la prononciation en était plus distincte, par exemple avec des voyelles intercalaires, cela pourrait prendre la forme de… « maman ».

Emis hors conversation, et en fonction du contexte, un « mmh » simple évoque le soupir d’aise, voire le plaisir gourmand, en général la satisfaction, mais peut aussi dénoter un malaise, une contrainte ressentie : soit l’expression d’un narcissisme conforté, soit celle d’une atteinte narcissique. Le redoublement, « mm mmh », évoque plus largement une intention signifiée à autrui. L’écriture ne rend pas compte des mille et une nuances que recèle ce véritable trésor oral. Selon sa durée, son intonation ascendante ou descendante, son ampleur, ce sont des richesses de significations faites à autrui probablement aussi vastes que celles que les expressions des sourcils, et plus largement des muscles autour des yeux, peuvent adresser à l’interlocuteur sans que soit prononcé un mot. Grâce à l’ambiguïté des sens qu’il peut prendre sous une forme toujours identique, cet élément pré-verbal offre comme un fil sonore, parfois à peine audible, une vibration régulièrement rassurante, et rassurante aussi bien pour qui l’émet que pour qui l’entend. Bien sûr, « mm mmh ? » peut évoquer le doute, la question, l’étonnement, voire l’incompréhension, la contradiction, le refus ou même la mise en garde.

Le même son continué peut être la base d’une mélodie fredonnée : celle chantée par maman, ou celle murmurée en écho par le bébé qui s’endort ainsi dans l’illusion qu’il se confère à lui-même d’une présence rassurante. Qu’il soit également la base consonantique de « maman » indique assez ce qu’il peut offrir d’espace temps sonore malléable, appropriable par chacun, sans grand risque d’être mal interprété puisque en général reçu comme allant dans le sens de ce que dit celui ou celle qui parle. Ce n’est pas à strictement parler un objet transitionnel, tel le doudou trouvé-créé par l’enfant, observé par Winniccot (non le doudou acheté-offert par l’adulte…). Mais cela s’en approche pourtant : il est associé à l’univers maternel (sonore, « maman » ; s’entend également la satisfaction exprimée oralement durant ou après la tétée par le nourrisson) ; quand il n’est pas redoublé, il est plus pour soi, à moins qu’il ne dise l’attention qu’on prête à l’autre quand il (elle, maman) nous appelle : « mh ? ». Ce phatème, si attentif à certains égards à la situation de communication avec autrui, préserve simultanément une intimité corporelle (la bouche reste fermée), ainsi qu’une intimité psychique : son ambiguïté protège celui qui le murmure de toute interprétation trop rapide par autrui. A certains égards, dans une conversation entre adultes, où sont comme archivées toutes les associations émotionnelles exprimées par les sons prononcés dès la prime enfance, « mm mmh » manifeste la survivance, jusque dans un échange verbal élaboré -comme peut l’être une séance d’analyse-, de ce qu’il est convenu d’appeler l’accordage affectif entre la mère et l’enfant. Il s’agit donc, quand nous essayons de penser le « mm mmh », de véritablement sortir du doudou, restant un objet pour soi, et de tenter de concevoir une ouverture, sonore mais si riche de pensées en puissance, vers autrui. La référence à l’objet transitionnel, le doudou trouvé-créé par l’enfant, ouvre ainsi dans une direction quelque peu inattendue : le mythe, comme nous verrons bientôt… Encore que Winniccot fit véritablement du doudou, une première étape vers ce qu’il appela l’espace potentiel, l’espace psychique entre soi et l’autre, l’aire d’expérience et de partage culturel dans tous les sens du terme, l’ouverture vers les mondes possibles.

Le psychanalyste André Green proposa de considérer le mythe (dans l’acception la plus large du terme) comme un objet transitionnel collectif.  Donc un récit, une figure, une trame dramatique que chacun peut trouver dans la culture et se réapproprier, transformer à sa guise, dont chacun peut jouer, se déguiser. Nous pensons ici également aux standards du jazz, ces mélodies qui, si elles ont parfois un premier auteur connu, n’en restent pas moins au libre usage de tous les interprètes : libre à chacun de nous de préférer telle ou telle interprétation de Summertime, de Caravan, d’en inventer une à notre tour, serait-ce en la fredonnant, mais aucun interprète ne pourra prétendre jouer ou chanter la vraie version. Les mythes de Don Juan, d’Oedipe, de Prométhée, dans la littérature, sont soumis à de telles variations à travers les siècles. Et même notre Batman contemporain varie selon les réalisateurs qui l’adaptent au cinéma…

Or l’étymologie de « mythe » en grec offre une surprise. La signification première en grec (mythos)  semble avoir été, d’après le dictionnaire étymologique de Pierre Chantraine : « suite de paroles qui ont un sens, propos, discours ». Cependant, mythos se distingue de épos (qui désigne, le mot, la parole dans sa forme) auquel il est associé, en ceci: mythos précise plutôt le « contenu des paroles, l’intention, la pensée ». Or, la subtile ambiguïté de « mm mmh » consiste précisément à exprimer quelque chose de la pensée de celui qui l’émet (le plus souvent quand il écoute, c’est dire s’il en dit peu…), sans en préciser plus la forme (fonction dévolue à épos, en grec) : l’écoute bienveillante, le semi-accord, l’acquiescement, voire l’accord complet, et toutes les nuances, d’une certaine réserve jusqu’au désaccord complet dans des accentuations plus graves en général, ou plus lentes. Là où l’analyse prend une ampleur nouvelle, c’est lorsque Chantraine énonce les hypothèses pour rendre compte de l’étymologie : mythos « serait un terme populaire et expressif tiré de l’onomatopée mu (avec un suffixe –thos qui ne surprendrait pas) », mais, précise Chantraine avec l’habituelle prudence qui le caractérise, « le sens des mots, dès les plus anciens textes, ne joue pas en faveur de l »hypothèse ». L’étymologie joue souvent ce tour aux curieux d’offrir mille pistes passionnantes, parfois aussitôt refermées qu’ouvertes! Mais le doute est semé : et si le mythe, dans la nuit des temps, avait commencé par un « mm mmh« , un « m[u] » « populaire et expressif », « une onomatopée »…

Il va de soi qu’entre le « mm mmh » et le mythe, s’ouvre un monde, des univers, voire des siècles d’invention humaine. Cependant, la confiance requise pour continuer à parler au-delà de quelques mots, en ayant l’assurance ferme, régulièrement exprimée, d’être écouté, quelle que soit la fantaisie déployée, même en dépit du bon sens, cela donne dans les situations les plus favorables le loisir, le temps, éventuellement le courage quand il en faut, de développer son mythe personnel… « Mensonge vrai », ainsi Cocteau définissait-il le mythe ; « objet transitionnel collectif », propose André Green. Il n’est pas jusqu’à la bande dessinée de Hugo Pratt, Mu, laquelle est située à l’île de Pâques et voit ses protagonistes en quête du continent perdu de l’Atlantide, qui ne soit, dernier album publié du vivant de son auteur-dessinateur, comme une illustration de ce que les mythes les plus puissants et les plus anciens peuvent trouver leurs origines dans un murmure…

Yves-Marie Bouillon, 2 octobre 2015.

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« L’homme et la mer » de Charles Baudelaire : l’âme humaine dans le miroir d’une vague…

Le poème de Charles Baudelaire, L’homme et la mer, expose d’une façon singulière les relations de l’être humain avec l’océan. Nous proposons ici une lecture analytique, vers après vers, sans prétention autre que celle d’éclairer, d’un seul point de vue psychologique, ce qui participe d’une telle fascination pour l’élément marin.

« Homme libre, toujours tu chériras la mer !                                                                                  La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme                                                                          Dans le déroulement infini de sa lame,                                                                                            Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »

D’emblée, Baudelaire propose ce qui semble un paradoxe : l’attachement affectif (chérir) de l’homme libre pour la mer… L’ensemble du quatrain développe la dimension narcissique d’un tel attachement. Bien sûr, le poète joue tant qu’il peut de l’homophonie « mer » et « mère ». Miroir mou, plastique, miroir vivant, parlant : ainsi peut être qualifiée la mère nourricière et aimante capable de donner suffisamment d’amour narcissique à l’enfant. Et la mer offre un tel miroir, comme le manifesteront les vers du quatrain suivant. Good enough mother, disait Winnicott tentant de rendre compte des capacités d’une mère « normale » à suffisamment satisfaire l’enfant dans son éducation quotidienne durant les premières années. Baudelaire joue assurément également de la présence d’une invisible et non-dite psyché, ce miroir individuel à main, mais d’une psyché particulièrement dynamique dans ce déroulement d’une vague (le mot n’est pas nommé, mais celui de « lame ») sur au moins deux vers. Comme souvent chez Baudelaire, le répit est de peu de temps. Le quatrième vers (« Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. ») ouvre sur un espace dont l’ambigüité dit assez l’ambivalence des sentiments circulant entre l’homme et la mer : l’amertume réfère au goût comme à la déception, de plus l’amer est un repère sur la côte…

« Tu te plais à plonger au sein de ton image ;                                                                                  Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton coeur                                                                          Se distrait quelquefois de sa propre rumeur                                                                                   Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. »

Le corps à corps évoqué, les embrassades, les regards échangés avec cet étrange alter ego seraient proprement étouffants si l’altérité n’apparaissait pas de façon irrépressible au dernier vers : « Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. » . Le propos de Baudelaire, homme civilisé, urbain, écrivant dans un contexte social déjà soumis aux impératifs du capitalisme, est explicite : la fascination de l’homme pour la mer est relative à son caractère « indomptable et sauvage ». L’éloge de l’océan dans ces vers de Baudelaire est au moins autant un hymne à la liberté. Le troisième quatrain, après des vers plutôt virils, relève d’une dimension plus secrète, plus féminine, la liberté ne pouvant se conquérir qu’au prix d’une préservation de l’intimité. Nous pensons ici aux multiples « trésors » qu’un enfant (ou un adulte…) ramène fréquemment de la plage pour les poser sur une étagère de la chambre :

« Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :                                                                  Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;                                                                                Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,                                                                              Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! »

Impossibilité de connaître l’âme humaine ! Au rebours de l’idéologie contemporaine de la transparence, le poème énonce de la façon la plus explicite à quel point le secret fonde la vie psychique… Il se dit que le psychanalyste, la première fois qu’il reçoit une personne, reçoit une énigme, et, quand la personne repart après avoir entrepris un travail psychique, voit partir un mystère…

Le quatrième quatrain donne un chant autrement plus pessimiste, romantique au sens d’un romantisme mélancolique :

« Et cependant voilà des  siècles innombrables                                                                             Que vous vous combattez sans pitié ni remords,                                                                    Tellement vous aimez le carnage et la mort,                                                                                    Ô lutteurs éternels, ô frères implacables ! »

Nous n’aurons pas ici le temps de développer tout ce que nous évoque ce long constat désenchanté du poète sur la lutte à mort entre l’homme et la mer. Ce sera l’objet d’un prochain article. Mais repérons déjà qu’initiant son poème par le descriptif d’un amour narcissique entre l’homme et la mer (entre l’enfant et la mère, s’entend inévitablement en langue française), le poète clôt son discours sur le constat d’une lutte entre frères… D’un océan-mère, le statut de l’élément marin devient celui d’un océan-frère, partageant avec l’homme le goût pour la destruction. La fascination amoureuse est devenue fascination passionnelle et destructrice. Les problèmes contemporains que pose la préservation des océans ne peut être ici passée sous silence. La destructivité de l’être humain envers l’écosystème qui l’abrite, le nourrit, parfois le tue, est ici remarquablement décrite par le poète. Il nous appartient, désormais, d’en tenir compte. Une juste considération des mécanismes destructeurs à l’oeuvre dans notre fonctionnement psychologique collectif semble nécessaire si nous voulons -enfin- nous donner les moyens de respecter l’océan : notre matrice.

                                                                        Copyright, Bouillon, 2015.

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Le dialogue à voix haute : se parler à l’air libre…

Est-ce tant que cela une évidence, se parler à voix haute, et dans un climat de confiance ? Sûrement pas, tant les conditions requises sont nombreuses : le temps, la disponibilité psychique, les sentiments de sécurité et de confiance, ainsi, peut-être, qu’une juste distance avec l’interlocuteur : ni trop proche, ni trop lointain… Quelqu’un de suffisamment externe à sa vie intime, qui ne viendra interférer dans aucun secteur de sa vie, des plus intimes aux plus publics, mais avec qui un dialogue puisse se poursuivre dans le temps, mezza voce, ou à voix plus haute, en tout cas sans se fier uniquement aux notions de complicité ou de sous-entendus, lesquels recèlent toujours quelque chose d’inquiétant.

Et pourquoi se parler? La talking cure, comme l’avait définie une patiente de Freud, la cure par la parole, est tellement passée dans l’usage, presque une coutume, que nous en oublions son caractère non évident. L’ouïe est, par rapport à la vue, fonctionnelle bien plus tôt dans la vie intra utérine. L’univers sonore dans le monde liquide intra maternel nous a peut-être prédisposés à préférer la dimension sonore de la relation avec autrui pour initier une relation de confiance. Le démarchage téléphonique commercial joue d’ailleurs de cette proximité sonore comme d’un atout majeur, là où le démarchage en porte à porte, donc visuel avant même que ne soit échangé un mot, suscitera peut-être plus spontanément la méfiance. Mais une psychothérapie verbale se vit de plus à l’air libre, en présence de l’interlocuteur et avec pour condition une juste distance physique. L’effort pour se faire entendre, voire se faire comprendre de l’autre, oblige ainsi à mieux se représenter à soi-même la nature de ses propres difficultés ou souffrances. Le geste est adressé, joué, et peut être difficilement repris à l’identique ; la parole peut être redite, interrogée, soulignée, renvoyée avec un simple écho, ou amplifiée. Parler à l’autre comme s’il était soi, et à soi-même comme à un autre ; l’ambigüité même de la locution « se parler » (à l’autre, à soi?) dit assez qu’on parle bien au minimum à deux personnes quand on parle avec quelqu’un. Peut-être est-ce là le caractère particulièrement précieux de l’échange verbal : un sentiment à la fois d’intimité et d’extériorité, avec ses mots, son intonation, ses sentiments, mais dans la langue courante, avec des mots utilisés par chacun d’entre nous au quotidien.

Parler avec une seule personne extérieure mais dans un univers stable et sécurisant dispose probablement la relation à l’intersection de la conversation en société, publique, ouverte, toujours risquée, et de la conversation privée (avec l’ami, l’alter ego, à l’extrême le monologue avec soi), voire l’univers sonore de la vie aquatique intra utérine. L’engagement d’un professionnel à la fois de fournir les moyens de la réflexion partagée, de proposer une conversation suffisamment ouverte et guidée par l’usage de la raison, et d’assumer et garantir la confidentialité stricte, hors de tout jugement de valeur, énonce, au niveau du cadre de travail (méthodologie, éthique), le souci de cette double visée du dialogue thérapeutique : ouvert à l’échange mais préservant toujours l’intimité ; pouvant accueillir les émotions, les sentiments, les ressentis les plus personnels, sans perdre de vue le but de pouvoir, à son rythme, y réfléchir avec quelqu’un d’autre.

Y-M Bouillon, 1er septembre 2015.

Copyright, Bouillon, 2015.

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Le Palais du Sommeil : Ovide décrivant la formation des rêves… deux millénaires avant Freud !

Curieusement, on ne trouve nulle trace de l’histoire de Céyx et Alcyone (Ovide, Les Métamorphoses, Livre XI) dans L’interprétation du rêve de Freud. Cette histoire malheureuse, relative à l’amour conjugal et au souvenir d’un mari défunt venant hanter le rêve de son épouse, est pourtant l’occasion pour Ovide de figurer de façon exemplaire, pour qui est un peu coutumier du travail de Freud sur les rêves, les mécanismes de formation des rêves.

Céyx avait d’abord vu son frère Dédalion, éprouvé par le chagrin d’avoir perdu sa fille, être transformé en épervier. Ensuite, Céyx avait vu un loup égorgeant les troupeaux de Pélée, pour punir Pélée d’avoir tué son demi-frère ; le loup avait été métamorphosé en pierre. Troublé, angoissé, Céyx veut aller consulter l’oracle de Claros (consacré au dieu Apollon). Ni les larmes de son épouse Alcyone, ni ses exhortations à ce qu’il change d’avis ne l’en empêchent. Ovide, discrètement mais avec précision, laisse entendre que la volonté de Céyx d’apaiser son inquiétude après les étranges métamorphoses déjà survenues est à l’origine du drame. Vouloir consulter le sort l’a précipité… Si le poète ne dit pas explicitement ne pas croire à la consultation des oracles, il en relève au moins le danger : prêter une omniscience à autrui (un dieu, un humain prétendument inspiré), c’est déjà offrir son corps à un contrôle supposé tout-puissant, en dépit des dangers réels qui se rencontrent chaque jour, et que nul, en réalité, ne contrôle… Le voeu de Céyx (consulter l’oracle) manifeste le voeu inconscient de contrôler, en s’y soumettant, une instance omnisciente supposée. Cette consultation d’oracle, qui nécessite un voyage, est faite au détriment de la prudence, de la juste observation de la nature et de ses périls. Céyx embarque ; le bateau fait naufrage.

Le songe envoyé par Junon à Alcyone est l’occasion de la description du Palais du dieu Sommeil. Le poète semble particulièrement à son aise dans cette invention si originale. La déesse Junon, lasse des prières adressées par Alcyone pour que son mari échappe au péril, alors qu’il est déjà mort, commande à Iris, messagère des dieux, de s’adresser à Somnus ainsi : « convoque les songes qui imitent au mieux les formes véritables ». Un jeu de mot entre « formas » (« formes », en latin) et « Morphée » et « morphé » (« Dieu du sommeil » et « forme », en grec) est suggéré dans le texte. La visite du Palais du Sommeil offre au lecteur un aperçu de l’atelier même du poète, là où les formes sont inventées, dans ses rêves.

Si nous retraçons le chemin pris par Ovide dans sa narration, nous retrouvons de façon remarquable la description proposée par Freud. Alcyone émet un voeu pressant auprès de Junon, déesse du mariage : revoir son époux vivant. Et Junon ordonne à Somnus, par des mots, de sélectionner les songes les plus appropriés par leurs formes, afin d’informer Alcyone de la réalité. Tel que l’a proposé Freud, le rêve est bien ici une réalisation de voeu inconscient, sur un mode hallucinatoire, durant le sommeil ; les pensées du rêve sont transformées en images (figuration symbolique). Le rêve que Morphée envoie est celui où Céyx apparaît à Alcyone, l’informe qu’il est mort, qu’elle ne doit plus se promettre un retour impossible, et qu’il attend qu’elle le pleure et prenne le deuil. Le rêve semble relever de la catégorie de ceux mettant fin aux incertitudes angoissantes du rêveur, quitte à rêver le malheur tant craint, puisque, à l’état de veille, l’incertitude de la situation peut devenir insoutenable. Et quand Alcyone prend le deuil suite au rêve, elle accomplit son devoir d’épouse.

L’injonction faite par Junon à Somnus, « convoque les songes qui imitent au mieux les formes véritables », dit quelque chose de l’art d’Ovide : choisir dans les référentiels grec et latin les métamorphoses susceptibles d’analyser au mieux les passions humaines, voire y aller de son invention de nouvelles métamorphoses. Le crédit donné par Ovide aux songes, lesquels imitent, comme l’art, les formes véritables, renforce son discrédit de la consultation des oracles. Le poète laisse le loisir à son lecteur de douter de la véracité de son récit.

Par analogie, il est également préférable, quand un psychanalyste formule l’interprétation d’un rêve, qu’il la soumette, sans l’imposer, à l’analysant, laissant à celui-ci le mot de la fin sur ce qu’il en est de ses créations les plus intimes.

Yves-Marie Bouillon, 23 août 2015.

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Dialoguer : une autre façon d’habiter quelque part

Le déménagement est souvent, dans la vie d’une personne, enfant ou adulte, l’occasion de remaniements psychiques profonds. Certains sociologues considèrent qu’il faut trois mois pour se remettre d’un déménagement. Cela nous paraît court… Un an (le temps que soient passées toutes les saisons) nous paraît le minimum. Comme si la sortie de cet autre corps qu’est le logement, pour investir un nouveau lieu nous ramenait de façon irrépressible à notre premier grand déménagement… Quand nous sortons du corps maternel pour entrer dans la famille humaine, ce sont d’abord des bras, des corps (parentaux), des vêtements, des draps, un berceau qui nous attendent, puis un lieu qui nous accueille enfin : une chambre, elle-même sise dans un appartement ou une maison. Notre modèle de société est fondé sur la sédentarité. Les mots le disent assez : immeuble, demeure, maison, résidence ont des significations liées à l’identité, à la stabilité, à la permanence, voire à l’immobilité.

Nous ne cessons de quitter une enveloppe pour une autre (ne serait-ce qu’entre le travail et chez soi), mais l’idéal imposé collectivement reste un idéal sédentaire. Libre à chacun d’y adhérer ou non, en fonction de ses désirs, de ses opportunités. Les personnes dites « sans domicile fixe » souffrent de ce refus par le corps social de leur offrir un lieu à la fois fixe et capable de s’adapter à leur précarité économique, parfois à leur vulnérabilité psychique. Nous avons mis en place depuis des milliers d’années une organisation sociale liant intrinsèquement la notion d’intimité psychique à celle d’habitat : avoir un chez soi offre la possibilité d’y tenir son jardin secret, de garder son quant-à-soi. Mais cette intimité psychique est mise à mal depuis l’irruption dans la vie quotidienne des télécommunications, téléphone, internet, etc. Et nous découvrons alors à notre propre surprise que notre intimité psychique devrait dans l’idéal pouvoir être créée partout, si nous trouvons si difficile de la retrouver même chez soi… Les habitats contemporains commencent à s’y méprendre à ressembler à des open space : cuisines ouvertes, fenêtres du sol au plafond, baies vitrées toujours plus grandes au nom d’un chauffage par le soleil…

Si le chez soi est attendu comme devant offrir une intimité, mais que celle-ci est malmenée par l’intrusion du monde extérieur via les médias et les technologies modernes de communications, quelle opportunité nous reste ? Parler, écouter, penser… parfois en silence ; parfois seul, ou à deux ; l’intimité d’une conversation privée, au foyer ou ailleurs, d’une conversation sans technologie associée, devient de plus en plus un luxe. Le geste de « couper son portable » (expression étrange, qui n’aurait pas eu de sens il y a trente ans), pour aviser autrui qu’on se rend pleinement disponible pour se parler, manifeste précisément qu’il n’est plus de lieu a priori échappant totalement à l’emprise collective. Sauf à se faire confiance, à faire confiance à autrui, sans garantie technologique à la clef… Habiter quelque part, à l’époque des télécommunications invasives, habiter au sens où l’on investit un lieu de ses émotions et de ses attentes, de son attention et de son temps, de son écoute, pourrait déjà se vivre dans le temps consacré à quelqu’un dans une conversation. Le dialogue vivant est un des lieux possibles où vivre ensemble.

Yves-Marie Bouillon, Psychologue clinicien.

10 Mai 2015, Copyright Bouillon.

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Ecouter son intuition : un des bénéfices d’une psychothérapie…

L’intuition guide habituellement nombre de nos décisions. Sans même nous en apercevoir, nous écoutons une « petite voix intérieure », nous suivons notre « flair », nous faisons confiance à notre premier « coup d’œil », nous estimons la valeur d’un objet « à vue de nez »… Dès lors qu’il s’agit de décisions importantes, selon l’âge, l’éducation, les circonstances, nous suivons plus ou moins cette intuition première… et le regrettons plus ou moins. Car certaines intuitions sont justes ; d’autres sont trompeuses… Les philosophes, certains psychologues, ont étudié le concept d’intuition sans toujours se mettre d’accord sur l’extension d’un concept dont le champ d’application échappe précisément… à la rationalité langagière : comment penser une fonction assurément vitale, mais dont la caractéristique majeure est de se situer, au moins en apparence, hors des moyens habituellement employés par la raison?

Quelles sont les circonstances dans lesquelles l’intuition assume une fonction d’importance quasi vitale ? Quand nous manquons de temps ; quand il y a danger ; quand nous manquons d’informations… Et si nous nous disons parfois, après coup, que nous aurions dû suivre notre intuition, c’est donc qu’il reste possible d’accéder à une estimation juste de la situation par deux voies : par intuition et par raisonnement verbal analytique. Pourtant, la deuxième voie -le raisonnement analytique- nous induit parfois en erreur. Comme si le raisonnement analytique nous donnait l’occasion, paradoxalement, de censurer une intuition première et exacte… De fait, la pluralité des modalités sensorielles et intellectuelles que réclame fréquemment le jugement analytique pour établir une estimation exacte (la vue, l’ouïe, la comparaison avec d’autres situations en apparence semblables, le souvenir, les théories, etc.) va fournir autant d’occasions à la censure interne de refuser les conclusions données par l’intuition. Et les préjugés, la conformité à la pensée dominante, l’adhésion aux clichés, voire le souhait de plaire à ses auditeurs ou contradicteurs (parents, amis, conjoint, enfants, collègues de travail) peut nous faire prendre une décision contraire à notre flair…

Alors quel bénéfice une psychothérapie peut-elle apporter dans cette tendance, malheureusement socialement encouragée, à nous méfier de notre flair? Un travail psychologique peut amener à repérer les entraves que chacun place sur son propre chemin pour complaire aux figures parentales, aux bons amis secourables, aux collègues bien intentionnés. Il arrive que, pour penser son propre chemin, pour retrouver sa liberté d’action, il faille en passer par un dégagement des identifications forcées aux héros de notre enfance : les parents, les aînés, les stars de la télévision ou du sport, de la culture ou des sciences même… Il ne s’agit pas de les récuser en tant qu’idéaux, mais de précisément les situer à leur place exacte : figures idéales, les grandes personnes que nous avons admirées ont été entourées par nous d’une aura qui nous empêche d’écouter nos émotions, nos perceptions intimes de nos besoins, notre sentiment intime de nous-même, de notre valeur.

Un dégagement hors des entraves que nous font ces figures idéales nous donnera un double bénéfice : nous pourrons à la fois retrouver une écoute de nos intuitions dégagée de certaines formes d’auto-censure, et poursuivre un jugement analytique des situations que nous rencontrons avec d’autant plus de puissance et d’exactitude que nous aurons appris à repérer les figures idéales que nous plaçons nous-même sur notre chemin pour nous empêcher de penser par nous-même. Certes, Untel aurait dit ou pensé cela… mais c’est Untel, non moi ! Et la valeur que j’ai pu accorder à ses jugements un temps était fonction de ma vulnérabilité d’alors, de ma dépendance infantile, financière, affective… Un cadre sécurisant, une confidentialité absolue, un engagement du psychothérapeute à ne pas chercher à influencer le consultant pour le laisser libre dans sa réflexion peuvent favoriser le dégagement hors des chaînes qui nous empêchent d’écouter notre intuition… et hors des chaînes qui empêchent également de mener une réflexion plus approfondie, verbale, et aussi personnelle que l’intuition!

L’intuition consiste probablement, en nombre de situations d’urgence et de danger, à ne pas céder à la censure… La censure interne peut provenir de l’angoisse de culpabilité d’oser penser différemment des autres, ou de ses propres cheminements habituels de pensée. Cette censure peut également provenir de la considération d’un danger tel que, dans l’immédiat, nous refusons de le considérer pour ce qu’il est : on approche alors le sentiment de terreur panique. Nous préférons fermer les yeux à notre intuition, qui pourtant, elle, repère le danger, voire pourrait nous donner une modalité d’échapper au danger… si nous acceptons de surmonter notre peur!

Retrouver son intuition, être à son écoute ne consiste pas, d’après nous, en un comportement magique, ni instinctif d’ailleurs… mais en une confiance retrouvée en sa propre intelligence, ses propres facultés d’adaptation. Car une analyse dégagée de toute censure peut, à l’occasion, confirmer l’intuition première. La prudence demande souvent cette double assurance : l’intuition et la réflexion approfondie.

Brest, 18 janvier 2015.

Copyright : Bouillon, 2015.

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« La Grande Guerre » de Magritte : deux tableaux et un seul titre…

Le tableau de Magritte est célèbre : un homme en costume noir, cravate rouge et chapeau melon noir, nous fait face. Sa face (son visage) est entièrement masquée par une pomme verte. Le titre n’est pas toujours connu : La Grande Guerre. Le tableau est daté de 1964, précisément cinquante ans après le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Un autre tableau porte le même titre et est daté de la même année, ce qui est moins connu. Cet autre tableau La Grande Guerre représente une femme toute de blanc vêtue, avec ombrelle, chapeau à plumes et gants, tous accessoires blancs, le sac à main pendant au bras gauche étant ornementé de gris. Un bouquet de violettes, cette fois-ci, nous masque le visage de la femme. Nous avons entrepris la publication de cet article suite au constat qu’aucun critique d’art n’a élucidé le mystère de ces tableaux et de leur titre : à notre connaissance, mais nous n’avons pas établi une revue complète de la question.

L’année de leur création (1964) sonne comme un anniversaire sombre du déclenchement de la dite Grande Guerre, seulement dix ans après la fin de la Seconde…

Le tableau représentant la femme, le moins connu, est pourtant le plus aisé à interpréter quant au titre. Quand un soldat mourait au front, promis ou marié à une femme, elle se retrouvait, selon qu’ils étaient fiancés ou mariés : veuve blanche (la robe de mariée n’avait pas eu le temps d’être étrennée) ou veuve noire (la femme était effectivement veuve, et pouvait porter le deuil selon l’usage). Ce tableau pourrait s’intituler aussi bien La veuve blanche : le bouquet de violette en amplifie les résonances affectives. Symbole d’innocence, voire de virginité, en tout cas de timidité à dire son amour, la fleur représente aisément l’amour non consommé. Mais le bouquet masque le visage. L’expression des sentiments, ici du deuil, est finalement censurée – sauf, peut-être, un langage convenu, celui des fleurs, n’exprimant rien de singulier. Nous ne savons rien de cette femme, ni de l’homme à qui elle destinait sa tenue blanche. Le nom même des fleurs (des violettes, en bouquet, prenant la place de tout le visage) indique par association un élément encore plus précis : la violence. Cet autre tableau de Magritte est également connu (Le Viol, 1934), dans lequel un corps nu de femme (sans son visage, ni ses jambes) est entouré d’une chevelure et figure finalement comme un visage. Qui pourrait dénier que la violence de la guerre (violence faite aux femmes et aux hommes, par les hommes) est dénoncée dans ce bouquet de violettes qui semble comme jeté (puisque son homme est mort) à la figure de la femme promise, condamnée à rester en robe de mariée blanche, seule sur une jetée, le long de la mer?

Qu’en est-il de l’homme au chapeau melon et avec une pomme barrant la possibilité de voir son visage? Rappelons-nous d’abord comment Magritte choisissait ses titres. Il présentait ses œuvres, en cours ou achevées, à un cercle restreint d’amis, lesquels proposaient divers titres, le plus souvent sans rapport apparent avec le contenu pictural. Magritte escomptait précisément un travail particulier du spectateur dans la surprise qu’occasionnerait la rencontre du spectateur avec l’œuvre et son titre.

Nous n’oublierons pas qu’un collectif de quelques personnes (une intelligence collective, quelques-uns) participaient au choix du titre. Il se trouve qu’un des éléments-clefs de ce tableau (une forme cryptée d’obus) nous est apparu précisément dans une séquence de travail avec quelques personnes en face du tableau via un écran d’ordinateur. Prêtons-nous au jeu, puis cherchons ensuite dans d’autres tableaux du peintre les liens associatifs possibles.

Bien sûr, en lien avec la guerre vient vite la pomme de discorde. Celle qu’Eris (« Discorde », en grec) jeta au milieu du repas de noces de Thétis et Pélée, les futurs parents d’Achille, le héros de la guerre de Troie, Grande Guerre s’il en fut, au moins en littérature. Eris jeta la pomme et proclama l’offrir à la plus belle des déesses. On sait la suite… Le berger troyen Pâris l’offre à Aphrodite, qui lui a promis en échange de pouvoir connaître Hélène… et la guerre suivit. Mais revenons au tableau. Cette pomme n’évoque en rien la discorde (sinon qu’elle est verte, peut-être…). Il semble trop tôt pour l’interpréter ainsi. Des quatre petites feuilles qui l’accompagnent, les deux plus basses pourraient presque symboliser les yeux. La pomme et ses feuilles deviendraient un masque, à proprement parler un loup. L’homme est un loup pour l’homme… Certes, la pomme est un indice, mais qui, comme le bouquet de violettes, censure par ailleurs les expressions d’affects de l’homme. Quelque chose nous dit que cette pomme ne nous empêche pas de voir seulement le visage de l’homme, elle nous empêche également de voir autre chose, qui est dans le tableau. Il est temps, comme quand l’interprétation d’un rêve rencontre un obstacle, de détourner l’attention du tableau et de penser à autre chose… bien sûr en lien avec lui.

Les critiques d’art ont fréquemment repéré la multiplicité des motifs de l’homme en tenue noire et chapeau (le plus souvent melon) chez Magritte : comme un symbole du bourgeois standard européen, l’homme banal, ( cf. L’homme sans qualité de Musil, Der Mann ohne Eigenschaften). Les tableaux de Magritte reprenant ce motif abondent : il serait ici trop long de les lister, mais sûrement riche d’enseignements d’en dérouler les nombreux fils associatifs.

Une lithographie en couleurs à caractère publicitaire datant de 1918 (!) les préfigure manifestement, avec prénom et nom de l’artiste, René Magritte, sur l’affiche. C’est un enfant vu de trois quarts tenant à main gauche une tasse de « pot au feu Derbaix » et mimant de sa main droite un salut militaire. L’enfant porte un chapeau noir à ruban : comme un chapeau melon, mais mou… Et le slogan, commençant en haut de l’affiche et finissant en bas, énonce, tout en majuscules : « POUR DEVENIR UN FORT SOLDAT… JE BOIS LE POT AU FEU DERBAIX ». La propagande commerciale détourne la propagande militaire, et est signée René Magritte. L’enfant est à visage découvert. Considérer les deux tableaux intitulés La Grande Guerre (la « veuve blanche à face de violettes » et « l’homme au chapeau melon à face de pomme », tous deux de 1964) en regard de cette affiche (« l’enfant au futur de soldat promouvant le pot au feu Derbaix », de 1918) forcent le constat d’une filiation des œuvres : de l’enfant soldat en 1918 vers le bourgeois au chapeau melon (soldat anonyme ?) et sa veuve blanche de 1964.

Remarquons que le « feu » connote la guerre, que le « pot au feu » se consomme (comme la pomme), enfin que le déhanchement de l’enfant dans l’équilibre délicat entre la tenue de la tasse d’une main et le salut de l’autre féminise légèrement la silhouette (à l’inverse de la raideur de l’homme, mais allant vers la présentation en trois-quarts de la femme). Le ruban sur le chapeau mou de l’enfant préfigure la cravate de l’homme. Surtout, les couleurs de l’affiche commerciale, exclusivement dans les ocres et noirs, annoncent les deux seules couleurs du costume et du chapeau (noirs) et de la cravate de l’homme (rouge), la chemise étant cependant blanche.

Dans cette perspective, les deux tableaux intitulés La Grande Guerre pourraient être interprétés, près de cinquante ans après l’affiche commerciale vantant l’avenir guerrier de l’enfant et exactement cinquante ans après le déclenchement de la Grande Guerre, comme des remords tardifs, douloureux … et insistants : au point que Magritte commit ces deux œuvres représentant, l’une masculine, l’autre féminine, toutes deux sans visage, La Grande Guerre.

Si nous avons rendu justice, semble-t-il, de ce qu’il y avait bien quelque chose d’une guerre cachée dans ce tableau (celui de l’homme, avec son passé d’enfant à qui l’on enjoint de devenir « un fort soldat »), nous gardons un sentiment d’incertitude : la pomme nous cache-t-elle seulement le visage (celui d’un soldat inconnu, par exemple)? Ou nous empêche-t-elle également de voir quelque chose qui est pourtant visible? Nous savons la dénonciation par Magritte de la confusion des mots et des images : Ceci n’est pas une pipe et Ceci n’est pas une pomme (mais c’est la représentation picturale d’une pipe, d’une pomme, les deux tableaux existent). La pomme de La Grande Guerre bifurque notre regard d’autre chose…

Un tableau et sa gouache sur carton préparatoire, tous deux de 1953 et intitulés Golconde, accréditent fortement les associations suivantes : la multitude humaine, la ruine (Golconde fut une ville indienne, riche en mine de diamants, aujourd’hui en ruines du fait des guerres et de l’avidité humaine…), voire la mort en masse, le paysage désolé. Les tenues vestimentaires des hommes du tableau sont toutes uniformes : manteau long, chapeau melon, toujours noirs. Les tenues de la gouache préparatoire sont plus variées : certaines tenues, floues, pourraient évoquer des marins ou des ouvriers. Surtout, la raideur évoque la mort, ou au moins le garde à vous militaire. Ces hommes semblent tomber… comme des pommes : une autre association liée à la pomme, la théorie de la gravitation de Newton! Sauf que tomber (au champ d’honneur), c’est mourir.

Etudions ce qui distingue La Grande Guerre (l’homme à la pomme) de La Grande Guerre (la femme au bouquet de violettes) : la femme semble vivante, elle tient son ombrelle des deux mains ; l’homme pourrait être mort, comme un gisant debout, un simple buste sur une cheminée. Un autre tableau, intitulé Le Fils de l’homme, également de 1964, se distingue des détails suivant de La Grande Guerre (« l’homme à la pomme ») : dans Le Fils de l’homme se voient les mains (fermées sur elles-mêmes), et surtout les yeux (ouverts, chacun à moitié caché par le bord de la pomme). L’homme est vivant, regarde derrière une pomme, laquelle ne cache pas complètement son regard. Notre focalisation sur le fruit en est bien moindre. L’homme est devant un parapet, derrière lequel se devine une mer bleutée à perte de vue, et un ciel menaçant. Par contraste, le tableau La Grande Guerre insiste sur la pomme, la chute verticale (pas de rédemption par le « fils de l’homme », probablement un titre ironique de Magritte), les yeux cachés.

Il y a divers moyens de « voir » ce qui prétend ici être indiqué. Le spectateur peut faire tourner l’image de La Grande Guerre de 90° à droite ou à gauche, voire de 180° (la retourner complètement). Il peut aussi prendre conscience que s’oppose à la masse sombre du costume l’ensemble suivant : chemise blanche, cravate rouge, pourtours du visage couleur chair et chapeau melon. Puis, de cette silhouette (chapeau, pourtours du visage et échancrure dessinée par le rebord du veston noir) dégager une forme d’obus, dont les rebords du chapeau dessineraient les ailettes… Cet obus tombe droit vers le bas du tableau, ce que la pomme nous masque (nous focalisons sur elle) et nous rappelle (en toute rigueur, comme nous le rappelle l’association d’idée avec Newton, elle tombe!). Si la pomme tombe, l’homme aussi. C’est un homme-obus, un homme-canon, comme il s’en exhiba tant dans les foires et spectacles forains.

Cet essai d’interprétation de deux tableaux de Magritte portant même titre et même date de composition (La Grande Guerre, 1964) vise à considérer l’ampleur de la censure que nous subissons depuis cent ans (les effets de la guerre sur la population durant des générations), ou depuis cinquante ans (les dénonciations, conscientes ou inconscientes, de la guerre par Magritte dans ces deux tableaux). Les critiques d’art (sauf ignorance de ma part, et je serai alors heureux d’être contredit) continuent de s’en tenir aux dénégations pleines d’humour et de malice de Magritte relativement aux titres de ses tableaux. Mais que ces titres eussent été choisis par ses proches n’empêche qu’ils aient pu eux-mêmes, consciemment ou inconsciemment, lire à cœur ouvert dans les tableaux du maître, et trouver les titres les plus propres à nous pousser à les méditer longuement.

Yves-Marie Bouillon

18 décembre 2014, Brest.

© Y-M Bouillon, 2014.

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