La Jeune Parque de Paul Valéry
Le poème compte cinq cent douze vers alexandrins. Il est précédé d’une dédicace et d’une épigraphe qui, ainsi que le titre, méritent une écoute spécifique. Le poète a publié en avril 1917 un poème et non ses états successifs. La critique génétique nous renseigne sur ce qu’il n’a pas gardé dans la version finale, ses rejets. Des motifs tant esthétiques qu’inconscients, une motivation n’excluant pas l’autre, ont pu décider de ces rejets. Ils sont précieux dans l’élaboration d’hypothèses. Paul Valéry a puisé plusieurs fragments de La Jeune Parque dans des ébauches ou des poèmes « achevés » mais non publiés, écrits des années auparavant. Les transformations subies par ces fragments, lors de leur « digestion » par le poème qui s’appellera La Jeune Parque permettent de repérer les mouvements psychiques sur des durées excédant les limites de rédaction du poème étudié. La dynamique psychique du poème se révèlera indissolublement en lutte avec celle, collective, de son temps de guerre. La réception du poème par les milieux littéraires sera prise en compte.
La complexité formelle du poème (rythme, sonorités, rhétorique, syntaxe, lexique, composition générale) exige une lecture parfois harassante. La densité, la violence et la morbidité des états d’âme éprouvés requièrent une élaboration dont le temps est une condition nécessaire. La familiarité avec ce poème relève d’une expérience de l’unheimlich freudien, traduit de nos jours par l’étrange, qui renvoie à un certain féminin, du point de vue de ce que peut en éprouver un homme prisonnier d’une certaine posture : ici dans une organisation collective oppressant d’autant plus la féminité en temps de guerre.
Certaines figures féminines (Phèdre, Cordelia, Isolde, Médée entre autres) mais dont la parole est écrite par un homme provoquent cette expérience. Le motif du choix des coffrets de Freud évoque les trois figures que la femme peut représenter : la mère, l’amante et la mort. La mère qui donne vie, amour et langue, représente également la mort, le retour à la Terre Mère. Le surinvestissement du langage dans la névrose de contrainte peut être une tentative de mettre la main, par le contrôle des ressorts langagiers, sur la jouissance féminine, la terra incognita du point de vue phallique.
Nous travaillons à partir de l’édition de La Jeune Parque établie par Jean Hytier dans les Œuvres (tome I) de Paul Valéry publiées par les éditions Gallimard en 1957 dans la Bibliothèque de la Pléiade aux pages 96 à 110. Cette édition reprend « […] l’édition de luxe dite des Œuvres complètes, dont onze volumes parurent de 1931 à 1939 […] ». Ce texte de La Jeune Parque sur lequel nous travaillons est la copie de celui publié du vivant de son auteur, en 1933, dans les Œuvres de Paul Valéry, Tome C, aux éditions du Sagittaire (éditions de la N.R.F.). Ce choix permettra au lecteur de s’y référer aisément. Il appelle plusieurs remarques. Nous pouvons reconstruire la première édition de La Jeune Parque : achevé d’imprimé le 30 avril 1917, paru en 600 exemplaires. Il suffit de se référer aux notes de l’édition de la Pléiade. Elles indiquent les changements à opérer sur l’édition de 1933, pour retrouver l’état du texte de 1917. Nous le ferons chaque fois que l’édition originale offre une différence sensible pour notre lecture : c’en sera le cas pour la dédicace, l’épigraphe, ainsi que les vers 503-506 et 509-511. La parution du poème en 1917 n’en arrêta pas la forme. Sept autres éditions, toutes revues par l’auteur, en modifièrent la dédicace, l’épigraphe, la ponctuation, les espacements, la pagination, voire le contenu verbal (en 1921, 1925, 1927, 1929, 1931, 1938, 1942. Cf. Valéry, Œ., pp.1611-1620). Une édition de 1936, La Jeune Parque, Poème de Paul Valéry commenté par Alain, fut précédée d’une fable en vers de Valéry en guise de prologue : Le Philosophe et la Jeune Parque. Le discours de la Parque ne s’interrompit donc pas en 1917. L’insistance du poète à modifier sur deux décennies jusqu’aux virgules et aux blancs de ce texte manifeste des mécanismes de contrainte. Or ce texte est somme toute assez court, comparé à d’autres œuvres de langue française en alexandrins.
Sa dynamique relève de la compulsion de répétition, visant à empêcher les processus de pensée chez le lecteur. La référence savante aux Parques latines et implicitement aux Moires grecques, jusque dans le titre, relève d’un positionnement de classe : une classe sociale dominante, qui a accès à la culture antique. La réception favorable du poème, dans la vie civile à l’arrière, rend compte des représentations collectives à l’œuvre dans les milieux sociaux où évoluaient nombre d’hommes politiques et de généraux (nous n’avons pas dit tous). Ces représentations sont imprégnées des batailles homériques de l’Iliade, des navigations et des aventures amoureuses d’Ulysse ainsi que de son massacre des prétendants dans l’Odyssée, de l’histoire de la Grèce et de l’Empire dans lequel la République romaine a versé. Ce à quoi il faudrait ajouter, pour lire La Jeune Parque : les Métamorphoses d’Ovide, L’Âne d’or d’Apulée (pour le conte de Psyché), l’Énéide de Virgile, les poésies de Catulle et la liste est ouverte… Mais toutes ces références occultent, plus qu’elles n’éclairent, ce que dit le texte.
Ce référentiel nous plonge loin des réalités comme des représentations de la masse des combattants. Les Parques et les Moires nomment les divinités auxquelles les Romains et les Grecs de l’Antiquité attribuaient les fonctions de décision des destinées individuelles par leurs gestes ou leurs énonciations. Valéry prétend faire parler une figure divine édictant, d’une certaine façon, l’ordre social prévalant : la plus jeune d’entre les Parques, celle décidant du terme de la vie.
Le titre du poème fut cependant un choix tardif comme nous verrons. Les divinités romaines des Parques finirent par être associées aux Moires des Grecs. Distinguer les unes des autres évitera de tomber dans une confusion pourtant entretenue, de nos jours au moins, dans la mémoire collective oublieuse. Ce référentiel permanent du poème, l’Antiquité gréco-latine telle qu’elle était idéalisée au début du XXes., crypte ce qui est pourtant dit, pour qui prête une oreille attentive, et qui a cours pendant l’écriture du poème et le jour de sa publication : la guerre. Les jeux référentiels aux attributions globales des Moires et des Parques et de chacune d’entre elles nécessitent une étude préalable. La surexploitation tacite des mythologies associées aux Parques demande de se familiariser avec les mythes qu’elles voisinent.
L’épigraphe et la dédicace, fort défensives, seront également considérées. Les courriers répétés, avec des commentaires parfois redondants, que Valéry envoie en cours d’écriture puis après publication du poème, manifesteront une ritualisation, spécifique de la névrose de contrainte.
La lecture quasi juxtalinéaire du poème que nous proposons est partiellement contrainte par l’organisation de celui-ci : un discours monotone mais discontinu, présenté par fragments. Les isolations des dits fragments relèvent également de mécanismes de contrainte. Nous nous laisserons guider par les affects générés par la lecture des fragments et par la connaissance des temps d’écriture des différents vers. La présence de la guerre contemporaine de l’écriture du poème, refoulé majeur dont Valéry ne fut cependant pas dupe, fait massivement retour dans le poème : du point de vue d’un homme de l’arrière et à tous égards attaché à sa classe sociale d’appartenance.
Les Parques, présentation
Rien n’indique que les Moires grecques aient, stricto sensu, précédé les Parques romaines. Nous commencerons par la présentation des Parques dans leur contexte mythologique. Pierre Grimal indique (Grimal P., 1951, Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, Paris, P.U.F., 2002, p. 348) :
« Les Parques sont, à Rome, les divinités du Destin, identifiées aux Moires grecques, dont elles ont revêtu peu à peu tous les attributs. A l’origine, il semble que les Parques, fussent, dans la religion romaine, des démons de la naissance. Mais ce caractère primitif s’effaça de très bonne heure devant l’attraction des Moires. On les représente comme des fileuses, mesurant à leur gré la vie des hommes. Elles sont, comme les Moires, trois sœurs : l’une préside à la naissance, l’autre au mariage, la troisième à la mort. Les trois Parques étaient représentées, sur le Forum, par trois statues que l’on appelait couramment les Trois Fées (les tria Fata, les trois « Destinées »). »
Fata mérite d’être relevé :
Fata, neutre pluriel du participe passé fatum, est issu du verbe « for, fāris, fātus sum, fārī » aux dérivés et composés nombreux (fācundus, disert ; fāmen, –inis, parole ; fābula, conversation, récit dialogué, pièce de théâtre, fable ; etc.). « Le sens de ‘raconter’ et ‘énoncer, déclarer’ domine dans la racine. Le latin fātum appartient à ce groupe : le fātum serait une ‘énonciation divine’ ». Cf. Ernout A., Meillet A., 1932, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 2001 pour l’éd. consultée, pp. 245, 246.
Jean-Claude Belfiore précise les noms des Parques ( Belfiore J.-C., 2003, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse, p. 483) :
« Nona, Decima et Morta. Elles sont les compagnes immatérielles de chaque être humain, filant sa destinée avec plus ou moins de bonheur, mais toujours d’une manière impitoyable. Les Parques n’ont aucun mal à passer pour les déesses de la mort. »
Ernout et Meillet indiquent Decuma à l’entrée « Parca ». Decima évoque « décimer », mais ce sens conviendrait pour la troisième Parque. Les places et les noms des Parques ou des Moires sont l’objet d’interpolations fréquentes.
D’abord divinités de la naissance puis décrites comme des fileuses (peut-être par attraction des Moires), les Parques s’emploient pour décider du cours de la vie des humains à des activités exclusivement féminines et domestiques (Cf. par exemple Ovide, Les Métamorphoses (Livre IV). Les filles de Minyas refusent de célébrer le culte de Bacchus et « troublent ces fêtes par des travaux hors de saison : elles filent la laine, font tourner leurs fuseaux sous leurs doigts » et se content des histoires… Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Le livre de poche, 2010, p. 154.) L’appellation « les trois sœurs » suffit à les identifier (Par exemple Ovide, Les Métamorphoses (livre XV), op. cit., p. 532 : « Les dieux, émus de pitié, ne peuvent briser les arrêts de fer des trois sœurs […] ».)
La remarque de Belfiore, « Les Parques n’ont aucun mal à passer pour les déesses de la mort. », semble une interprétation de l’auteur. Elle reflète une évolution vers une fonction fatale retenue par les Modernes. De la naissance jusqu’à la mort, les décisions des Parques sont irréversibles comme la mort. La troisième Parque fixant le terme de la vie, cet impossible à aller contre leurs paroles ou actes décisifs est subsumé sous l’idée générale de la mort. Et le nom de Morta ne dénote pas un nombre comme ses sœurs, Nona et Decuma. L’idée de déesses de la mort a pu être retenue du fait de ce nom qui évoque « la mort » par association phonologique : ce que contredira l’étymologie. Les Parques restent décisionnaires et sourdes aux vœux : d’autres divinités sont implorées pour favoriser, infléchir, arrêter le cours de la vie.
Les titres de 1912 à 1917 : de Hélène à La Jeune Parque
L’évolution des titres auxquels Valéry songea, au fur et à mesure que le nombre des vers grossissait le poème, indique une tendance générale vers une figure de femme fatale. Florence de Lussy a tenté à partir des brouillons, études et cahiers de Valéry, une chronologie de la genèse du poème (de Lussy F., 1975, La genèse de La Jeune Parque de Paul Valéry, coll. « Situation » n°34, Paris, Minard. Toutes les citations à suivre de F. de Lussy sont de cet ouvrage.) En 1912, poussé par André Gide, Valéry âgé de quarante ans accepte de revenir à ses écrits poétiques abandonnés depuis 1892. Valéry poursuit simultanément à partir de 1912 l’écriture de divers poèmes, projetant de les publier ensemble, dont celui qui deviendra La Jeune Parque.
Le premier vers du poème, « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure » fut écrit dès 1912 sur un papier titré « Hélène », et figura inchangé dans l’état définitif (pour ce paragraphe, cf. le chapitre I de l’ouvrage, « Les origines de La Jeune Parque 1912 (?)-1913 », op. cit., pp. 15-36). D’autres vers apparaissent, qui subiront des transformations, puis ces notations éparses, « Sanglots hoquets ». F. de Lussy remarque l’association des mots aux motifs d’une femme qui pleure et des remous de la mer (et donc, ajoutons-nous, de la mère). F. de Lussy en déduit (p. 19) :
« Plusieurs éléments de ces premières notations les rapprochent d’un poème de l’Album de vers anciens, ‘Hélène, la reine triste’, que l’écrivain revoit au même moment. Le nom de cette femme Hélène, qui là encore, semble bien être l’héroïne de l’épopée d’Homère, l’allusion à une grotte dont elle sort ‘même morte, admirée’ (I, 1), l’atmosphère marine et le motif des larmes, rappellent les premiers vers du poème de 1891 : ‘Azur ! c’est moi… Je viens des grottes de la mort Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores. […] Je pleurais.’ […] »
Nous touchons là, semble-t-il, le point précis de l’origine de La Jeune Parque : à partir de ce poème de jeunesse, Paul Valéry aurait cherché à composer, à partir de la figure d’Hélène, symbole de la beauté, une sorte de variation au féminin sur le thème de Narcisse.
Ajoutons, qu’en temps de paix, Valéry puise son inspiration dans un ancien poème, au titre évoquant une femme légendaire pour sa beauté, mais à ce titre promise en récompense à Pâris par Aphrodite pour qu’il la déclare la plus belle des déesses. Les conséquences de son enlèvement furent la guerre de Troie, restée symbole d’une « grande » guerre.
Le poète associe une figure féminine liée à la guerre et aux pleurs. En 1912, déjà père de Claude âgé de neuf ans, et d’Agathe qui a six ans, Valéry semble sortir, depuis peu seulement, du deuil de Stéphane Mallarmé. Son « maître » est mort en septembre 1898, quand Valéry allait avoir vingt-sept ans. Une si longue durée pour un deuil signe un déplacement : le père de Paul Valéry meurt quand celui-ci a quinze ans, en mars 1887.
Or la vie de Mallarmé fut, dès l’enfance puis en tant que père, une suite de deuils. Né en 1842, Stéphane Mallarmé perd sa mère à l’âge de cinq ans, sa sœur Maria (de trois ans sa cadette) à quinze ans, sa jeune amie anglaise Harriet Smyth à dix-sept ans, son père à vingt-et-un ans, son fils Anatole âgé de huit ans en 1879 (Mallarmé a trente-sept ans). Paul Valéry est né la même année qu’Anatole, en 1871 (cf. la chronologie (pp. XV-XXXIII), in Mallarmé, Œuvres, éd. revue, coll. Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1992).
En Février 1911, Valéry écrit à Albert Thibaudet deux lettres consacrées au « paternel, suprême ami… ». Voici l’extrait d’une lettre (Valéry, Œ., vol. I, p. 35) :
« J’ai connu Mallarmé après avoir subi son extrême influence, et au moment même où je guillotinais intérieurement la littérature. J’ai adoré cet homme extraordinaire, dans le temps même que j’y voyais la seule tête – hors de prix ! – à couper pour décapiter tout Rome… Celui qui m’a fait le plus sentir sa puissance fut Poe. J’y ai lu ce qu’il me fallait, pris ce délire de la lucidité qu’il communique. Par conséquence, j’ai cessé de faire des vers. Cet art devenu impossible à moi de 1892, je le tenais déjà pour un exercice, ou application de recherches plus importantes. »
Les vœux de mort parricides à l’égard d’un maître que Valéry a côtoyé jusque dans l’intimité de l’atelier d’écriture du Coup de dés sont bien, entre autres, ce qui a rendu délicat et possible-impossible le travail de La Jeune Parque. Et « décapiter tout Rome », avec pour obstacle Mallarmé, cela peut faire référence à Hannibal hésitant à franchir les Alpes, à César franchissant le Rubicond, à la Rome mère des arts et source pour Valéry de modèles qu’il reconnaît dans la métrique française. Il est question de guerre de conquête, de destruction et de meurtre de masse, de Rome donc d’Italie, pour les métaphores employées concernant l’aveu d’impuissance à écrire des vers depuis 1892. Ce qui s’est joué dans la relation interpersonnelle entre Mallarmé et Valéry nous échappe. Mais Valéry avait l’âge qu’aurait eu Anatole, le fils de Mallarmé mort à huit ans en 1879, s’il avait survécu. Nous supposons que Valéry l’apprit tôt ou tard, mais ne pouvons savoir quand. Laurie Laufer analyse les feuillets écrits par Mallarmé durant les quelques mois ayant suivi la mort de son fils ( Laufer L., 2009, La sépulture mallarméenne. Pour un tombeau d’Anatole. Cliniques méditerranéennes, 2009/2, n°80. Respectivement : pp. 98 (trois premières citations), 100, 101) ; les fragments ont été publiés en 1961, Mallarmé S., Pour un tombeau d’Anatole, Paris, Le Seuil). Ecoutons Laurie Laufer :
« « Tout se passe comme si écrire l’inachèvement, l’impossible deuil, écrire « le petit fantôme » – tel qu’il nomme Anatole – revenait à circonscrire le trou, le vide et le manque. […] Lui qui profère être mort avec son fils, dans ce qu’il nomme « une alliance, un hymen », se risque alors à ces fragments, ces bribes. […] Tout se passe comme si, pour écrire le mort, Mallarmé devait être déjà le disparu de cette expérience, comme s’il devait être « parfaitement mort ». […] En somme, Mallarmé creuse par les mots son propre tombeau. […] L’approche psychologisante du « travail du deuil » à accomplir se heurte là à l’impossible de dire, à l’impasse de la nomination : un père dont l’enfant meurt n’a pas de nom. Mallarmé fait alors sacrifice de sa propre langue en la traçant disparaissante. »
Valéry put éprouver des difficultés dans la relation avec Mallarmé, entre autres du fait de la coïncidence de son année de naissance avec celle d’Anatole. Des projections et des identifications réciproques entre les deux hommes, subtiles, nous échappent. A minima pouvons-nous supposer que Valéry s’éprouva comme une sorte d’héritier indigne de Mallarmé, voire de « fils » usurpateur, ce dont le courrier de Valéry à Thibaudet témoignerait.
De la rage d’avoir écrit fort peu de poésies, n’en avoir publié aucune durant les vingt années entre 1892 et 1912, Valéry se sort en écrivant au sujet de Hélène. Que s’est-il passé en 1892 ? Mentionner sa « nuit de Gênes » est un passage obligé des biographes de Valéry. Il a vingt-et-un ans (Valéry, Œ., op. cit., p. 20) :
« [Il] part pour Gênes avec sa famille [sa mère et son frère qui est son aîné, son père étant mort cinq ans plus tôt], et descend chez les Cabella, salita San Francesco. – Il a quitté Montpellier après avoir traversé une crise sentimentale aiguë, et se trouve alors en proie au doute et à un grand découragement. Il est prêt à renoncer à poursuivre une carrière littéraire. – 4-5 octobre : Cette résolution et sa volonté de ne pas laisser atteindre son esprit par une trop vive sensibilité s’affirment au cours d’une nuit d’orage : « Nuit effroyable – passée sur mon lit – orage partout – ma chambre éblouissante par chaque éclair – Et tout mon sort se jouait dans ma tête. Je suis entre moi et moi. »
Valéry rompt vingt années de quasi-mutisme, en tout cas de silence éditorial poétique, en amorçant ce qui deviendra La Jeune Parque. Le dépit amoureux puis la difficulté à se séparer d’une figure paternelle, le poète Mallarmé, ont été tenus dans une telle volonté de maîtrise des émois œdipiens que briser ce silence se fit en évoquant une femme fatale : Hélène de Troie, motif d’un poème écrit en 1891, repris en 1912. Toujours en temps de paix, mais en 1913 alors que l’armement des pays s’accélère, Valéry poursuit l’écriture des quelques vers.
Nouveaux titres : Ebauche (avec mention A André Gide), Etude ancienne, Discours, Larme et Pandore.
Relevons l’angoisse de l’inachèvement du premier titre (ou l’investissement narcissique d’un projet) et l’adresse au commanditaire ; l’investissement de la vie psychique laborieuse et du procès verbal des deuxième et troisième titres. Investissement proprement narcissique, les initiales de Paul Valéry, par lesquelles il signa le premier état publié de son poème sont les mêmes que Procès Verbal… Le titre Pandore (qui signifie « créée par tous ») accentue le motif de la femme source des malheurs de l’humanité : la figure de Pandore est probablement, des figures féminines de la mythologie grecque, celle présentée avec le plus de misogynie. De Hélène à Pandore, la femme, d’enjeu, devient actrice du crime : ce crime consiste en une curiosité (ouvrir une jarre) laissant s’échapper toutes les calamités que souffrent les humains…
Que s’est-il passé en 1914 pour Valéry qui a alors quarante-deux ans ? De divers indices, dont une note de Valéry (que nous citerons infra) le confirmant, F. de Lussy, déduit (Pp. 43, 44) :
« Il est donc permis de penser que Paul Valéry ne toucha pas à son poème pendant l’année 1914. Les inquiétudes que lui causait la santé de sa femme, le départ avec les siens pour La Preste, station de cure des Pyrénées-Orientales, la déclaration de la guerre et les angoisses qui en résultèrent justifieraient le tarissement de son inspiration. »
Un silence ne s’interprétant pas, nous nous en tiendrons là pour 1914.
En 1915, Valéry note deux titres possibles, α de la lyre et Elégie intérieure. Le premier, avec la lettre grecque « α », réfère à Apollon, unique occurrence d’une figure masculine dans les titres imaginés par Valéry, en l’occurrence divine et meurtrière.
Nous reviendrons sur la figure d’Apollon. Mentionnons qu’il réclame à sa naissance son arc et sa lyre. Il envoie les calamités sur les humains, dont les épidémies (Cf. Detienne M., 1998, Apollon le couteau à la main, Paris, Gallimard). La seule occurrence d’un nom propre désignant une femme dans le poème est « Parques », au pluriel. Aucun nom d’homme ou de divinité masculine n’y est dit (sauf « Cygne-Dieu » et « Thyrse », qui seront considérés).
Est-ce un sursaut viril du poète qui dit son identification au dieu (« Paul » s’entend dans « Apollon ») quand la guerre dure ? L’autre titre, Elégie intérieure, manifeste un mouvement à la fois d’amplification de la Larme, et d’assomption d’un genre poétique et de ses codes : la déploration d’une personne aimée et perdue. Ce titre spécifie l’intériorisation, le mouvement narcissique du locuteur qui se prend pour objet de l’élégie. La stase mélancolique est plus explicite encore que dans Larme.
Le Dictionnaire historique de la langue française indique, pour « élégie », un emprunt au latin elegie, du grec elegeia, « chant de deuil » :
« […] vraisemblablement un emprunt à l’Asie mineure, peut-être à la Phrygie. Elégie est le nom donné à un poème grec ou latin composé de distiques dont la tonalité est mélancolique. Par extension, le mot s’emploie à propos d’une œuvre littéraire moderne dont le thème est la plainte (av. 1850). Elégie, au pluriel, s’est dit au figuré pour « plaintes, lamentations » (XVIIIe s.) En musique, il correspond à un morceau en mineur (1854). »
L’origine peut-être phrygienne de l’élégie évoque d’ailleurs Troie en flammes, la Phrygie étant l’arrière-pays de la Troade.
L’année 1915, Valéry écrivit des vers que F. de Lussy présente ainsi (p. 56) :
« [un] fragment de dix vers intitulé « Renaissance » […] sur le thème du Printemps que Paul Valéry n’insérera dans son poème que beaucoup plus tard. Ces vers reprennent, avec quelques retouches, un état manuscrit du même fragment, intitulé « Avril », qui pourrait être daté du début du siècle […] »
Renaissance et l’ancien titre d’Avril seraient issus du début du siècle : comme quoi Valéry n’avait pas totalement cessé d’écrire… En pleine année 1915 (sans datation de mois) ces écrits accentuent l’hypothèse d’un mouvement viril réactif en pleine guerre meurtrière. La Renaissance manifeste un régime matriarcal prévalant.
Pour l’année 1916, F. de Lussy relève quinze titres, plus avec les variations, auxquels le poète a pensé : Parque mélodieuse, La Parque désirable, α, Alpha de la Vierge, Etude d’élégie, Divinité du Styx, La Stygienne, La Jeune Parque (de soi-même), La Feinte Parque (spirituelle), La Fausse Parque, La Seule Parque, La Femme d’ombre, La Jeune Pensive, Pièce de vers, L’aurore. (Op. cit., pp. 142, 143. Un ordre chronologique strict ne peut être établi. Les parenthèses mentionnent des variations de titre envisagées, lesquelles excluaient probablement l’autre adjectif qualifiant le substantif « Parque » toujours gardé. Cf. également, op. cit., p. 60.)
En 1916, troisième année de guerre, les divinités féminines de la mort surgissent explicitement et massivement : Divinité du Styx, La Stygienne, La Jeune Parque (de soi-même). Ce dernier titre entre parenthèses évoque le suicide. Alpha de la Vierge est le seul titre évoquant un référentiel chrétien, absent de l’ensemble envisagé de 1913 à 1917. Il peut également évoquer la constellation astrale, en tout cas une figure idéalisée féminine chaste, quand bien même elle serait mère (référentiel chrétien) : phallique et vierge. La Parque est qualifiée par son chant, sa jeunesse, son narcissisme, sa dissimulation, son esprit, sa fausseté, sa solitude, ses méditations. La Jeune Parque et La Jeune Pensive sont manifestement associées. Valéry pense peut-être au poème de Catulle où les Parques chantent, annonçant les malheurs de la guerre de Troie.
Ses pouvoirs de séduction, charmes associés à l’« éternel féminin » que peut craindre un homme manifestent les angoisses de castrations face à la figure double de l’amante-mère, séductrice et consolatrice. Ces charmes prendraient presque le pas sur la mortalité associée. En tant qu’objet, elle l’est d’un désir : La Parque désirable, réminiscence probable d’Hélène. La Femme d’ombre esquive, ou condense, la question de savoir si elle est de, ou dans l’ombre. Si l’on se rappelle Hélène et Pandore, la femme, dans les titres évoqués par Valéry pour son poème, fait se succéder les figures de la proie (objet de désir) et de la prédatrice (la mort) : voire les figures de femmes associées à la guerre et à toutes les calamités ! Il n’est pas dit qu’elle ne pense pas : ses pensées échappent, sont décrites à but narcissique et de tromperie des hommes. Aucune figure féminine n’est une interlocutrice digne de foi dans les titres imaginées. Dominée, dominatrice ou esquivant la relation, elle ne figure pas une autre personne avec qui parler en équité de droit : elle est seule. La Parque mélodieuse pourrait y excepter : si elle n’était Parque et si les Parques ne chantaient les malheurs futurs de la guerre de Troie dans le poème de Catulle lors du mariage de Thétis et Pélée. Le titre Aurore, enfin, réfère lointainement aux vers homériques passés dans la mémoire (L’aurore aux doigts de rose…) et à la divinité homonyme.
F. de Lussy précise que le nom de « Parque » apparaît pour la première fois en 1916 dans le titre La Seule Parque : « […] accompagné d’un vers tiré des Métamorphoses d’Ovide : ‘Nulla est Alcyone. Nulla est’ ». « Alcyone n’est plus. Elle n’est plus. »
La précision est de F. de Lussy (p. 58, op. cit.).
Le vers dit la déploration du poète Ovide pour Alcyone qui a perdu son époux Céyx, mort noyé d’avoir affronté les périls de la mer malgré les prémonitions d’Alcyone. Le couple fut métamorphosé par les dieux en oiseaux marins en récompense de la piété conjugale d’Alcyone. En 1916 et à l’échelle collective, les deuils des épouses de soldats morts au combat ont pu motiver Valéry pour cette première occurrence de La Seule Parque. Le qualificatif Seule condense l’affect de solitude éprouvé lors du deuil et la toute puissance de décision de « qui meurt quand » affectée à la divinité Morta par les Romains de l’Antiquité. Le poète se place en énonciateur de fata, par identification à celle qu’il fait parler, une Parque. Le contrôle de la guerre échappe à tous. Le poète fantasme, dans l’écriture de son poème commencé cinq ans plut tôt en temps de paix, qu’il participe de la fatalité du cours du monde, a minima qu’il la déplore. Enfin, puisque les Parques furent associées aux Moires fileuses, mentionnons également que le 1er septembre 1891, Valéry qui allait avoir vingt ans publia dans la revue La Conque le poème La fileuse, où paraissent déjà les motifs de la mort, de l’activité du filage et des sœurs. (Cf. Valéry, Œ., p. 1535, la version originale du poème, telle que publiée dans La Conque).
Psyché et Iles furent suggérés par Pierre Louÿs en 1917, qui publia son roman Psyché et était prêt à lui céder le titre, mais Valéry les refusa. La figure mythologique de Psyché paraît dans la citation précédant le poème, nous y reviendrons. La Jeune Parque figure la Parque décidant du terme de la vie. Pourquoi la plus jeune ? Du point de vue psychanalytique, Freud donne une réponse dans Le motif du choix des coffrets. Le « mythe des trois sœurs » réfère au motif récurrent que Freud repère dans la littérature, de trois femmes entre lesquelles un homme doit choisir, ou de trois sœurs dont l’histoire de la plus jeune nous est contée : Pâris (et les trois déesses), Lear (et ses trois filles), Cendrillon, Psyché…) :
Ecoutons Freud (Freud, 1913, Le motif du choix des coffrets, O.C.P. XII, pp. 62, 63) :
« La création des Moires est le résultat de la connaissance acquise par l’homme, lui rappelant que lui aussi est un morceau de la nature et est donc soumis à l’immuable loi de la mort. Contre cette soumission quelque chose devait nécessairement se rebeller dans l’homme, lequel ne renonce à sa position d’exception qu’avec une extrême répugnance. Nous savons que l’homme utilise son activité de fantaisie pour satisfaire ses souhaits non satisfaits par la réalité. Ainsi donc sa fantaisie se révolta contre la connaissance incarnée dans le mythe des Moires et créa le mythe qui en dérive, dans lequel la déesse de la mort est remplacée par la déesse de l’amour et par des configurations humaines qui en sont l’équivalent. La troisième des sœurs n’est plus la mort, elle est la plus belle des femmes, la meilleure, la plus digne d’être désirée et d’être aimée. […] Cette même considération nous apporte la réponse à la question : d’où le trait marquant qu’est le choix est-il arrivé dans le mythe des trois sœurs ? Choix est à la place de nécessité, de fatalité. C’est ainsi que l’homme surmonte la mort qu’il a reconnue dans sa pensée. On ne peut concevoir de triomphe plus fort de l’accomplissement de souhait. On choisit là où en réalité on obéit à la contrainte, et celle qu’on choisit n’est pas l’effroyable, mais la plus belle et la plus digne d’être désirée. »
Le choix du titre en 1917 par Valéry, La Jeune Parque, alors que la guerre a toujours cours, manifeste un déni de la mort et un vœu de contrôle total. L’idéalisation sous les traits d’une belle jeune fille de la nécessité à quoi peut renvoyer un temps de destruction massive oriente déjà, par le seul titre, notre lecture.
La dédicace au commanditaire et l’épigraphe
La dédicace
Sur l’ensemble des poésies publiées par Paul Valéry, La Jeune Parque est un des rares poèmes dont la dédicace mentionne également la date : 1917. Deux autres publications mentionnent leur date d’achèvement : L’ange (« Mai 1945 » est écrit à la fin du poème, lequel n’est pas dédicacé) et la traduction en vers des Bucoliques de Virgile (« Le 20 août 1944 » apparaît dans la dédicace). Dans ces trois et uniques cas, dont La Jeune Parque, la datation renvoie à des temps de guerre. En avril 1917, c’est la troisième année de guerre mondiale. Que dit la dédicace ?
À André Gide
Depuis bien des années
j’avais laissé l’art des vers :
essayant de m’y astreindre encore,
j’ai fait cet exercice que je te dédie.
1917
La mise en page, toute en italiques, centrant et isolant chaque proposition sur une ligne différente, isole complètement la date : 1917.
Au temps passé et à venir sous le régime de la guerre, ce qu’indique « 1917 », se superpose le temps durant lequel le poète a remis le métier sur l’ouvrage alors qu’il avait « Depuis bien des années » « laissé l’art des vers ». Les mots « essayant », « astreindre encore », et « fait cet exercice » connotent l’effort du poète ayant écrit sous la contrainte. Sans mention de lieu, l’année 1917 semble une signature ou son tenant lieu.
Quel responsable, quel lieu évoquer pour l’année où la guerre s’intensifie avec l’arrivée des soldats des Etats-Unis d’Amérique sur le sol européen ? Mais cette dédicace fut choisie par le poète pour l’édition de 1933 à laquelle nous nous référons…
En 1917, la première édition n’indiquait pas l’année mais les initiales du poète : « P.V. » (Valéry, Œ., vol. I, p. 1611). Valéry a substitué à ses initiales, en 1921, pour la deuxième édition, les chiffres d’une année terrible dans la mémoire collective. Nous en déduisons que Valéry, après-coup, considère la guerre, les actes humains de l’espace-temps 1917, comme auteur(s) du poème.
Cela peut également témoigner d’un mouvement narcissique d’identification d’un poète à son temps et à la destruction en cours ; ou d’une tentative, contre l’évidence, de se défausser de la culpabilité d’avoir écrit La Jeune Parque ; également d’une prise de conscience sincère que la guerre a surdéterminé l’écriture du poème et a passé outre la volonté de son auteur.
L’épigraphe : Psyché
La citation en exergue est de Pierre Corneille. Sous forme de question, elle interroge le lecteur, avant la lecture du poème.
Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles
Pour la demeure d’un serpent ?
Pierre Corneille
La citation exacte du livret de Pierre Corneille de l’opéra Psyché de Lully (1671, acte III, scène 2) est :
« Le Ciel auroit-il fait cet amas de merveilles
Pour la demeure d’un serpent ? »
(Cf. http://sitelully.free.fr/livretpsyche1.html, p. 27. Cette citation n’apparaît qu’en 1921.)
L’histoire de Psyché et de Cupidon, conte enchâssé dans les récits rocambolesques de L’Âne d’or d’Apulée, est une des trames dont Valéry s’est nourri pour écrire les vers qui devinrent La Jeune Parque. Dans l’article de l’Encyclopaedia Universalis relatif à Apulée (circ. 125-180 ap. J.-C.), Simone Viarre indique (Encyclopaedia Universalis, Tome II, 1989, p. 684) :
« Écrivain et philosophe néo-platonicien du IIe s., Apulée est surtout connu comme l’auteur d’un roman d’aventures à tendances philosophiques intitulé L’Âne d’or ou les métamorphoses. […] Qu’il ait étudié l’éloquence, les Florides et l’Apologia en portent brillamment témoignage ; qu’il soit devenu ‘philosophe platonicien’, il le répète mille fois dans l’Apologia, avec une conviction passionnée, sans compter que deux au moins de ses traités (De Platone et ejus dogmate ; De deo Socratis) le confirment catégoriquement. Ajoutons qu’il a écrit des vers, qu’il a étudié les sciences naturelles, qu’il s’est fait initier à un grand nombre de cultes à mystères (Liber, Esculape, Isis…). [Accusé de magie, Apulée se défend en publiant l’Apologia.] Il reste qu’à la question de savoir si ce maître d’éloquence, si ce philosophe enthousiaste a pour le moins flirté avec la magie, on est pour le moins tenté de répondre oui. »
Au sujet de L’Âne d’or ou les métamorphoses, S. Viarre précise :
« Apulée a sans doute ajouté à son modèle la fable des amours d’Éros et Psyché. […] Sans passer en revue toutes les hypothèses, retenons qu’il s’agit sans doute d’une ‘odyssée’ platonicienne de l’âme. »
Nous mentionnons, pour simple rappel, que le conte de Cupidon et Psyché (Cupidon est l’homologue latin d’Eros) décrit une série d’épreuves initiatiques de Psyché, l’âme en grec, après lesquelles elle est légalement mariée par Jupiter à Cupidon : Psyché avait d’abord connu Cupidon dans des nuits d’amour où elle ne le voyait pas. Du couple naît Volupté. Le livre L’Âne d’or ou les métamorphoses, se clôt sur une conversion du narrateur Lucius au culte d’Isis. Cette conversion met fin à ses nombreuses mésaventures : Lucius avait été transformé en âne, Isis lui redonne forme humaine.
Un auteur vivant, André Gide, était le destinataire de la dédicace. Un auteur mort, Pierre Corneille, est l’auteur de l’épigraphe, que hante « un serpent ». Entre les deux auteurs, l’un vivant l’autre mort, sise au milieu, remplaçant les initiales de Paul Valéry, l’année : 1917. Des noms de personnes et un indice temporel sont donnés. Et le lieu ? C’est « la demeure d’un serpent », à condition que « Le Ciel » soit plus une entité ou une personne qu’un lieu. La question posée par l’épigraphe est sous forme d’antithèse : à « cet amas de merveilles » répond dans une symétrie inverse « la demeure d’un serpent ». Mais cette citation reste obscure. Qui est ce « serpent » ? Quel est cet « amas de merveilles » ? La dédicace et l’exergue, regardés dans leur globalité, paraissent fort défensifs : ils occupent une superficie conséquente sur la page, à l’instar de précautions oratoires dans un discours. Une année, donc une durée, s’inscrit en leur milieu, encadrée de deux noms d’auteurs : André Gide et Pierre Corneille. Rappelons que l’édition définitive présente les choses ainsi : en première édition, l’année n’apparaît pas, ni l’épigraphe, mais la dédicace et les initiales du poète. En 1921, 1917 remplace les initiales, et l’épigraphe apparaît.
Cela ne redouble-t-il pas le procédé de l’antithèse, jusque dans la disposition typographique, l’« amas de merveilles » (les œuvres littéraires de Gide et de Pierre Corneille) pour « la demeure d’un serpent » (l’année 1917, publication de La Jeune Parque) ? La mention de 1917 comme date de publication dans une édition après-guerre indique la conscience de Valéry que son poème en était tributaire. Quels textes publiés de l’auteur, éventuellement quels courriers mentionnent la guerre ?
Discours, article : La Crise de l’esprit (1919), La Conquête allemande (1897)
La Crise de l’esprit, première lettre fut publié en anglais le 11 avril 1919, deux ans après la publication de La Jeune Parque et cinq mois après l’Armistice, puis en français le 1er août 1919 (Cf. la note bibliographique, Valéry, Œ., pp. 1811, 1812). Valéry déploie une antithèse analogue, répétée et modulée sur plusieurs phrases, à celle de Pierre Corneille. L’incise du texte, dissolvant le je qui parle, identifiant par forçage le locuteur et l’auditeur à un « nous autres » et aux « civilisations » elles-mêmes, est restée célèbre, et d’un narcissisme rarement égalé : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » (Valéry, Œ., vol. I, p. 989 également pour les deux citations à suivre).Valéry, pour illustrer son propos (« des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence » se sont produites en peu de temps), continue ainsi (nous soulignons par des italiques) :
« Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses adaptés à d’épouvantables desseins. Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu sans doute beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et devoir, vous êtes donc suspects. »
Remarquons que « les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices » semble une réminiscence, mais transformée et la contredisant, de la fin de l’épigraphe que Baudelaire a choisie pour Les Fleurs du Mal (« Mais le vice n’a point pour mère la science, [/] Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance. » Théodore Agrippa d’Aubigné).
Valéry parle comme si les armées de France et des pays ayant combattu à ses côtés n’avaient pas elles-mêmes participé aux destructions de masses. Il est difficile de considérer que l’épigraphe de Pierre Corneille n’ait pas été un motif à l’œuvre quand Valéry a écrit, après l’armistice, une antithèse si proche. Nous ne pouvons passer sous silence que le « serpent » désignerait les « peuples allemands », mais ne saurions oublier, comme nous verrons, que la Parque, et in fine le poète, sont également identifiés au reptile (« Je sens bien que je n’ai allongé et disproportionné l’apostrophe au serpent que par le besoin de parler moi-même… », d’une lettre de Valéry à Gide du 14 juin 1917, deux mois après la publication du poème, in Valéry, Œ., vol. I, p.1633).
Valéry avait écrit un texte au sujet de la politique allemande, texte écrit et publié en français dans une revue anglaise dès 1897, La Conquête allemande (rebaptisé plus tard Une Conquête méthodique. Cf. la note bibliographique, in Valéry, Œ., p. 1807). Dans une évocation des « méthodes » scientifiques, commerciales, industrielles et militaires mises en place en Allemagne à la fin du XIXe siècle, l’auteur dresse un tableau de la politique générale allemande qui ne laisse rien présager de bon à un lecteur français ou anglais. Il force le trait sur les différences entre les « vertus » supposées des « peuples ».
Résumons : d’un texte précédant de quinze ans les premiers vers écrits de La Jeune Parque en 1912, La Conquête allemande, d’un autre texte écrit immédiatement après-guerre, La Crise de l’esprit, nous apprenons que Valéry s’engagea politiquement et publiquement, en tant que citoyen français mais d’abord par le truchement d’une revue anglaise, sur des sujets touchant à la politique internationale jusque dans ses aspects les plus polémiques, et face à l’Allemagne.
Du texte de 1897, La Conquête allemande, publié en France en 1915 au Mercure de France, soit dix-huit ans après l’édition anglaise et six mois après les débuts de la guerre, nous citerons ces extraits (resp. pp. 972, 973, 977, Valéry, Œ., vol. I) :
« On s’est ému, on s’est presque scandalisé. Une Germanie plus inquiétante se révèle. Les Anglais lisent le Made in Germany de M. Williams, les Français devraient lire le Danger allemand de M. Maurice Schwob. […] On aperçoit ensuite que l’une et l’autre conquête font partie du même système. La tonnante et la silencieuse se superposent. On comprend que l’Allemagne est devenue industrielle et commerçante comme elle devint militaire, délibérément. On sent qu’elle n’a rien épargné. […]
– c’est une puissance massive et agissant comme les eaux, tantôt par le choc et par la chute, tantôt par une irrésistible infiltration. […] Nous luttons contre cette armée comme des bandes sauvages contre une troupe organisée. […]
Tous ces efforts, ces ruses, ces travaux publics, ces machinations, ces faits si patiemment dirigés, et leurs résultats, doivent, il me semble, susciter en nous – à côté de nos amertumes nationales – l’admiration spéciale que nous impose toujours un mécanisme efficace, un succès désiré et atteint de raison en raison par le plus sûr chemin. La certitude d’une conséquence contient quelque chose d’enivrant – lorsqu’elle apparaît le résultat d’une action préméditée. […] Qu’on pénètre maintenant dans le détail du système militaire prussien, on reconnaît de plus en plus aisément les caractères de la « Méthode ». C’est dans la préoccupation stratégique qu’il faut la chercher. La tactique est affaire d’individus ; elle comporte tous les accidents de la guerre. Mais l’étude du futur, la prévision étendue aussi loin que possible, les probabilités soigneusement pesées, tout ce qu’il faut pour affaiblir le hasard, -pour éliminer les aventures, telles sont les remarquables qualités de la méthode militaire, « Made in Germany ». Et la guerre elle-même ne doit plus éclater, s’arrêter, se poursuivre au gré des seuls événements ou des passions. Elle se fera par raison. Elle se fera pour diminuer un concurrent, pour avoir des ports… Ce sera une opération de haute industrie, avec son organisation financière, son capital, son amortissement, ses assurances – et surtout ses actionnaires – car les indemnités et les milliards conquis iront sur tout le sol allemand se répandre, et payer de nouveaux canaux, de nouveaux tunnels, de nouvelles universités – de quoi se refaire, et recommencer en beaucoup plus grand. Sur le terrain de lutte – qu’elle soit économique ou militaire – une sorte de théorème général domine l’action méthodique, c’est-à-dire l’action allemande.
[…] La méthode dans toutes les choses conduirait à une grande méthode d’individus supérieurs. Et quel curieux résultat, si les résultats de ce nouvel ordre de choses étaient de toute façon plus parfaits, plus puissants, plus agréables, que ceux d’aujourd’hui.
Mais – je ne sais pas. Je ne fais que dévider des conséquences. »
Nous retiendrons l’admiration envieuse que Valéry semble avoir pour ce qu’il nomme la « Méthode » allemande. Retenons les deux dernières phrases du texte : « Mais – je ne sais pas. Je ne fais que dévider des conséquences. » Phrases remarquables, où l’auteur semble se reprendre, pris de remords ou effrayé (probablement les deux) d’oser penser, prévoir, mais quoi ? Il dirait un mot de plus qu’il prédirait à l’âge de vingt-six ans, vingt-six ans après la fin de la guerre de 1870-1871, une nouvelle guerre.
Dans la pénultième phrase, « Mais – je ne sais pas. », Valéry semble tenté de se dédire, comme s’il voulait rendre non advenu d’avoir ainsi pensé, ou plutôt non ad-venir ce qu’il pense possible. Dans la dernière phrase, « Je ne fais que dévider des conséquences. », il s’excuse presque. Comme une Parque filant le lin à sa quenouille, il dénie toute responsabilité dans ses propos, propos qu’il aura pu éprouver après-coup, une fois la guerre survenue lors de l’écriture du poème, comme prophétiques. Le poète a pu craindre que l’essayiste n’ait participé à la guerre par ses paroles : énonciations divines, fata qui l’identifieraient à la plus jeune des Parques.
Courriers, Cahier de juin 1917
Une lettre de Valéry à André Breton, datée de 1916, dit le mélange d’excitation, d’ennui et de mélancolie dans lequel Valéry est plongé, lorsqu’il écrit ses vers. La référence aux envahisseurs est explicite. La datation indique « (août ?) 1916 » (lettre citée par Henri Pastoureau, Des influences dans la poésie présurréaliste d’André Breton, in André Breton, essais et témoignages, recueillis par Marc Eigeldinger, Neuchâtel, À la Baconnière, 1949, p.147. Nous extrayons la citation de Valéry, Œ., vol. I, pp. 1623, 162) :
« Je fais des vers, devoir et artifice, jeu depuis longtemps oublié. Pourquoi ? Il y a des raisons. Ne fût-ce que l’état de guerre, trop excitant pour admettre, à côté, des analyses et des rigueurs suivies (d’autres motifs aussi !). C’est une poésie surannée qui m’ennuie et que je prolonge indéfiniment. Rien de ce que vous aimez ni moi-même. Je me figure un travail du temps des vers latins. Il y a eu des rhéteurs, jadis, à l’heure d’Attila et de Genséric, qui mastiquaient des hexamètres dans un coin. Pour qui ? Pour quoi ? »
Dans une lettre à Maurice Denis, non datée (publiée par Jacques-Henri Bornecque, Le Rayonnement de Maurice Denis, dans Le Monde du 12 novembre 1953, p.7, citée in Valéry, Œ., vol. I, p.1624 :
« J’ai là une sorte de poème qui ne veut s’achever, un monstre gonflé des loisirs de mon inutilité pendant la guerre. Sans « sujets », sans nom, sans âge certain, hydre infiniment extensible, qui se peut aussi couper en morceaux – dont je ne dis pas que ce seraient autant de morceaux vivants – ; bref, c’est aussi un train d’alexandrins (plus « réguliers » que ce n’est la mode), un train qui, pour ma stupeur, est sorti de mon long tunnel, un serpent de trucks, disons-le, chargé de toutes les sottises que je n’ai pas écrites pendant vingt et quelques années d’abstention et abstinences sérieuses… Qui me l’eût dit, j’aurais ri à son nez ! Mais enfin, je suis excédé de cette involontaire Ænéide. Et pourtant il me choquerait de laisser en plan un si long discours sans motif. »
La référence à l’Enéide de Virgile est explicite. Valéry dit son « inutilité pendant la guerre », ce qui à l’évidence le tourmente, le culpabilise, voire lui fait honte. La lettre à Albert Mockel, datée de 1917, mérite d’être longuement citée (toutes les italiques sont de nous sauf le vers de l’avant-dernière phrase en fin de citation ; Lettre à Albert Mockel de 1917, sans autre précision (pas avant le mois d’avril, publication du poème). Valéry répond à une lettre de Mockel. Citée in Valéry, Œ., vol. I, pp. 1629- 1631) :
« Toute mon apologie – et tout le secret du poème – sont clairement dans la petite dédicace à Gide : Ceci, dit-elle, est l’œuvre d’un monsieur qui depuis 22 ans n’a pas fait de vers et s’est proposé un exercice. […] J’essayai quelques alexandrins. Vint la guerre. Puis l’installation de la guerre et ce régime d’angoisse quotidienne, qui n’est pas abrogé. Comme tout le monde, j’avais perdu ma liberté d’esprit. Adieu, spéculations ! J’ai trouvé alors que le moyen de lutter contre l’imagination des événements et l’activité consumante de l’impuissance était de s’astreindre à un jeu difficile ; se faire un labeur infini, chargé de conditions et de clauses, tout gêné de strictes observances. Je pris la poésie pour charte privée. Je pris les ceintures les plus classiques. Je m’imposai en outre la continuité de l’harmonie, l’exactitude de la syntaxe, la détermination précise des mots, un à un triés, pesés, voulus, etc. Quand je faiblissais, je m’exhortais. Vous pensez que j’ai abandonné vingt fois. J’appelais le devoir et l’orgueil à l’aide. Je me flattais parfois en essayant de me faire croire qu’il fallait au moins travailler pour notre langage, à défaut de combattre pour notre terre ; dresser à cette langue un petit monument peut-être funéraire, fait de mots les plus purs et de ses formes les plus nobles, – un petit tombeau sans date, – sur les bords menaçants de l’Océan du charabia… Le gros de l’ouvrage fut exécuté en 15 et en 16… qui croirait que tels vers ont été écrits dans ce temps par un homme suspendu aux « Communiqués », la pensée à Verdun et ne cessant d’y penser ? […] Quant à l’obscurité, mon cher ami, comment n’y serait-elle pas ? – Vous avez parfaitement vu que ce n’était pas l’obscurité mallarméenne. Celle-ci tient à un certain système. La mienne résulte de l’impuissance de l’auteur. – Le sujet vague de l’œuvre est la Conscience de soi-même ; la Consciousness de Poe si l’on veut. Je le disais assez nettement dans des fragments que j’ai supprimés, faute de savoir les faire… Trop difficile : les vers étaient impossibles, secs, cassants comme des squelettes, ou plats et sans remède. J’ai même été forcé, pour attendrir un peu le poème, d’y introduire des morceaux non prévus et faits après coup. Tout ce qui est sexuel est surajouté. Tel, le passage central sur le Printemps qui semble maintenant d’importance essentielle. Les remarques que vous faites sont toutes justes. Je ne les trouve que trop douces et modérées. Ce que vous dites de l’emploi des images, et de leur papillonnement est bien vrai. Toutefois, je ne crois pas qu’il faille aller jusqu’à m’opposer le Cygne [de Mallarmé] incomparable. Le sonnet est autre chose que le poème. Il peut se consacrer à faire percevoir toutes les faces d’un seul et même diamant. C’est une rotation d’un même corps autour d’un point ou d’un axe. Mais le poème doit se fuir, et revient difficilement sur soi-même. Quant à la petite invocation aux Iles, je ne sais pas s’il fallait y insister au point de faire trop voir. Elles ne sont pas visibles. On en parle au futur, on les prédit : le jour les montrera, qui se prépare encore. Ce passage n’est que pour exprimer la lassitude, la certitude de revoir ce qu’on sait trop qu’on reverra. La jeune héroïne les connaît bien. Elle ne les décrira pas. Plutôt les injurier un peu. Faire un chant prolongé, sans action, rien que l’incohérence interne aux confins du sommeil […] Il y a de graves lacunes dans l’exposition et la composition. Je n’ai pu me tirer de l’affaire qu’en travaillant par morceaux. Cela se sent, et j’en sais trop sur mes défaites ! De ces morceaux, il en est un qui, seul, représente pour moi le poème que j’aurais voulu faire. Ce sont les quelques vers qui commencent ainsi : Ô n’aurait-il fallu, folle, etc. […] Je ne sais même pas si j’ai fait véritablement œuvre « réactionnaire ». »
La dernière phrase citée semble une réponse de Valéry à une remarque que Mockel qui aurait qualifié le poème d’« œuvre réactionnaire ». La longue lettre de Valéry, blessé dans son amour-propre, serait une justification, toujours en temps de guerre (1917). Reprenons la chronologie indiquée par le poète après-coup. Nous relevons les fonctionnements suivants. Un mouvement narcissique (« toute mon apologie ») justifie la tentative d’écrire à nouveau des vers après vingt-deux années d’interruption qui ont pu être vécues dans la honte, éprouvé silencieux. La « guerre » et son « installation » font surgir « l’angoisse quotidienne » et la perte de la « liberté d’esprit ». La vie à l’arrière pousse l’homme à chercher un « moyen de lutter contre l’imagination des événements et l’activité consumante de l’impuissance ». Il s’agit de transposer sur autre chose que les « événements » les conséquences des angoisses de castration (« impuissance), voire de détresse (« Hilflosigkeit », dit Freud, traduisible par « dés-aide »). Le surinvestissement de la matière langagière dans la poésie est décrit sur un mode surmoïque, voire narcissique (« je m’imposai », « devoir », « orgueil »). Si le mot de « patriotisme » n’est pas prononcé, le poète reconnaît avoir usé de cette idéalisation psychique collective comme de compensations narcissiques aux éprouvés de honte et de culpabilité de ne pas combattre : « Je me flattais parfois en essayant de me faire croire qu’il fallait au moins travailler pour notre langage, à défaut de combattre pour notre terre ».
Alors sont mentionnées les années de 1915 et 1916, et singulièrement Verdun, pour justifier d’avoir tenté de « dresser à cette langue un petit monument peut-être funéraire ». Valéry est prêt à se reconnaître patriote (mais ne dit pas le mot), peut-être pour se défendre d’avoir commis une œuvre « réactionnaire » : il a participé à « l’union sacrée », celle entre gauche et droite politiques, entre cléricaux et laïques, et s’absout ainsi dans la masse.
La référence à Mallarmé, les motifs sexuels considérés comme « surajoutés » (mais à quelle époque, cela sera vu infra) précisent la configuration œdipienne où le poète semble se débattre, voire dans laquelle il craint d’entrer. L’aveu de « l’impuissance de l’auteur » est dite face à la figure paternelle de Mallarmé, mais l’écriture de La Jeune Parque en est précisément la réaction. Faite aux « îles » par « l’héroïne », l’injure apparaît alors : les promesses de bonheur sont dévaluées. L’injure interdit tout espoir : empêcher de possibles événements heureux d’advenir. Le travail de séparation qu’impose le voyage vers les îles est par avance dénié.
Les mots « lacunes », « morceaux », « défaites » sont un aveu de l’impuissance à rivaliser avec le père, qui reste une figure idéalisée (Mallarmé) : ils manifestent également que le je est déchiqueté, ayant échoué à la synthèse (Cf. à ce sujet, Bompard-Porte M., 2004, De l’angoisse, précisément le chapitre 3, pp. 75-103 : « La névrose de contrainte et ses symptômes », dont les sous-chapitres suivants, « Vocation du Je à la synthèse… et au déni des séparations », « Déchiquètement et éparpillement du Je dans ses défenses ‘motrices’ », « Rendre-non-arrivé et isoler. Le Je et la réalité en morceaux »).
La lettre étant écrite en 1917, et pas avant le mois d’avril, le mot de « défaites » dit aussi l’identification du poète aux mouvements guerriers en cours. Il échoue… comme tout le monde. Est alors dit le « morceau » qui représente « seul » tout le poème qu’il aurait voulu faire, et dont nous verrons qu’il masque à peine une tentative de suicide, soit une tentative de meurtre de soi. Valéry a comme cauchemardé la guerre, ne la « faisant » pas. La position surmoïque prévaut, toute tentative pour y échapper la renforce.
Citons enfin une lettre de 1929 à Georges Duhamel, écrivain médecin. Relevons certaines phrases quasi identiques à celles de la lettre précédente écrite douze ans plus tôt (les italiques sont de nous sauf les citations latines ; lettre à Georges Duhamel, de 1929, publiée dans Le Mercure de France de 1950, citée in Valéry, Œ., vol. I, pp. 1637, 1638.) :
« Médecin que vous êtes, et qui tendez certainement à l’être surtout des « âmes », je vous présente un cas singulier. Le voici dans sa simplicité. Je me livrais, – depuis 1892 –, à des pensées et à des problèmes toujours plus éloignés de la poésie, et même de toute littérature praticable. […] La guerre vint. Je perdis ma liberté intérieure. Spéculer me parut honteux, ou me devint impossible. Et je voyais bien que toutes mes réflexions sur les événements étaient vaines ou sottes. L’angoisse, les prévisions inutiles, le sentiment de l’impuissance me dévoraient sans fruit. C’est alors que l’idée en moi naquit de me contraindre, à mes heures de loisir, à une tâche illimitée, soumise à d’étroites conditions formelles. Je m’imposai de faire des vers, de ceux qui sont chargés de chaînes. Je poursuivis un long poème. Et voici où je voulais en venir. Voici le souvenir où m’a reconduit tout à l’heure votre mot sur l’Olympienne Sérénité : Ce poème (qui fut appelé la jeune Parque) présente toutes les apparences des poèmes qu’on aurait pu écrire en 1868 comme en 1890. « Tout se passe » comme si la guerre de 1914-1918, pendant laquelle il a été fait, n’avait pas existé. Et moi, pourtant, qui l’ai fait, je sais bien que je l’ai fait sub signo Martis (sous le signe de Mars, le dieu de la guerre chez les Romains). Je ne me l’explique pas à moi-même, je ne puis concevoir que je l’ai fait qu’en fonction de la guerre. Je l’ai fait dans l’anxiété, et à demi contre elle. J’avais fini par me suggérer que j’accomplissais un devoir, que je rendais un culte à quelque chose en perdition. Je m’assimilais à ces moines du premier moyen âge qui écoutaient le monde civilisé autour de leur cloître crouler, qui ne croyaient plus qu’en la fin du monde ; et toutefois, qui écrivaient difficilement, en hexamètres durs et ténébreux d’immenses poèmes pour personne. Je confesse que le français me semblait une langue mourante, et que je m’étudiais à le considérer sub specie aeternetatis [sous l’espèce de l’éternité]… Il n’y avait aucune sérénité en moi. Je pense donc que la sérénité de l’œuvre ne montre pas la sérénité de l’être. Il peut arriver, au contraire, qu’elle soit l’effet d’une résistance anxieuse à de profondes perturbations, et réponde, sans la refléter en rien, à l’attente de catastrophes. Sur ces questions, toute la critique littéraire me semble à réformer. Telle qu’on la pratique ordinairement, l’opération de remonter des œuvres à leurs auteurs, est illusoire. »
L’idée que La Jeune Parque puisse dégager de la sérénité surprend le poète, cela se comprend. Guerre et angoisse sont chaque fois évoquées dans les courriers de Valéry au sujet du poème. Effrayé de voir un monde matériel, psychique et langagier s’effondrer, Valéry réagit, durant six années et dès avant le début de la guerre (Hélène, qui l’évoque, est un motif dès l’invention du premier vers en 1912), par un effort contre la destruction : en prenant la voix de qui l’agit. Les deux citations latines réfèrent d’une part aux conditions de guerre du collectif d’appartenance (« sous le signe de Mars ») et donc à la mortalité de chacun, d’autre part au déni de cette mortalité, par référence aux moines copistes du premier moyen-âge (la langue française considérée « sous l’espèce de l’éternité »). Face à la temporalité aristotélicienne de la corruption du monde vivant, manifestée et agie par les humains en guerre, le poète s’est situé en un temps éternel (supposé celui des astres, du Ciel), s’identifiant aux pratiques des moines chrétiens qui écrivaient des vers alors qu’ils « […] ne croyaient plus qu’en la fin du monde ».
La phrase de l’écrivain au médecin (« Je confesse que le français me semblait une langue mourante, et que je m’étudiais à le considérer sub specie aeternetatis. ») dit la position surmoïque : avoir pensé la langue française en temps de guerre comme « mourante » est dit sur le mode de la confession chrétienne d’une faute morale, soit d’une trahison, du point de vue de la psychologie collective régnante.
La Jeune Parque est un poème écrit en temps de guerre. Ce n’est pas un poème de guerre au sens usuel du terme, Valéry n’ayant pas combattu. Mais le poète présente ces années d’écriture comme une tentative d’échapper à l’emprise de la psychologie collective et comme un combat patriotique : échapper à la guerre, sans le pouvoir, donc y participer mais autrement. Le poète n’a pas réussi, même en poésie dont il se faisait une si haute idée, à écrire librement. Les dénégations dont Valéry est régulièrement capable à l’égard de la critique littéraire comme de la psychanalyse relèvent à l’évidence de craintes dont il n’est pas dit qu’il soit toujours dupe. Dans ce poème, il fait le pari de laisser dire, sous couvert de laisser parler la conscience, ce qui lui échappe, et jusque dans une apparence de sommeil. S’identifiant aux moines copistes qui écrivaient « d’immenses poèmes pour personne », Valéry reconnaît qu’il s’adressait comme à la mort elle-même (Elégie intérieure, autre tire imaginé par le poète pour La Jeune Parque). Le lecteur est-il à la place du mort, comme si le poète, qui se veut éternel, était seul à lui survivre ?
Qui a entendu ce que dit le poème du temps de guerre où il fut écrit ? F. de Lussy, critique génétique, semble arguer d’un commentaire de Valéry pour se passer d’écouter (de Lussy, op. cit., p. 139 ; nous avons laissé les italiques et caractères droits, choix de F. de Lussy. Dans la typographie initiale reproduisant la lettre, le mot « fond » est en italique) :
« ‘Le fond importe peu, lieux communs.’, écrivit-il à André Fontainas en mai 1917 (Œ, I, 1631). On ne pouvait mieux souligner la prééminence de la forme sur le sujet. »
Pourtant, les formes verbales qu’emploient les humains dans leurs échanges désignent, nomment, voire symbolisent et parfois conceptualisent, selon les régimes collectifs psychiques dont le locuteur participe ou se sépare. Si Valéry reconnaît avoir employé pour fond des lieux communs, c’étaient ceux de son collectif d’appartenance, les milieux lettrés dominants durant la guerre, vivant majoritairement à l’arrière des combats et n’y participant pas en actes.
Les sources littéraires
Les sources littéraires sont nombreuses. Une note de Valéry indique, extraite du Cahier de juin 1917 ( Tome Sixième des Cahiers, pp.508, 509, paru en 1958 ; cité in Œ., vol.I, p. 1635 ; nous avons remplacé les sauts de lignes par [/]. « S. d’A » pourrait également valoir pour le « Songe d’Athalie ». Pour « Cl- », l’édition de la Pléiade remarque que ce « pourrait aussi bien se lire Ch ou même A ») :
« Comme j’ai fait la J. P. [/] Genèse – 1912-1913-1914-1915-1916-1917 [/] Serpent Harm[onieuse]. Iles [/] Sommeil. (Arbres) [/] Le jour n’est pas plus pur que – [/] que la forme de ce chant est une [/] auto-biographie [/] Referred [/] Virgile. Racine. Chénier [/] Baudelaire, Wagner [/] Euripide. Pétrarque. [/] Mallarmé Rimbaud – Hugo Cl- Gluck. Pri[ère] D’Esther [/] j’ai pensé à Gluck. J’ai joué avec deux doigts. A l’inverse de Lulli au Th. Français j’ai mis des notes sur le S[erment] d’A[ssuérus] [/] j’ai supposé une mélodie, essayé d’attarder, de ritardare, d’enchaîner, de couper, d’intervenir, – de conclure, de résoudre – et ceci dans le sens comme dans le son. [/] j’ai pratiqué l’attente. – Mots obligés. [/] Le distique »
Les références littéraires aux œuvres avec pour toile de fond, voire pour objet du récit la guerre, concernent plusieurs auteurs. Chénier est fort peu connu de nos jours, il était enseigné dans les écoles, admiré par Hugo ; Chénier poète était devenu un héros national auquel Valéry put s’être identifié dans sa jeunesse. André de Chénier, dit André Chénier est né en 1762 à Constantinople.
L’opposition entre « civilisations », tant amplifiée et servie à des fins de propagande durant la Première Guerre mondiale, est déjà instrumentalisée par Chénier : « De leurs affreux accents la farouche âpreté [/] Du latin en tous lieux souilla la pureté. » (Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, Paris, 1984 vol. I, p. 464. Ces derniers vers tout particulièrement donnent une idée de ce qui circulait dans nombre de milieux lettrés avant et pendant la Première Guerre mondiale.) Dans ces vers de l’Invention, Chénier reprend à son compte la géographie linguistique élaborée par Rousseau dans l’Essai sur l’origine des langues : le latin, langue du Sud, du soleil et des dieux, a tout à la fois disparu et éclaté (italien, français…) sous les coups des barbares (« le Nord »).
Des poèmes de Chénier, seuls sont connus jusqu’en 1819 La jeune Captive et La jeune Tarentine, ces deux poèmes étant publiés respectivement en 1795 et 1801, donc après la mort de Chénier. En 1819 paraît l’édition Latouche que Beaumarchais qualifie de « révélation » pour le lectorat contemporain. Victor Hugo (Odes et ballades), Lamartine (Contre la peine de mort ), Alfred de Vigny (Stello) s’en emparent (Op. cit., p. 465) :
« Après le révolté des Iambes, l’âme sensible des Elégies, le [XIXe] siècle admire l’artiste des Bucoliques : [Théodore de] Banville, [Théophile] Gautier, […] Sainte-Beuve […], Leconte de Lisle […], et, aux alentours de 1900, les poètes « néo-classiques » : Henri de Régnier, qui place au premier rang de la poésie française Ronsard, Chénier et Hugo ; Jean Moréas (Réflexions sur quelques poètes, publiées en 1912) ; enfin Charles Maurras. La Grèce, lieu pour Chénier d’une nature originelle, terre de plaisir et de passion, est devenue pour les « Artistes » du XIXe siècle le symbole de l’ordre et de la rigueur après les effusions romantiques, de la raison et de la clarté après les obscurités symbolistes. Tous revendiquent Chénier au nom de son inspiration grecque, de sa versification impeccable ; et se bâtit la légende d’un Chénier parnassien. »
Les Bucoliques sont un recueil composé après-coup à partir de textes où Chénier imite, voire pastiche Callimaque (poète grec) et les auteurs latins Virgile, Properce ou Ovide. Les poèmes décrivent un âge d’or idyllique peuplé de bergers poètes et de divinités mythologiques. Mais Beaumarchais mentionne la présence de « poèmes qui dénoncent la fragilité du paradis antique » (Op. cit., p. 467) :
« La géographie des Bucoliques, îles de l’Egée, Grande-Grèce, est essentiellement insulaire, et la mer représente un danger perpétuel : la mort (« la jeune Tarentine », « Chrysé », « Dryas ») […] On a remarqué à juste titre que les paysages fort peu grecs des Bucoliques ressemblaient à ceux de la pastorale française : « grottes sauvages », « bocage sonore », « prés verts », « ombrages », etc. C’est-à-dire autant de refuges contre la « vague marine », et aussi contre le monde extérieur, la réalité à quoi se substitue le poème lui-même. Car l’écriture poétique de Chénier est également une dénégation du mal et de la souffrance. On connaît ces vers célèbres où l’image de la mort disparaît devant l’harmonie du tableau : Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine, Son beau corps a roulé sous la vague marine. »
La « dénégation du mal et de la souffrance », motif des vers qui étaient les plus célèbres de Chénier, sera un motif de l’esthétisme de La Jeune Parque. Poursuivons (Op. cit., p. 468) :
« Les Iambes furent composés dans des conditions dramatiques. Chénier est enfermé [en mars 1794, accusé de recel de documents] à Saint-Lazare ; au dehors, règne la Terreur sanglante des derniers mois de Robespierre, et les poèmes – une quinzaine, certains encore inachevés – sortent de la prison, dissimulés dans des ballots de linge. […] Bien sûr, Chénier invoque de grands ancêtres, en premier lieu le grec Archiloque de Paros, poète satirique du VIIe s. avant J.-C. […]. Mais il brise l’ordonnancement traditionnel de l’iambe, supprime la disposition en stances (adoptée par ses prédécesseurs J.-B. Rousseau et Gilbert), en un mot « le libère comme une coulée de lave » (J. Fabre). Il s’agit ici, avant tout, d’un combat entre la prose, le prosaïsme des Jacobins – « Ivres et bégayant la crapule et le crime » – et une poésie qui parvient à peine à les « contenir », à les dominer ; le distique iambique (un alexandrin et un octosyllabe), tantôt se dévide d’un trait, tantôt est haché par des coupes aberrantes. »
Relevons l’idéalisation de la poésie, et ses mètres, comme combattant le prosaïsme adverse, en l’occurrence jacobin.
Citons quelques extraits. Nous avons sélectionné les vers tant à l’oreille que pour leurs thématiques, sources d’inspiration majeure de Valéry. De Bucoliques, recueil recomposé, citons cette idéalisation de la Poésie (Chénier A., Œuvres complètes, éd. G. Walter, Paris, Gallimard, 1958, p. 3) :
Vierge au visage blanc, la jeune Poésie,
En silence attendue au banquet d’ambroisie,
Vint sur un siège d’or s’asseoir avec les Dieux,
Des fureurs des Titans enfin victorieux.
La bandelette auguste, au front de cette reine,
Pressait les flots errants de ses cheveux d’ébène ;
La ceinture de pourpre ornait son jeune sein.
Le poème de Néære donne un aperçu de ce que Valéry a pu puiser chez Chénier (Op. cit., pp. 10, 11) :
Mais telle qu’à sa mort pour la dernière fois
Un beau cygne soupire, et de sa douce voix,
De sa voix qui bientôt lui doit être ravie,
Chante, avant de partir, ses adieux à la vie :
Ainsi, les yeux remplis de langueur et de mort,
Pâle, elle ouvrit sa bouche en un dernier effort.
Je viendrai, Clinias, je volerai vers toi.
Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira. Sur les vents ou sur quelque nuage
Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,
S’élevant comme un songe, étinceler dans l’air ;
Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive
Caresser en fuyant ton oreille attentive.
Valéry emploie tout ce lexique dans son poème, excepté le nom de Clinias mourante que Néære appelle. L’érotisation idéalisée de la mort dans cet extrait de poème imprègne, amplifiée, La Jeune Parque.
Nous ne citerons de La jeune Tarentine, source évidente de La Jeune Parque, que deux vers. Tarente en Sicile était un des lieux d’accès aux Enfers dans la mythologie. Le motif du poème est la chute dans la mer de Myrto, la jeune Tarentine qui vogue à son mariage. Son corps est caché à la vue par Thétis, la Néréide. Les alcyons sont les oiseaux issus des métamorphoses d’Alcyone et Céyx. Les deux premiers vers, qui furent célèbres, sont :
Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez.
L’impératif des larmes s’y entend.
Dans Le malade, une mère implore Apollon de sauver son fils malade, dont on apprend quand il se met à parler dans sa fièvre, qu’il est malade d’amour. Il s’adresse dans sa fièvre à son aimée. Elle reviendra, Apollon a exaucé le vœu (Op. cit., p. 32) :
Viendras-tu point aussi pleurer sur mon tombeau ?
Viendras-tu point aussi, la plus belle des belles,
Dire sur mon tombeau :
« Les Parques sont cruelles » ?
L’angoisse de mourir, angoisse de culpabilité, affecte de cruauté des figures divines idéalisées au déni de la considération de la mortalité des vivants : et de leur cruauté… C’est l’amoureux déçu qui, dans sa fièvre mais écouté par sa mère secourable, prétend culpabiliser celle qu’il aime.
Pour cette Elégie, Chénier avait noté : « De Tibulle, él[égie] » (Op. cit., p. 61) :
Quand d’un souffle jaloux la Parque meurtrière
Viendra de mon flambeau dissiper la lumière,
Si tu viens près de moi, sur mon lit de douleurs
Ta présence pourra répandre des douceurs.
Le lexique est intégralement dans La Jeune Parque, sauf l’adjectif qualifiant la Parque. Le mot meurtre n’est pas dit dans le poème de Valéry.
Citons le sentiment patriotique de l’Elégie XXI. Après avoir évoqué le retour d’Ulysse chez les siens, Chénier dit son retour en France. Il le fait d’abord sur le mode du « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, » de Du Bellay. Mais Chénier le fait avec les craintes de son temps, probablement quand il revient d’Angleterre en 1790, y étant parti avant l’éclatement de la Révolution Française. Les vers s’entendent par échos dans La Jeune Parque (sauf ce qui nomme explicitement la France), jusqu’à la proclamation du « Salut ! » (Op. cit. pp. 73, 74, le Pinde est le massif montagneux dédié à Apollon et aux Muses) :
Ô des fleuves français brillante souveraine,
Salut ! ma longue course à tes bords me ramène,
Moi que ta nymphe pure en son lit de roseaux
Fit errer tant de fois au doux bruit de ses eaux ; […]
Mais que les premiers pas ont d’alarmes craintives !
Nymphe de Seine, on dit que Paris sur tes rives
Fait asseoir vingt conseils de critiques nombreux,
Du Pinde partagé despotes soupçonneux :
Affaiblis de leurs yeux la vigilance amère ; […]
Citons ces vers de l’élégie XXIV (comparer le dernier vers avec le vers 277 de La Jeune Parque) (Op. cit., p. 75) :
Ô nécessité dure ! ô pesant esclavage !
Ô sort ! je dois donc voir, et dans mon plus bel âge,
Flotter mes jours, tissus de désirs et de pleurs,
Dans ce flux et reflux d’espoir et de douleurs ! […]
Et puis mon cœur s’écoute et s’ouvre à la faiblesse […]
Dans l’Hymne à la justice (Op. cit. p. 161), Chénier décrit la « France, ô belle contrée, ô terre généreuse, [/] Que les dieux complaisants formaient pour être heureuse » : n’était l’anachronisme, ce dernier vers semblerait comme issu de La Jeune Parque...
Le Serpent apparaît sous la plume de Chénier, qui figure dans La Jeune Parque, ici pour l’ambition et valant mise en garde contre « l’absolu pouvoir » (Op. cit., p. 174) :
Magistrats, peuples rois,
Citoyens, tous, tant que nous sommes,
Tout mortel, dans son cœur, cache même à ses yeux,
L’ambition, serpent insidieux,
Arbre impur, que déguise une brillante écorce.
Enfin, mentionnons La jeune Captive, dernier poème écrit par Chénier dans sa captivité avant de mourir décapité, comme autre source pour le poème de Valéry. Les éditeurs précisent (Op. cit., note des pp. 886, 887) :
« Chénier avait composé cette ode pendant qu’il était à [la prison de] Saint-Lazare et en remit le manuscrit à l’abbé Millin qui partageait alors sa détention. […] Née en 1769, Aimée de Co[l]igny devenue duchesse de Fleury venait de divorcer en 1793 après une vie conjugale de huit ans pendant laquelle elle eut deux amants de marque : le « beau » Lauzun d’abord, le richissime lord Malmesbury ensuite. Arrêté dix jours après la ci-devant duchesse, Chénier fut pendant quatre mois son compagnon de captivité. Mais un autre homme, M. de Montrond, occupait pendant ce temps les pensées de la jeune femme ; elle l’épousa quatre mois après sa sortie de prison. »
Les derniers vers du poème insistent sur l’angoisse de mourir qui tenaille Chénier écrivant ces vers auprès de la jeune captive (Op. cit., pp. 185, 186) :
La jeune Captive
« L’épi naissant mûrit de la faux respecté ;
Sans crainte du pressoir, le pampre tout l’été
Boit les doux présents de l’aurore ;
Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,
Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,
Je ne veux point mourir encore.
Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort :
Moi je pleure et j’espère. Au noir souffle du nord
Je plie et relève ma tête.
S’il est des jours amers, il en est de si doux !
Hélas ! quel miel jamais n’a laissé de dégoûts ?
Quelle mer n’a point de tempête ?
L’illusion féconde habite dans mon sein.
D’une prison sur moi les murs pèsent en vain,
J’ai les ailes de l’espérance.
Echappée aux réseaux de l’oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
Philomèle chante et s’élance.
Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors
Et tranquille je veille ; et ma veille aux remords
Ni mon sommeil ne sont en proie.
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect dans ce lieux
Ranime presque de la joie.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J’ai passé les premiers à peine,
Au banquet de la vie à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.
Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson,
Et comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.
Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin,
Je n’ai vu luire encor que les feux du matin ;
Je veux achever ma journée.
O mort ! tu peux attendre ; éloigne, éloigne-toi ;
Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
Le pâle désespoir dévore.
Pour moi Palès encor a des asiles verts,
Les Amours des baisers, les Muses des concerts.
Je ne veux point mourir encore. »
Ainsi, triste et captif, ma lyre, toutefois,
S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces vœux d’une jeune captive ;
Et secouant le faix de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliai les accents
De sa bouche aimable et naïve.
Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,
Feront à quelque amant des loisirs studieux
Chercher quelle fut cette belle.
La grâce décorait son front et ses discours,
Et comme elle craindront de voir finir leurs jours,
Ceux qui les passeront près d’elle.