« Les Métamorphoses » d’Ovide : la vie psychique en mouvement…

Les Métamorphoses d’Ovide s’ouvrent sur une invocation du poète aux dieux.

« L’inspiration m’emporte à dire les formes muées en des corps nouveaux : dieux – puisque vous vous êtes, ainsi qu’elles, métamorphosés -, insufflez force à mon entreprise et, depuis les origines premières du monde jusqu’à nos jours, ourdissez un chant ininterrompu. »

Ovide, Les Métamorphoses, trad. Puget, Guiard, Videau, Le Livre de Poche, 2010, p. 49.

La postérité littéraire et picturale des Métamorphoses est telle que l’effet de ce texte mérite d’être interrogé. L’attraction, parfois mêlée de répulsion, l’effroi, même la sidération que génèrent les Métamorphoses nous paraissent tenir à ce qu’annonce le titre même : la capacité de notre vie psychique à changer de formes.

« Je ne me reconnais plus », « je ne suis plus le même », « cette histoire m’a transformé » : de telles phrases s’entendent, parfois au cours de séances d’analyse, et véhiculent le plus souvent un affect d’étonnement éprouvé par la personne vivant le changement. Les angoisses liées au changement manifestent la surprise que changer soit possible, et non toujours dangereux ou déplaisant. Or l’idéologie culturelle contemporaine prétend imposer une vision statique de la vie psychique : comme une continuité uniforme, l’identité à soi-même. Ce qu’Ovide figure dans son poème laisse entendre qu’une dynamique est à l’oeuvre dans les émotions : comme un souffle…

La transgression des frontières inter-espèces, voire inter-règnes, par les métamorphoses que relate Ovide, décrit l’étrangeté de certains éprouvés corporels : « planer », « être pétrifié », « s’enfuir à tire d’aile », etc..

« L’inspiration » ouvrant le poème d’Ovide traduit animus. Le mot latin anima, d’après Ernout et Meillet (Dictionnaire étymologique de la langue latine p. 34), signifie « proprement souffle, air, puis air en qualité de principe vital souffle de vie, âme ».
L’âme est donc un principe dynamique, dont la première valeur est un souffle. Les changements liés aux vents, aux nuées, d’un ciel calme aux pires tempêtes, sont en puissance dans la référence au souffle et à l’air. Mais c’est animus qui est choisi par Ovide.

Si anima correspond au grec psyché, animus correspond à thymos, désigne le « principe pensant », et s’oppose à corpus d’une part, à anima d’autre part. Ernout et Meillet précisent: « Désignant l’esprit, il s’applique spécialement aux dispositions de l’esprit, au « coeur » en tant que siège des passions, du courage, du désir, des penchants (par opposition à mens, ‘intelligence, pensée’). Il a ainsi une double valeur, rationnelle et affective. »

Gilliane Verhulst dénombre « en plus de douze mille vers répartis en quinze livres » « plus de cent soixante mythes et récits de métamorphoses (en excluant ici ceux auxquels il n’est fait qu’une brève allusion, le total dépassant alors deux cents) » (Verhulst G., Répertoire mythologique dans Les Métamorphoses d’Ovide, Ed. Ellipses, p. 3). Cette auteur remarque que « les métamorphoses peuvent frapper les hommes, ou les divinités mineures (nymphes par exemple). Les dieux, pour leur part, peuvent à leur gré changer de forme, mais ce pouvoir réversible s’apparente à un déguisement et n’est pas une métamorphose. » (p. 8).

Parmi les métamorphoses animales, les plus nombreuses concernent les transformations en oiseaux : par exemple les trois Cygnus, Procné, Philomèle. La fuite offerte par la transformation en oiseau permet au protagoniste d’échapper au pire, quand la métamorphose n’est pas un châtiment infamant : les Piérides sont par exemple transformées en pies pour avoir moqué les dieux et prétendu rivaliser avec les Muses.

« Les métamorphoses végétales permettent le plus souvent d’échapper à un malheur, la mort, le viol, la souffrance excessive. » (G. Verhulst, p. 106) Daphné, pour qu’elle échappe au viol par Apollon, est ainsi métamorphosée par les dieux en laurier. Philémon et Baucis échappent à la mort en masse, infligée comme châtiment à une population inhospitalière envers les dieux Jupiter et Mercure dissimulés sous les traits de voyageurs : le vieux couple tendre et aimant est changé en arbres.

Au sujet des métamorphoses liquides, G. Verhulst note « l’excès de larmes qui entraîne une transformation en fleuve ou en source. » (p. 106). C’est par exemple le cas de Byblis. Les métamorphoses minérales peuvent avoir valeur de punition : Niobé est pétrifiée pour avoir méprisé Latone. Elles peuvent aussi signifier le chagrin (ne dit-on pas « triste comme les pierres »?). Elle signent le retour à la vie quand des pierres sont changées en humains : Deucalion et Pyrrha, après le déluge, jettent des pierres devenant des hommes et des femmes. Enfin, mais non des moindres, une métamorphose couronne un talent : la pierre que Pygmalion a transformé en statue  à forme de femme par son art est transformée en femme vivante par Vénus. Le voeu de matérialisation narcissique du fantasme de l’artiste à l’origine de l’oeuvre d’art ne pourrait être mieux figuré !

Mais n’oublions pas les métamorphoses en étoiles ou constellations, ni les apothéoses : toutes offrent un gain narcissique considérable… Les premières concernent des figures mythologiques : Arcas ; Ariane (la chevelure) ; Callisto (Petite Ourse et Grande Ourse) ; Chiron. Les apothéoses sont accordées aux héros (Achille, Hercule, Enée), ainsi qu’à deux personnages historiques, et contemporains d’Ovide (César et Auguste, ce premier faisant l’objet d’une prédiction par le poète, l’empereur étant toujours vivant quand Ovide écrit son immense poème).

L’étendue des métamorphoses impressionne : en un arbuste, un animal, un minéral, une source, une étoile, voire une constellation ! La puissance identificatoire des êtres humains aux êtres vivants, aux montagnes, aux fleuves, aux étoiles qui l’entourent, n’a-t-elle pas de limite ? L’aisance avec laquelle Ovide manie ses métamorphoses comme un magicien sous nos yeux étonnés, à nos oreilles charmées, joue assurément de nos plaisirs d’enfants, si nous voulons bien les retrouver en nous : « je serais un oiseau, et… » ; « tu serais un arbre qui étend ses branches jusqu’au ciel »… La fuite dans les airs, l’évanouissement dans la forêt, l’immersion sous les eaux, sont autant de voeux d’enfant qui cherche à tout prix un moyen de se métamorphoser pour échapper à un danger, une menace, une corvée…

Un souffle de liberté parcourt les pages de ces Métamorphoses. Ovide, sous le couvert de fables imagées, de rivalités figurées, de luttes inégales entre les puissants et les faibles, peint à grands traits les émotions, ces mouvements de l’âme, ces premières tentatives de fuite, de transformations internes, de changements brusques ou lents dans un environnement toujours potentiellement menaçant. Toutes les métamorphoses, comme nous verrons, affectent les corps… La puissance du travail psychique, via les affects, est parfois telle, que le corps propre peut s’en éprouver comme métamorphosé

Yves-Marie Bouillon, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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