Le Palais du Sommeil : Ovide décrivant la formation des rêves… deux millénaires avant Freud !

Curieusement, on ne trouve nulle trace de l’histoire de Céyx et Alcyone (Ovide, Les Métamorphoses, Livre XI) dans L’interprétation du rêve de Freud. Cette histoire malheureuse, relative à l’amour conjugal et au souvenir d’un mari défunt venant hanter le rêve de son épouse, est pourtant l’occasion pour Ovide de figurer de façon exemplaire, pour qui est un peu coutumier du travail de Freud sur les rêves, les mécanismes de formation des rêves.

Céyx avait d’abord vu son frère Dédalion, éprouvé par le chagrin d’avoir perdu sa fille, être transformé en épervier. Ensuite, Céyx avait vu un loup égorgeant les troupeaux de Pélée, pour punir Pélée d’avoir tué son demi-frère ; le loup avait été métamorphosé en pierre. Troublé, angoissé, Céyx veut aller consulter l’oracle de Claros (consacré au dieu Apollon). Ni les larmes de son épouse Alcyone, ni ses exhortations à ce qu’il change d’avis ne l’en empêchent. Ovide, discrètement mais avec précision, laisse entendre que la volonté de Céyx d’apaiser son inquiétude après les étranges métamorphoses déjà survenues est à l’origine du drame. Vouloir consulter le sort l’a précipité… Si le poète ne dit pas explicitement ne pas croire à la consultation des oracles, il en relève au moins le danger : prêter une omniscience à autrui (un dieu, un humain prétendument inspiré), c’est déjà offrir son corps à un contrôle supposé tout-puissant, en dépit des dangers réels qui se rencontrent chaque jour, et que nul, en réalité, ne contrôle… Le voeu de Céyx (consulter l’oracle) manifeste le voeu inconscient de contrôler, en s’y soumettant, une instance omnisciente supposée. Cette consultation d’oracle, qui nécessite un voyage, est faite au détriment de la prudence, de la juste observation de la nature et de ses périls. Céyx embarque ; le bateau fait naufrage.

Le songe envoyé par Junon à Alcyone est l’occasion de la description du Palais du dieu Sommeil. Le poète semble particulièrement à son aise dans cette invention si originale. La déesse Junon, lasse des prières adressées par Alcyone pour que son mari échappe au péril, alors qu’il est déjà mort, commande à Iris, messagère des dieux, de s’adresser à Somnus ainsi : « convoque les songes qui imitent au mieux les formes véritables ». Un jeu de mot entre « formas » (« formes », en latin) et « Morphée » et « morphé » (« Dieu du sommeil » et « forme », en grec) est suggéré dans le texte. La visite du Palais du Sommeil offre au lecteur un aperçu de l’atelier même du poète, là où les formes sont inventées, dans ses rêves.

Si nous retraçons le chemin pris par Ovide dans sa narration, nous retrouvons de façon remarquable la description proposée par Freud. Alcyone émet un voeu pressant auprès de Junon, déesse du mariage : revoir son époux vivant. Et Junon ordonne à Somnus, par des mots, de sélectionner les songes les plus appropriés par leurs formes, afin d’informer Alcyone de la réalité. Tel que l’a proposé Freud, le rêve est bien ici une réalisation de voeu inconscient, sur un mode hallucinatoire, durant le sommeil ; les pensées du rêve sont transformées en images (figuration symbolique). Le rêve que Morphée envoie est celui où Céyx apparaît à Alcyone, l’informe qu’il est mort, qu’elle ne doit plus se promettre un retour impossible, et qu’il attend qu’elle le pleure et prenne le deuil. Le rêve semble relever de la catégorie de ceux mettant fin aux incertitudes angoissantes du rêveur, quitte à rêver le malheur tant craint, puisque, à l’état de veille, l’incertitude de la situation peut devenir insoutenable. Et quand Alcyone prend le deuil suite au rêve, elle accomplit son devoir d’épouse.

L’injonction faite par Junon à Somnus, « convoque les songes qui imitent au mieux les formes véritables », dit quelque chose de l’art d’Ovide : choisir dans les référentiels grec et latin les métamorphoses susceptibles d’analyser au mieux les passions humaines, voire y aller de son invention de nouvelles métamorphoses. Le crédit donné par Ovide aux songes, lesquels imitent, comme l’art, les formes véritables, renforce son discrédit de la consultation des oracles. Le poète laisse le loisir à son lecteur de douter de la véracité de son récit.

Par analogie, il est également préférable, quand un psychanalyste formule l’interprétation d’un rêve, qu’il la soumette, sans l’imposer, à l’analysant, laissant à celui-ci le mot de la fin sur ce qu’il en est de ses créations les plus intimes.

Yves-Marie Bouillon, 23 août 2015.

Copyright, Bouillon 2015.

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