Les conceptions darwiniennes ont fait florès, mais d’une étrange façon. Du fait de la « découverte » du « code » génétique, un siècle après les travaux de Darwin, la dynamique temporelle, proprement évolutionniste, c’est-à-dire la théorie selon laquelle les êtres vivants changeraient, au moins à l’échelle des espèces, a été, d’une certaine façon, oubliée pendant des décennies, au profit d’un déterminisme génétique rigide : et la croyance s’est répandue, qui s’entend encore chaque jour, que nous serions voués à nous comporter de telle ou telle façon, à déclencher telle maladie, en fonction de nos gènes… en oubliant, le plus souvent, la prise en compte de l’histoire individuelle, de ses interactions avec l’environnement, voire les choix pris par l’individu.
Une certaine vision réductrice des travaux de Darwin bannit toute notion de liberté, en ce qui concerne l’espèce humaine, voire d’intelligence en ce qui concerne les animaux en général, animaux qui ne seraient déterminés que par des instincts codés génétiquement… Et pourtant, il n’est que de lire La formation de la terre végétale par l’action des vers de terre, avec des observations sur leurs habitudes (1881) pour se convaincre rapidement du crédit qu’accordait Darwin à l’intelligence, en l’occurrence, des vers de terre…
Dans une conception particulièrement étroite de la théorie darwinienne, le dieu Hasard a été surinvesti : la sélection étant censée se produire du fait des réussites adaptatives consécutives aux mutations spontanées et aveugles (c’est-à-dire sans finalité), un étrange retour du refoulé s’est produit… Le Hasard a pris la place du Dieu créationniste. Et la théorie des générations spontanées a été remplacée par celle… des mutations spontanées ! Mais les causes toxicologiques, radiologiques, environnementales, sont évoquées en nombre toujours croissant pour rendre compte d’altérations de gènes : altérations qui sont de moins en moins spontanées, et sont au minimum réactionnelles. Ainsi, la plasticité du dit « code génétique » commence à se faire remarquer : c’est de moins en moins un code, de moins en moins un programme, et de plus en plus une partition avec quelques libertés laissées à l’interprétation…
La théorie darwinienne, au moins dans l’interprétation réductionniste qui en fut faite durant des années, fut ainsi instrumentalisée en vue que soit éradiquée toute notion de changement ayant une cause interne, c’est-à-dire relevant spécifiquement du monde vivant. Or, Jean-Baptiste de Lamarck chercha précisément toute sa vie à fonder une science matérialiste, la biologie, à partir des connaissances accessibles à cette époque en sciences physiques, dans le but de rendre compte de la spécificité du monde vivant. Et c’est bien cet héritage lamarckien que revendique également Freud quand il situe très explicitement, position qu’il ne lâcha jamais, la psychanalyse dans le champ de la Naturwissenschaft, la science de la nature. Les psychanalystes, pour la plupart d’entre eux, à l’exception notable de quelques-uns, semblent l’avoir oublié. Or Lamarck, en voulant rendre compte de la complexification croissante chez les organismes vivants, a introduit la notion de finalité, mais une finalité interne, locale, appliquée à un organe par exemple… Cela ne lui fut jamais pardonné. Au Dieu Créateur des religieux dans le domaine de la foi a succédé le Dieu Hasard des positivistes dans le domaine de la science : comme s’il était insupportable de reconnaître aux êtres vivants, et donc aux humains, la moindre liberté dans leurs actes…
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