Le travail et la loi : quels effets a la Constitution sur notre vie psychique ?

Notre vie psychique individuelle est tributaire de notre organisation collective. Certes, nous ne nous référons pas consciemment chaque jour à ce que dit la Loi dans tel ou tel moment de notre vie quotidienne. Cependant, nous sommes instruits notre scolarité durant, éventuellement durant nos études ou notre formation professionnelle, et sommes donc informés, voire mis en garde au sujet du droit de la propriété, du respect de la vie privée, de « l’impôt [qui] est dû », etc.. Les lois édictées contribuent à former nos comportements en nous imposant des limites, à susciter nos idéaux, à inscrire en nous des interdits, intériorisés par l’instance psychique couramment appelée le Surmoi (qu’il serait plus juste d’appeler le Sur-je, traduction littérale du néologisme forgé par Freud : das Ûber-ich). Qu’en est-il du travail ?

Le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 a été consacré par la Constitution de 1958 et conserve donc sa valeur dans la Cinquième République. L’article 5 stipule notamment : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. » Un devoir crée une obligation, de nature juridique ou morale. Le législateur ne qualifie pas dans ce Préambule la nature du « devoir de travailler » : morale ou juridique ? L’ambigüité du mot devoir est probablement source des tensions constantes entre citoyens et institutions, que les citoyens soient chômeurs ou en activité salariée, fonctionnaires, indépendants, voire en arrêt de travail, en congé sans solde…

Certains chômeurs paient assurément un lourd tribut, en termes de souffrance psychique, du fait de cette ambigüité. Car si ce devoir est de nature morale, alors le seul fait d’être sans travail effectif place le citoyen en porte-à-faux du point de vue moral. Alors que l’organisation économique de notre société, depuis au moins quarante ans, fabrique un chômage massif, ne pas travailler (pour des raisons économiques globales indépendantes de la volonté de la personne) est susceptible de générer un sentiment de culpabilité, conscient ou non, de ne pas assumer son devoir. Deux garde-fous préviennent, en théorie, ce risque. Le premier consiste dans la catégorisation par l’I.N.S.E.E. des chômeurs comme étant des actifs. Chercher un emploi (et le déclarer !) suffit à être compté parmi les actifs. Reste que, lorsque les qualités d’un citoyen sont énumérées lors d’un mariage, un acte notarié, un procès, la mention « sans emploi » risque hélas de contribuer à un sentiment de honte chez la personne ainsi identifiée par une privation : « sans ». Le deuxième garde-fou est, lui, constitutionnel : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. », prévoit sagement le Préambule de 1946. Hélas, ce droit n’est pas respecté, et ce déni d’un droit fondamental par la société disqualifie des millions de citoyennes et de citoyens : plus de six millions de personnes, toutes catégories comptées, sont inscrites au chômage en janvier 2016, en France métropolitaine.

A considérer la question d’un regard critique, le Préambule de 1946 est somme toute étrange : car enfin, en quoi un citoyen qui subviendrait sans « travail » à ses besoins élémentaires par une ascèse et un mode de vie adaptés nuirait-il au corps social ? La réponse est implicite, n’est écrite nulle part, et pèse assurément sur chacun de nous dès que nous osons ne rien faire, c’est-à-dire, dans une société marchande, ne pas consommer ni travailler… Il est attendu par le législateur que nous contribuions à la richesse de la Nation, et ce, par le travail producteur d’une plus-value matérielle, intellectuelle ou sociale. De ce point de vue, « le droit d’obtenir un emploi » n’est qu’une concession faite au citoyen (et non assumée dans la réalité par la société) pour l’impératif moral du travail qui lui est infligé par la Constitution. Libre à quiconque est en situation de chômage de considérer que tant que son droit au travail n’est pas respecté, il peut se sentir exempt de son devoir de travailler… Mais ces calculs ont un coût : celui de s’informer de ses droits et de ses devoirs ; également celui d’oser, individuellement, penser, et donc critiquer, entre autres la Constitution… L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en garantit le droit.

Brest, 2 mars 2016.

Copyright, Yves-Marie Bouillon.

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