« Les Métamorphoses » d’Ovide (6) : entre diversité des pulsions et une vie psychique fantasmée comme continue

Comme relevé dans les deux précédents articles sur Ovide, le caractère fragmentaire des Métamorphoses pose problème à nombres de lecteurs, singulièrement aux érudits… Pierre Grimal, dans La chronologie légendaire dans les Métamorphoses d’Ovide pose la question suivante :

 » […] pourquoi nommer Actéon au Livre III, interrompant ainsi l’histoire de Cadmos, qui se trouve de fait morcelée, et ne pas plutôt avoir fait attendre la triste aventure du chasseur dévoré par ses chiens encore un livre ou deux ? » (in Ovidiana, Recherches sur Ovide, ouvr. coll. sous la dir. de N. I. Herescu, Les Belles Lettres, 1958, pp. 245, 246).

La réponse globale proposée par Grimal est qu’Ovide a fait effort pour donner vraisemblance aux incohérences chronologiques des sources mythologiques auxquelles il puise… Ovide le poète, selon Grimal, aurait des pudeurs de mythologue cherchant une légitimité historique à des mythes, qu’Ovide reconnaît pourtant plus d’une fois dans son oeuvre être tels : de simples fables ! Grimal ne répond pas dans le détail à sa propre question. Qu’en est-il dans l’organisation du récit voulue par le poète ?

Cadmos sera transformé à sa demande en serpent : animal de forme phallique, continue, d’apparence homogène. Or, au préalable, il perd son petit-fils, le chasseur Actéon. Actéon a commis l’imprudence de voir la déesse Diane nue… Elle transforme aussitôt Actéon en cerf, qui devient alors la proie de ses propres chiens, qui le morcellent en le dévorant. D’un point de vue psychanalytique, les angoisses de castration d’Actéon, surgies à la vue du corps féminin nu, le morcellent littéralement puisque ce sont ses propres chiens (émanation de ses pulsions de prédation) qui le démembrent.

Il est remarquable que Grimal, lorsqu’il s’étonne de l’organisation de son récit par Ovide, dise son incompréhension en citant, pour exemple, « l’histoire de Cadmos, qui se trouve de fait morcelée« … par le récit du morcellement d’Actéon !

La métamorphose de Cadmos en serpent, qui vient après le récit du morcellement du corps de son petit-fils Actéon, peut manifester la fantaisie réactionnelle, dans la vie psychique du poète, de redonner une unité corporelle, phallique, au corps mis en morceaux. L’irruption du récit d’Actéon, castration en actes, mise en pièces du corps propre, prépare la fantaisie narcissique phallique de la métamorphose, à sa demande, de Cadmos en serpent : réaction, valant réparation, toutes deux mises en évidence, pour qui veut prendre le temps de les entendre, par le poète Ovide.

La difficulté, relevée dans un précédent article, à garder selon les mots de L. Verhulst, « le souvenir des différents épisodes  » des Métamorphoses peut rendre compte d’un refoulement, en cours de lecture, des vies pulsionnelles que décrit le poète : la complexité des enchâssements des récits n’est pas seule à en rendre compte. Cela semble de plus un choix manifeste du poète : les Livres composant les Métamorphoses ne sont pas des chapitres qui clôtureraient une histoire, difficulté de plus pour se repérer dans l’oeuvre. Un récit, ou un cycle de récits, chevauche presque toujours deux Livres. La dynamique pulsionnelle entravant une vie psychique continue et uniforme prévaut, jusque dans la découpe globale.

Le souvenir d’une journée vécue par chacun d’entre nous peut bien articuler la journée, par reconstruction, entre différents épisodes : trajets, travail, repas, conversations, loisirs, et nous ne mentionnons que les activités ordinaires. Mais ce souvenir, lorsqu’il est dit, ne tient assurément pas le compte exhaustif de la richesse pulsionnelle vécue du fait de la multiplicité des pulsions, le plus souvent partielles, et selon leurs temporalités fort différentes. Les temporalités des plaisirs éprouvés lors d’un repas, une marche, une conversation, une lecture, un film, la pratique d’un sport, ne se recouvrent pas ; ni les temporalités des déplaisirs éprouvés, des gênes passagères aux souffrances brusques, douleurs continues ou cycliques…

Quant aux temporalités de l’activité sexuelle spécifiquement génitale, à supposer que celle-ci soit, in vivo, facilement dissociable des satisfactions pulsionnelles partielles simultanées, l’intrication des buts de l’espèce et de l’individu, des pulsions de vie et de mort, en rend l’analyse complexe, sans compter l’obstacle du refoulement imposé par notre culture. Or, outre les pulsions parielles, la sexualité génitale ne compte pas pour quantité négligeable dans les Métamorphoses.

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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