Nous passons notre vie à nous séparer les uns des autres…
Les psychologues, les psychothérapeutes et les psychanalystes emploient fréquemment la locution « travail de séparation » pour décrire un processus psychique en cours, à accompagner par une réflexion et une analyse approfondie, lors d’un épisode de vie, parfois douloureux ou anxiogène, que traversent une patient, un patient, au cours d’une psychothérapie. Qu’entendent les professionnels par ces mots ? Et pourquoi, dans la vie ordinaire le terme de séparation est-il connoté si douloureusement dans bien des cas ? Qu’est-ce qui nous prédispose, biologiquement, psychiquement, culturellement même, à craindre certaines séparations plus que d’autres ?
Les premières situations de vie qu’évoque le terme renvoient tant à la petite enfance qu’à la vie adulte. De fait, le nombre de moments de la vie que traverse un être humain et pouvant relever d’un processus de séparation est conséquent. Des séparations précoces entre mère et nourrissons, que la mère travaille ou soit indisponible quel qu’en soit le motif, au travail du deuil lors de la perte d’un être cher, sans oublier bien sûr les séparations amoureuses, l’adoption et ce qu’elle recouvre inévitablement de séparation d’avec la mère biologique, voire la langue maternelle, le pays d’origine de l’enfant, et plus largement, une séparation entre amis, entre employeur et salarié, l’éloignement de l’enfant arrivé à l’âge de poursuivre ses études ou de travailler dans une autre ville, également et de façon plus intime encore une séparation progressive d’avec un proche atteint d’une maladie chronique ou d’une perte de ses facultés usuelles, enfin, et la liste n’est pas exhaustive, une séparation d’avec d’anciennes croyances, un collectif religieux, politique, associatif, culturel… Cela donne le vertige. ‘L’homme est un animal politique‘ selon Aristote, au sens où il vit naturellement avec ses congénères, en dépend et en bénéficie. Et pourtant, ou en conséquence de quoi, nous devons chaque jour nous séparer les uns des autres… Psychiquement, sinon physiquement.
L’individu humain parvenu à maturité, l’homme fait, la femme capable d’être mère, qu’elle le soit ou non, ne survit pas très longtemps dans l’isolement absolu, sauf exception. Il n’y va pas seulement de la survie alimentaire ni des conditions de température et de sécurité minimales exigibles pour maintenir des conditions de survie, même si certains humains contraints à la survie ont « tenu » (et nous verrons que ce mot est révélateur de la problématique qui nous occupe) parfois des années, mais toujours à un coût psychique exorbitant, souvent en y perdant la raison. L’être humain a besoin de s’identifier à ses congénères, dès la prime enfance, pour se développer en tant qu’humain. La mère, la cellule familiale proche pourvoient à ces besoins d’identification primaire. En danger absolu et imminent, à tout âge, les humains appellent leur mère. Il n’est pas, en termes de processus psychiques inconscients, de séparation définitive d’avec la mère. Nous retournons en son sein, par le repli du corps et des rêveries, lorsque nous nous endormons…
Les identifications du nourrisson ne sont, selon toute vraisemblance, pas actives qu’envers les figures parentales, mais également focalisées sur l’environnement, l’écosystème. Une certaine température de l’air, une lumière, des touchers de tissus, la fraîcheur de l’eau ou la chaleur d’un feu peuvent supporter, parmi tant d’autres, s’ils sont régulièrement réactivés, des identifications d’une telle puissance que nous en comprenons mieux le sentiment de mélancolie pouvant envahir tant une personne en situation d’exil qu’une personne très âgée ne reconnaissant plus personne, ni lieu, de ses années d’enfance. Vieillir étant cumuler des deuils, vivre est déjà surmonter des séparations, et quotidiennes le plus souvent dans notre culture. ‘A ce soir’, ‘A demain’, ‘A plus tard’… Nous nous promettons de nous revoir prochainement, sans jamais de certitude absolue, tant nous éprouvons que la séparation imminente, pour quelques heures, des jours ou des semaines, nous fragilise… Ce sont les mots prononcés, affectueux, simplement courtois, prometteurs ou de circonstances, qui autorisent, favorisent, rendent supportable le difficile travail de nous séparer. Nous parlons pour supporter la distance, l’éloignement, l’absence, la disparition. Certaines retrouvailles sont plus silencieuses que bien des au revoir.
Brest, 13 juin 2022
Yves-Marie Bouillon, psychologue, docteur en psychologie.