Dialoguer : une autre façon d’habiter quelque part

Le déménagement est souvent, dans la vie d’une personne, enfant ou adulte, l’occasion de remaniements psychiques profonds. Certains sociologues considèrent qu’il faut trois mois pour se remettre d’un déménagement. Cela nous paraît court… Un an (le temps que soient passées toutes les saisons) nous paraît le minimum. Comme si la sortie de cet autre corps qu’est le logement, pour investir un nouveau lieu nous ramenait de façon irrépressible à notre premier grand déménagement… Quand nous sortons du corps maternel pour entrer dans la famille humaine, ce sont d’abord des bras, des corps (parentaux), des vêtements, des draps, un berceau qui nous attendent, puis un lieu qui nous accueille enfin : une chambre, elle-même sise dans un appartement ou une maison. Notre modèle de société est fondé sur la sédentarité. Les mots le disent assez : immeuble, demeure, maison, résidence ont des significations liées à l’identité, à la stabilité, à la permanence, voire à l’immobilité.

Nous ne cessons de quitter une enveloppe pour une autre (ne serait-ce qu’entre le travail et chez soi), mais l’idéal imposé collectivement reste un idéal sédentaire. Libre à chacun d’y adhérer ou non, en fonction de ses désirs, de ses opportunités. Les personnes dites « sans domicile fixe » souffrent de ce refus par le corps social de leur offrir un lieu à la fois fixe et capable de s’adapter à leur précarité économique, parfois à leur vulnérabilité psychique. Nous avons mis en place depuis des milliers d’années une organisation sociale liant intrinsèquement la notion d’intimité psychique à celle d’habitat : avoir un chez soi offre la possibilité d’y tenir son jardin secret, de garder son quant-à-soi. Mais cette intimité psychique est mise à mal depuis l’irruption dans la vie quotidienne des télécommunications, téléphone, internet, etc. Et nous découvrons alors à notre propre surprise que notre intimité psychique devrait dans l’idéal pouvoir être créée partout, si nous trouvons si difficile de la retrouver même chez soi… Les habitats contemporains commencent à s’y méprendre à ressembler à des open space : cuisines ouvertes, fenêtres du sol au plafond, baies vitrées toujours plus grandes au nom d’un chauffage par le soleil…

Si le chez soi est attendu comme devant offrir une intimité, mais que celle-ci est malmenée par l’intrusion du monde extérieur via les médias et les technologies modernes de communications, quelle opportunité nous reste ? Parler, écouter, penser… parfois en silence ; parfois seul, ou à deux ; l’intimité d’une conversation privée, au foyer ou ailleurs, d’une conversation sans technologie associée, devient de plus en plus un luxe. Le geste de « couper son portable » (expression étrange, qui n’aurait pas eu de sens il y a trente ans), pour aviser autrui qu’on se rend pleinement disponible pour se parler, manifeste précisément qu’il n’est plus de lieu a priori échappant totalement à l’emprise collective. Sauf à se faire confiance, à faire confiance à autrui, sans garantie technologique à la clef… Habiter quelque part, à l’époque des télécommunications invasives, habiter au sens où l’on investit un lieu de ses émotions et de ses attentes, de son attention et de son temps, de son écoute, pourrait déjà se vivre dans le temps consacré à quelqu’un dans une conversation. Le dialogue vivant est un des lieux possibles où vivre ensemble.

Yves-Marie Bouillon, Psychologue clinicien.

10 Mai 2015, Copyright Bouillon.

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