Ailleurs, un lieu qui échappe à l’emprise…

Le paysage fuit et sans qu’il m’en souvienne
Guillaume Apollinaire Le départ

La rencontre avec un psychologue clinicien se vit le plus souvent dans un bureau, qui peut être un cadre très formel, personnalisé, parfois plus neutre. Reste que ce qui se vit psychiquement, chez le psychologue, est quelque chose d’assez étrange, décrit comme semblant souvent se vivre ailleurs. D’où, bien sûr, la plupart du temps,  cette difficulté à se situer dans la durée de la séance, et au fur et à mesure que sont abordés les divers rivages de la vie psychique.

Mais avant de parler en termes temporels, parlons en termes spatiaux. Notre corps de prédateur nous prédispose à penser au moins deux lieux : ici et là-bas. C’est dans le projet de nous déplacer vers une source d’approvisionnement (eau, nourriture, matière première, etc.), pour nous approprier quelque chose plus tard, que nous décidons de quitter un lieu maintenant. A ici et maintenant répond là-bas et plus tard. Mais qu’en est-il d’ailleurs? Et est-ce un hasard si la langue français ne propose pas d’analogon temporel, en un seul mot, pour ailleurs : « en un autre temps », mais qui ne soit pas précisé…

Nous proposons qu’ailleurs soit le lieu qui échappe à l’emprise, le lieu qui se soustrait à notre prédation. Et si ailleurs échappe à l’emprise, ce peut être autant pour des raisons temporelles que spatiales. Car ailleurs, ce peut être ici, mais selon une autre temporalité. Quel besoin avons-nous de penser un ailleurs? Nous en voyons au moins deux.

Quand autrui n’est pas avec nous alors qu’il partage le même environnement, nous disons communément : « il est ailleurs ». Nous percevons intuitivement qu’il vit selon une autre temporalité. Il est dans ses souvenirs, des projets, des fantasmes. C’est cet ailleurs, cet autre lieu psychique dans lequel vit parfois la mère, qui autorise et contraint le nourrisson à se créer son espace psychique propre, partiellement distinct de l’espace psychique maternel. Cela a été décrit par Winnicott. La mère peut allaiter, changer son bébé, et n’être pas toute à ce qu’elle fait. Elle rêve. Elle devient alors pour le bébé, psychiquement parlant, un lieu qui échappe à son emprise.

Mais on peut aussi bien être proie que prédateur. Et si nous devenons l’objet d’une emprise de la part d’autrui, alors nous nous réfugions ailleurs. Ce devient une question de survie psychique. Ailleurs devient un espace-temps autre, fuyant et en devenir, dont la possibilité d’existence est de pouvoir être soustrait au regard comme à l’écoute d’autrui : sans coordonnées stables.

Winnicott exprime ainsi ce que nous nous efforçons d’approcher :

 » On admet généralement que la définition de la nature humaine en termes de relations interpersonnelles n’est pas satisfaisante même si elle tient compte de l’élaboration imaginaire de la fonction et de toute l’activité fantasmatique, à la fois consciente et inconsciente, y compris l’inconscient refoulé. Les recherches de ces vingt dernières années ont permis d’élaborer une nouvelle définition de l’individu. De tout individu ayant atteint le stade où il constitue une unité, avec une membrane délimitant un dehors et un dedans, on peut dire qu’il a une réalité intérieure, un monde intérieur, riche ou pauvre, où règne la paix ou la guerre. Ceci peut nous aider, mais est-ce là bien tout?
Si cette double définition est nécessaire, il me paraît indispensable d’y ajouter un troisième élément : dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire intermédiaire d’expérience (experiencing, en anglais) à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure. » Winnicott D. W., 1971, Jeu et réalité, 1975 pour la tr. fr.,, Paris, Gallimard.

Il semble pertinent de proposer que le lieu psychique idéal de la rencontre entre psychologue et consultant, cet ailleurs où l’on peut se parler, en toute confidentialité, dans un respect mutuel, au défi des jugements ordinaires, relève d’une « aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure ». Ce que la personne consultant fera de cette aire intermédiaire sera propre à chaque personne, voire à chaque séance. Mais au moment d’une géolocalisation envahissante de tout un chacun, il est précieux de pouvoir proposer un ailleurs où se parler…

Yves-Marie Bouillon
Brest, 10 Mai 2014.

Ce contenu a été publié dans choisir un psychologue, psychanalyse, psychothérapie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.