« Les Métamorphoses » d’Ovide (9) : du bon usage de la parole envers autrui

Après la séparation des éléments hors du chaos primordial (cf. « Les Métamorphoses » d’Ovide -8-), Ovide énonce que quatre âges se sont succédé : l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge d’airain puis l’âge de fer…

L’âge de fer, le pire (et dans lequel Ovide situe l’écriture des Métamorphoses), est celui où sévissent l’exploitation de la Terre, le vol, le parjure, le meurtre et la guerre. Le premier meurtre de masse est décrit sous la forme de l’ensevelissement des Géants par Jupiter, Géants ainsi exterminés sous les montagnes qu’ils avaient eux-mêmes accumulées pour approcher des astres. S’égaler aux dieux est invariablement une des pires impiétés envisageables dans l’Antiquité… Mais la fin des Géants n’est pas la fin de toutes les espèces d’hommes.

« On raconte qu’abreuvée du sang de ses enfants, et dans la crainte de voir périr les derniers-nés de cette race cruelle [les Géants], la Terre anima ce sang fumant et en fit naître des hommes, race impie comme la première, et qui, par sa violence et sa soif du carnage, révélait sa sanglante origine. Du haut de son palais céleste, le fils de Saturne [Jupiter] voit les crimes de la terre ; il gémit, et se rappelant l’horrible festin de Lycaon, le souvenir d’un crime, trop récent encore pour être trop connu, allume dans son coeur une colère extrême, digne du maître des dieux. » (Ovide, Les Métamorphoses, pp. 55, 56, Le Livre de Poche, 2010)

Lycaon est le premier être humain nommé dans les Métamorphoses. Fils de Pélasgos, Lycaon est roi d’Arcadie, d’après Hésiode, l’Arcadie étant située par les Grecs comme le lieu même de leur mythique âge d’or. Fait remarquable, la première mention d’un nom d’homme dans les Métamorphoses l’est pour son crime : son châtiment est également la première métamorphose affectant un humain.

Après avoir convoqué l’assemblée des dieux, Jupiter narre comment Lycaon lui a servi, en guise de repas, les membres d’un otage préalablement égorgé. Par identification au dieu, l’affect d’horreur est provoqué chez le lecteur : « l’horrible festin de Lycaon ». L’horreur est toujours ambivalente : elle manifeste le mouvement sado-masochique, de cruauté, contre quoi elle réagit.

En guise de châtiment, Lycaon est transformé en loup, dont est issue l’espèce qui garde certaines traces de son premier spécimen (Lycaon) avant métamorphose : la cruauté, entre autres, mais aussi la solitude et la fuite.

« Aussitôt [narre Jupiter], ma foudre vengeresse fait crouler son palais sur des pénates bien dignes d’un tel maître. Epouvanté, il fuit ; il veut parler, en vain : des hurlements seuls troublent le silence des campagnes. » (Ovide, Les Métamorphoses, pp. 58-59)

Préalablement, nous avons entendu les phrases rapportées par Jupiter, prononcées par Lycaon voulant savoir si son hôte (Jupiter) est dieu ou homme : « Je vais, dit-il, m’assurer s’il est dieu ou mortel, et l’épreuve ne sera pas douteuse. » (p. 58) Le crime de Lycaon est également d’avoir prétendu effectuer une ordalie sur Jupiter lui-même : crime de lèse majesté, que celui de jauger l’autorité suprême… Le régime politique décrit est très nettement impérial. L’homme qui prétend évaluer l’autorité suprême, par là même se situe en surplomb de celui qu’il évalue. C’est également d’avoir usé de la parole à des fins de tromperie que Lycaon va payer de son châtiment.

Mais plus encore, cette première métamorphose d’un homme en animal alerte par ce qui traversera l’ensemble des Métamorphoses : l’homme est un loup pour l’homme. Homo homini lupus… Les relations de prédation entre ses propres membres caractérisent l’espèce humaine. Ovide décrit par cette métamorphose, et de façon saisissante puisque le loup ne peut parler, ce qui nous laisse régulièrement interdits, littéralement sans voix : notre propension, risque que nous partageons tous hélas, à devenir les uns pour les autres prédateurs et proies.

L’oralité est transgressée dès l’égorgement de l’otage, est provoquée dans l’ordalie de Jupiter par Lycaon qui tente de lui servir de la chair humaine, puis empêchée par la punition infligée de sa métamorphose en loup, laquelle contraint Lycaon à ne pousser que des hurlements. L’otage est sacré, comme l’hôte : Lycaon ayant profané sa propre parole tant envers l’otage qu’envers l’hôte, c’est de sa parole même dont est privé Lycaon. Comme si les humains avaient l’usage de la parole pour ne pas s’entredévorer… Et c’est leur premier devoir que de la respecter, sous-entendrait Ovide…

 

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

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