Certains thérapeutes proposent des protocoles visant à permettre aux personnes « accro » à leur téléphone mobile et autres appareils contemporains de télécommunications (smartphone, etc.), de pouvoir vivre sans… L’efficacité de ces thérapies est fonction de nombre de paramètres : motivation de la personne, disponibilité pour la thérapie, méthodologie employée, environnement socioprofessionnel exigeant ou non de tels outils. La réflexion que nous proposons ici consiste à se déprendre de la fascination pour l’objet et rappeler, en termes de psychologie collective et individuelle, ce qui occasionne de telles dépendances. L’être humain est un animal social, qui se nourrit des passions de ses semblables au point de parfois en souffrir.
Retournons d’abord à l’objet, le premier peut-être qui ait surgi dans notre histoire collective avec une telle ampleur : le téléphone. Jusqu’alors, les divers moyens de télécommunications nécessitaient un voyage pour transmettre le message (sur tablette d’argile, papyrus, parchemin), à tout le moins un délai dans le traitement de l’information, voire une limite dans la distance possible (codage des signaux de fumée, son des tam-tams). L’invention ingénieuse du télégraphe en pleine Révolution Française nécessita un appareillage lourd et un nombre d’hommes considérable, quelle qu’en fût la rapidité d’usage. Mais aucune invention avant celle du téléphone par Graham Bell (1876) n’avait permis l’immédiateté de la conversation entre les deux interlocuteurs sans cryptage préalable par ses usagers du message sonore sous une forme ou sous une autre (en général visuel, écrit ou imagé) : le « transport » immédiat du son, quasi à l’état pur…
Le surgissement du téléphone fit effraction dans la vie psychique collective, d’abord à la fin du XIXe pour quelques-uns, puis tout au long du XXe siècle. Cette effraction fut qualifiée par Guillaume Apollinaire de « Traumatisme géant« , dans son poème Les Fenêtres (Calligrammes, 1917). Un traumatisme est, à proprement parler, un trou, une blessure. Il s’agit ici bien sûr d’une blessure de l’âme… Qui s’en aperçoit encore, de nos jours, sauf, bien sûr, lorsqu’il apprend une mauvaise nouvelle? Le sentiment d’étrangeté qui se lit sur le visage d’un bébé entendant pour la première fois la voix de sa mère au téléphone en témoigne également. Le téléphone et ses divers avatars, sonores ou visuels, font des trous dans notre espace temps psychique quotidien. Bien sûr, la généralisation d’internet amplifie le mouvement au-delà de ce qui était pensable, ne fût-ce qu’il y a cinquante ans. Guillaume Apollinaire semble pourtant avoir anticipé la généralisation du téléphone mobile (début de son développement commercial au Japon en 1976). Dans le poème Arbre, le poète écrit :
« J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir
Du camarade qui se promènera avec toi en Europe
Tout en restant en Amérique »
Mais à trop focaliser sur l’objet magique (le téléphone, la tablette tactile connectée), nous perdons de vue la considération du problème dans sa qualité psychique. Car ce qui nous arrive depuis presque une trentaine d’années avec l’intrusion massive d’internet dans nos vies professionnelles et privées relève bien d’un bouleversement psychologique à l’échelle planétaire. Le moyen par lequel est diffusé cet article en est d’ailleurs tributaire.
Nous ferons à nouveau appel à une citation d’un poète, certes longue mais riche d’enseignements, pour appréhender plus finement ce que nous vivons sur la toile. Ecoutons donc Ovide, qui écrivit ce qui suit il y a deux millénaires, et décrit très finement un monde immédiat, transparent, dont nous usons chaque jour, et qui parfois nous use…
« Entre le Ciel et la Terre, et le vaste Océan, s’élève un antique palais, au milieu de l’Univers, aux confins des trois mondes. Là, dans les régions les plus lointaines, l’œil peut tout découvrir. Là, l’oreille peut entendre la voix de tous les humains : c’est le séjour de la Renommée ; incessamment elle veille sur la plus haute tour de ce palais, dont nulle porte ne ferme l’entrée. On y voit mille portiques jour et nuit ouverts, et le toit qui le couvre par mille issues laisse passer le jour. Ses murs sont un airain sonore qui frémit au moindre son, le répète et le répète encore. Le repos est banni de ce palais ; on n’y connaît point le silence. Ce ne sont point cependant des cris, mais les murmures confus de plusieurs voix légères, pareils aux frémissements lointains de la mer mugissante ; pareils au roulement sourd qui, dans les noires nuées de la tempête, lorsque Jupiter les agite et les presse, prolonge les derniers éclats de la foudre mourante. Une foule empressée sans cesse assiège ces portiques, sans cesse va, revient, semant mille rumeurs, amas confus de confuses paroles, mélange obscur du mensonge et de la vérité. Les uns prêtent une oreille attentive à ces récits frivoles ; les autres les répandent ailleurs. Chacun ajoute à ce qu’il vient d’entendre, et le faux croît toujours. Là résident la Crédulité facile et l’Erreur téméraire, la vaine Joie, la Crainte au front consterné, la Sédition en ses fureurs soudaine, et les Bruits vagues qui naissent des rapports incertains. De là, la Renommée voit tout ce qui se passe dans le Ciel, sur la Terre, et sur l’Onde, et ses regards curieux embrassent l’Univers.
Elle avait publié le départ de l’armée redoutable qui menaçait les remparts d’Ilion. Les Troyens ne sont point surpris sans défense. Ils s’opposent à la descente des Grecs, ils défendent leurs rivages. »
Ovide, Les Métamorphoses (Livre XII, 39-63) Traduction de G.T. Villeneuve, Paris, 1806, réédition du Chêne.
La lecture peut étonner. Rien ne manque : ni la foule, ni l’ubiquité, ni la surveillance permanente par un œil unique (à proximité de la référence au maître de l’Olympe, Jupiter), ni l’absence de repos, ni même l’usage du métal comme conducteur du son : « l’airain » (le fer ; de nos jours, c’est plutôt la fibre optique…). Les travers dans lesquels versent les humains sont nommés dès lors qu’ils donnent crédit aux paroles de la Renommée : Crédulité, Erreur, Crainte, Bruits, Sédition, rumeurs. Ovide n’oublie pas de mentionner un affect plaisant, un seul, riche en excitations : la Joie. Il n’échappera pas au lecteur que la Renommée (Fama en latin) est invoquée pour imager la rapidité avec laquelle le bruit de la guerre de Troie qui se prépare se propage sur les rivages du monde. Les inventions des télécommunications comme le télégraphe et l’internet (à l’époque l’intranet) furent d’abord à des fins militaires.
Il ne nous semble pas possible, sur un long terme, de se déprendre de la fascination, de l’emprise qu’excercent sur nous les moyens contemporains de télécommunications, sans considérer jusqu’où nous acceptons de laisser notre intimité se faire envahir par les mouvements psychiques collectifs. Nos passions individuelles sont nourries des passions de nos semblables : il nous revient de savoir les tenir à distance. Freud assignait au Je la fonction de pare-excitation : une espèce d’écran, plutôt d’interface entre le monde et soi, limitant tant que possible les excitations plaisantes ou déplaisantes, les agressions que le monde environnant, dont les autres humains, nous imposent chaque jour. Le sentiment de sécurité, de stabilité de l’environnement humain (de permanence de l’objet, disent les psychologues), conféré par le Je dans un long apprentissage les premières années de notre vie, est comme mis à mal par un banal coup de téléphone…
Nous avons intitulé cet article « Le coup de téléphone : un geste devenu inaudible… » Nous n’entendons plus ce à quoi nous avons dû prendre l’habitude de rester sourds : l’effraction immédiate d’un univers sonore, langagier, intime (l’appel d’un proche), et qui nous vient parfois de si loin… L’irruption, d’abord surgie via le cinéma puis la télévision, enfin via les écrans connectés, d’images en mouvement d’inconnus ou de nos proches (la visuoconférence), provoque également une entrée massive et envahissante du monde extérieur dans notre intimité, jusque dans nos foyers.
Il nous appartient bien sûr de savoir nous comporter dignement, dans le respect de la liberté des uns et des autres, dans l’usage de ces technologies. Nous pouvons même en user de façon démocratique : cela exige une prudence qui commence seulement à être enseignée dans les écoles. La liberté que nous pouvons retrouver à l’égard de ces techniques de communication n’est pas seulement à chercher dans le rappel que nous pouvons éteindre un appareil, vivre sans quelques heures, voire quelques jours. Cette liberté est aussi à conquérir dans la capacité de chacun et de chacune, quelle que soit la fréquence d’emploi du téléphone ou d’un ordinateur connecté, à s’assurer du libre emploi de son esprit critique. Ovide en avisait déjà ses contemporains quand il les mettait en garde contre l’omniprésence de la Renommée…
Yves-Marie Bouillon, Brest, 14 septembre 2014.