Le poème de Charles Baudelaire, L’homme et la mer, expose d’une façon singulière les relations de l’être humain avec l’océan. Nous proposons ici une lecture analytique, vers après vers, sans prétention autre que celle d’éclairer, d’un seul point de vue psychologique, ce qui participe d’une telle fascination pour l’élément marin.
« Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »
D’emblée, Baudelaire propose ce qui semble un paradoxe : l’attachement affectif (chérir) de l’homme libre pour la mer… L’ensemble du quatrain développe la dimension narcissique d’un tel attachement. Bien sûr, le poète joue tant qu’il peut de l’homophonie « mer » et « mère ». Miroir mou, plastique, miroir vivant, parlant : ainsi peut être qualifiée la mère nourricière et aimante capable de donner suffisamment d’amour narcissique à l’enfant. Et la mer offre un tel miroir, comme le manifesteront les vers du quatrain suivant. Good enough mother, disait Winnicott tentant de rendre compte des capacités d’une mère « normale » à suffisamment satisfaire l’enfant dans son éducation quotidienne durant les premières années. Baudelaire joue assurément également de la présence d’une invisible et non-dite psyché, ce miroir individuel à main, mais d’une psyché particulièrement dynamique dans ce déroulement d’une vague (le mot n’est pas nommé, mais celui de « lame ») sur au moins deux vers. Comme souvent chez Baudelaire, le répit est de peu de temps. Le quatrième vers (« Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. ») ouvre sur un espace dont l’ambigüité dit assez l’ambivalence des sentiments circulant entre l’homme et la mer : l’amertume réfère au goût comme à la déception, de plus l’amer est un repère sur la côte…
« Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. »
Le corps à corps évoqué, les embrassades, les regards échangés avec cet étrange alter ego seraient proprement étouffants si l’altérité n’apparaissait pas de façon irrépressible au dernier vers : « Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. » . Le propos de Baudelaire, homme civilisé, urbain, écrivant dans un contexte social déjà soumis aux impératifs du capitalisme, est explicite : la fascination de l’homme pour la mer est relative à son caractère « indomptable et sauvage ». L’éloge de l’océan dans ces vers de Baudelaire est au moins autant un hymne à la liberté. Le troisième quatrain, après des vers plutôt virils, relève d’une dimension plus secrète, plus féminine, la liberté ne pouvant se conquérir qu’au prix d’une préservation de l’intimité. Nous pensons ici aux multiples « trésors » qu’un enfant (ou un adulte…) ramène fréquemment de la plage pour les poser sur une étagère de la chambre :
« Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! »
Impossibilité de connaître l’âme humaine ! Au rebours de l’idéologie contemporaine de la transparence, le poème énonce de la façon la plus explicite à quel point le secret fonde la vie psychique… Il se dit que le psychanalyste, la première fois qu’il reçoit une personne, reçoit une énigme, et, quand la personne repart après avoir entrepris un travail psychique, voit partir un mystère…
Le quatrième quatrain donne un chant autrement plus pessimiste, romantique au sens d’un romantisme mélancolique :
« Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remords, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables ! »
Nous n’aurons pas ici le temps de développer tout ce que nous évoque ce long constat désenchanté du poète sur la lutte à mort entre l’homme et la mer. Ce sera l’objet d’un prochain article. Mais repérons déjà qu’initiant son poème par le descriptif d’un amour narcissique entre l’homme et la mer (entre l’enfant et la mère, s’entend inévitablement en langue française), le poète clôt son discours sur le constat d’une lutte entre frères… D’un océan-mère, le statut de l’élément marin devient celui d’un océan-frère, partageant avec l’homme le goût pour la destruction. La fascination amoureuse est devenue fascination passionnelle et destructrice. Les problèmes contemporains que pose la préservation des océans ne peut être ici passée sous silence. La destructivité de l’être humain envers l’écosystème qui l’abrite, le nourrit, parfois le tue, est ici remarquablement décrite par le poète. Il nous appartient, désormais, d’en tenir compte. Une juste considération des mécanismes destructeurs à l’oeuvre dans notre fonctionnement psychologique collectif semble nécessaire si nous voulons -enfin- nous donner les moyens de respecter l’océan : notre matrice.
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