Le tableau de Magritte est célèbre : un homme en costume noir, cravate rouge et chapeau melon noir, nous fait face. Sa face (son visage) est entièrement masquée par une pomme verte. Le titre n’est pas toujours connu : La Grande Guerre. Le tableau est daté de 1964, précisément cinquante ans après le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Un autre tableau porte le même titre et est daté de la même année, ce qui est moins connu. Cet autre tableau La Grande Guerre représente une femme toute de blanc vêtue, avec ombrelle, chapeau à plumes et gants, tous accessoires blancs, le sac à main pendant au bras gauche étant ornementé de gris. Un bouquet de violettes, cette fois-ci, nous masque le visage de la femme. Nous avons entrepris la publication de cet article suite au constat qu’aucun critique d’art n’a élucidé le mystère de ces tableaux et de leur titre : à notre connaissance, mais nous n’avons pas établi une revue complète de la question.
L’année de leur création (1964) sonne comme un anniversaire sombre du déclenchement de la dite Grande Guerre, seulement dix ans après la fin de la Seconde…
Le tableau représentant la femme, le moins connu, est pourtant le plus aisé à interpréter quant au titre. Quand un soldat mourait au front, promis ou marié à une femme, elle se retrouvait, selon qu’ils étaient fiancés ou mariés : veuve blanche (la robe de mariée n’avait pas eu le temps d’être étrennée) ou veuve noire (la femme était effectivement veuve, et pouvait porter le deuil selon l’usage). Ce tableau pourrait s’intituler aussi bien La veuve blanche : le bouquet de violette en amplifie les résonances affectives. Symbole d’innocence, voire de virginité, en tout cas de timidité à dire son amour, la fleur représente aisément l’amour non consommé. Mais le bouquet masque le visage. L’expression des sentiments, ici du deuil, est finalement censurée – sauf, peut-être, un langage convenu, celui des fleurs, n’exprimant rien de singulier. Nous ne savons rien de cette femme, ni de l’homme à qui elle destinait sa tenue blanche. Le nom même des fleurs (des violettes, en bouquet, prenant la place de tout le visage) indique par association un élément encore plus précis : la violence. Cet autre tableau de Magritte est également connu (Le Viol, 1934), dans lequel un corps nu de femme (sans son visage, ni ses jambes) est entouré d’une chevelure et figure finalement comme un visage. Qui pourrait dénier que la violence de la guerre (violence faite aux femmes et aux hommes, par les hommes) est dénoncée dans ce bouquet de violettes qui semble comme jeté (puisque son homme est mort) à la figure de la femme promise, condamnée à rester en robe de mariée blanche, seule sur une jetée, le long de la mer?
Qu’en est-il de l’homme au chapeau melon et avec une pomme barrant la possibilité de voir son visage? Rappelons-nous d’abord comment Magritte choisissait ses titres. Il présentait ses œuvres, en cours ou achevées, à un cercle restreint d’amis, lesquels proposaient divers titres, le plus souvent sans rapport apparent avec le contenu pictural. Magritte escomptait précisément un travail particulier du spectateur dans la surprise qu’occasionnerait la rencontre du spectateur avec l’œuvre et son titre.
Nous n’oublierons pas qu’un collectif de quelques personnes (une intelligence collective, quelques-uns) participaient au choix du titre. Il se trouve qu’un des éléments-clefs de ce tableau (une forme cryptée d’obus) nous est apparu précisément dans une séquence de travail avec quelques personnes en face du tableau via un écran d’ordinateur. Prêtons-nous au jeu, puis cherchons ensuite dans d’autres tableaux du peintre les liens associatifs possibles.
Bien sûr, en lien avec la guerre vient vite la pomme de discorde. Celle qu’Eris (« Discorde », en grec) jeta au milieu du repas de noces de Thétis et Pélée, les futurs parents d’Achille, le héros de la guerre de Troie, Grande Guerre s’il en fut, au moins en littérature. Eris jeta la pomme et proclama l’offrir à la plus belle des déesses. On sait la suite… Le berger troyen Pâris l’offre à Aphrodite, qui lui a promis en échange de pouvoir connaître Hélène… et la guerre suivit. Mais revenons au tableau. Cette pomme n’évoque en rien la discorde (sinon qu’elle est verte, peut-être…). Il semble trop tôt pour l’interpréter ainsi. Des quatre petites feuilles qui l’accompagnent, les deux plus basses pourraient presque symboliser les yeux. La pomme et ses feuilles deviendraient un masque, à proprement parler un loup. L’homme est un loup pour l’homme… Certes, la pomme est un indice, mais qui, comme le bouquet de violettes, censure par ailleurs les expressions d’affects de l’homme. Quelque chose nous dit que cette pomme ne nous empêche pas de voir seulement le visage de l’homme, elle nous empêche également de voir autre chose, qui est dans le tableau. Il est temps, comme quand l’interprétation d’un rêve rencontre un obstacle, de détourner l’attention du tableau et de penser à autre chose… bien sûr en lien avec lui.
Les critiques d’art ont fréquemment repéré la multiplicité des motifs de l’homme en tenue noire et chapeau (le plus souvent melon) chez Magritte : comme un symbole du bourgeois standard européen, l’homme banal, ( cf. L’homme sans qualité de Musil, Der Mann ohne Eigenschaften). Les tableaux de Magritte reprenant ce motif abondent : il serait ici trop long de les lister, mais sûrement riche d’enseignements d’en dérouler les nombreux fils associatifs.
Une lithographie en couleurs à caractère publicitaire datant de 1918 (!) les préfigure manifestement, avec prénom et nom de l’artiste, René Magritte, sur l’affiche. C’est un enfant vu de trois quarts tenant à main gauche une tasse de « pot au feu Derbaix » et mimant de sa main droite un salut militaire. L’enfant porte un chapeau noir à ruban : comme un chapeau melon, mais mou… Et le slogan, commençant en haut de l’affiche et finissant en bas, énonce, tout en majuscules : « POUR DEVENIR UN FORT SOLDAT… JE BOIS LE POT AU FEU DERBAIX ». La propagande commerciale détourne la propagande militaire, et est signée René Magritte. L’enfant est à visage découvert. Considérer les deux tableaux intitulés La Grande Guerre (la « veuve blanche à face de violettes » et « l’homme au chapeau melon à face de pomme », tous deux de 1964) en regard de cette affiche (« l’enfant au futur de soldat promouvant le pot au feu Derbaix », de 1918) forcent le constat d’une filiation des œuvres : de l’enfant soldat en 1918 vers le bourgeois au chapeau melon (soldat anonyme ?) et sa veuve blanche de 1964.
Remarquons que le « feu » connote la guerre, que le « pot au feu » se consomme (comme la pomme), enfin que le déhanchement de l’enfant dans l’équilibre délicat entre la tenue de la tasse d’une main et le salut de l’autre féminise légèrement la silhouette (à l’inverse de la raideur de l’homme, mais allant vers la présentation en trois-quarts de la femme). Le ruban sur le chapeau mou de l’enfant préfigure la cravate de l’homme. Surtout, les couleurs de l’affiche commerciale, exclusivement dans les ocres et noirs, annoncent les deux seules couleurs du costume et du chapeau (noirs) et de la cravate de l’homme (rouge), la chemise étant cependant blanche.
Dans cette perspective, les deux tableaux intitulés La Grande Guerre pourraient être interprétés, près de cinquante ans après l’affiche commerciale vantant l’avenir guerrier de l’enfant et exactement cinquante ans après le déclenchement de la Grande Guerre, comme des remords tardifs, douloureux … et insistants : au point que Magritte commit ces deux œuvres représentant, l’une masculine, l’autre féminine, toutes deux sans visage, La Grande Guerre.
Si nous avons rendu justice, semble-t-il, de ce qu’il y avait bien quelque chose d’une guerre cachée dans ce tableau (celui de l’homme, avec son passé d’enfant à qui l’on enjoint de devenir « un fort soldat »), nous gardons un sentiment d’incertitude : la pomme nous cache-t-elle seulement le visage (celui d’un soldat inconnu, par exemple)? Ou nous empêche-t-elle également de voir quelque chose qui est pourtant visible? Nous savons la dénonciation par Magritte de la confusion des mots et des images : Ceci n’est pas une pipe et Ceci n’est pas une pomme (mais c’est la représentation picturale d’une pipe, d’une pomme, les deux tableaux existent). La pomme de La Grande Guerre bifurque notre regard d’autre chose…
Un tableau et sa gouache sur carton préparatoire, tous deux de 1953 et intitulés Golconde, accréditent fortement les associations suivantes : la multitude humaine, la ruine (Golconde fut une ville indienne, riche en mine de diamants, aujourd’hui en ruines du fait des guerres et de l’avidité humaine…), voire la mort en masse, le paysage désolé. Les tenues vestimentaires des hommes du tableau sont toutes uniformes : manteau long, chapeau melon, toujours noirs. Les tenues de la gouache préparatoire sont plus variées : certaines tenues, floues, pourraient évoquer des marins ou des ouvriers. Surtout, la raideur évoque la mort, ou au moins le garde à vous militaire. Ces hommes semblent tomber… comme des pommes : une autre association liée à la pomme, la théorie de la gravitation de Newton! Sauf que tomber (au champ d’honneur), c’est mourir.
Etudions ce qui distingue La Grande Guerre (l’homme à la pomme) de La Grande Guerre (la femme au bouquet de violettes) : la femme semble vivante, elle tient son ombrelle des deux mains ; l’homme pourrait être mort, comme un gisant debout, un simple buste sur une cheminée. Un autre tableau, intitulé Le Fils de l’homme, également de 1964, se distingue des détails suivant de La Grande Guerre (« l’homme à la pomme ») : dans Le Fils de l’homme se voient les mains (fermées sur elles-mêmes), et surtout les yeux (ouverts, chacun à moitié caché par le bord de la pomme). L’homme est vivant, regarde derrière une pomme, laquelle ne cache pas complètement son regard. Notre focalisation sur le fruit en est bien moindre. L’homme est devant un parapet, derrière lequel se devine une mer bleutée à perte de vue, et un ciel menaçant. Par contraste, le tableau La Grande Guerre insiste sur la pomme, la chute verticale (pas de rédemption par le « fils de l’homme », probablement un titre ironique de Magritte), les yeux cachés.
Il y a divers moyens de « voir » ce qui prétend ici être indiqué. Le spectateur peut faire tourner l’image de La Grande Guerre de 90° à droite ou à gauche, voire de 180° (la retourner complètement). Il peut aussi prendre conscience que s’oppose à la masse sombre du costume l’ensemble suivant : chemise blanche, cravate rouge, pourtours du visage couleur chair et chapeau melon. Puis, de cette silhouette (chapeau, pourtours du visage et échancrure dessinée par le rebord du veston noir) dégager une forme d’obus, dont les rebords du chapeau dessineraient les ailettes… Cet obus tombe droit vers le bas du tableau, ce que la pomme nous masque (nous focalisons sur elle) et nous rappelle (en toute rigueur, comme nous le rappelle l’association d’idée avec Newton, elle tombe!). Si la pomme tombe, l’homme aussi. C’est un homme-obus, un homme-canon, comme il s’en exhiba tant dans les foires et spectacles forains.
Cet essai d’interprétation de deux tableaux de Magritte portant même titre et même date de composition (La Grande Guerre, 1964) vise à considérer l’ampleur de la censure que nous subissons depuis cent ans (les effets de la guerre sur la population durant des générations), ou depuis cinquante ans (les dénonciations, conscientes ou inconscientes, de la guerre par Magritte dans ces deux tableaux). Les critiques d’art (sauf ignorance de ma part, et je serai alors heureux d’être contredit) continuent de s’en tenir aux dénégations pleines d’humour et de malice de Magritte relativement aux titres de ses tableaux. Mais que ces titres eussent été choisis par ses proches n’empêche qu’ils aient pu eux-mêmes, consciemment ou inconsciemment, lire à cœur ouvert dans les tableaux du maître, et trouver les titres les plus propres à nous pousser à les méditer longuement.
Yves-Marie Bouillon
18 décembre 2014, Brest.
© Y-M Bouillon, 2014.