Le « mm mmh… » des psychanalystes est devenu une façon, peut-être la façon la plus radicale de les caricaturer en une seconde. Il ne s’agira pas dans cet article de se prononcer sur les dérives, voire les excès de certaines pratiques professionnelles où se confondent la prudence et la frilosité, l’écoute de la parole d’autrui et le mutisme, voire le respect de l’intimité, de la liberté, de l’originalité de l’autre et… une certaine lâcheté professionnelle. Le « mm mmh… » peut être prononcé à l’occasion ou fréquemment dans une séance, et ponctue souvent des moments précis de la réflexion de la personne qui parle. Cependant, rien n’empêche que cette expression sonore ait lieu au cours d’une séance où le professionnel énonce par ailleurs sa pensée de façon claire, distincte, dans une phrase élaborée.
Mais les « psys » n’ont pas inventé le fameux « mm mmh », si volontiers employé dans l’usage courant quand il s’agit de les moquer. « Mm mmh » pourrait bien être… vieux comme l’histoire de l’humanité. Prononcé (ou plutôt, à peine prononcé…) les lèvres fermées, nécessitant peu de souffle : le plus souvent, en tout cas dans un contexte en langue française, « mm mmh » est émis par la personne qui écoute. Il relève assez nettement, en première analyse, de la fonction phatique du langage, laquelle consiste ici en particulier à assurer celui qui parle qu’il est bien écouté, qu’il peut continuer, voire qu’il est encouragé, ou même acquiescé. « Allô », « hein? », « ah! », « hep ! » sont d’autres usages dans la langue courante de cet emploi de phatèmes (mots, interjections ayant pour fonction de renvoyer à la situation de communication elle-même). La fonction de « mm mmh » qui nous paraît la plus nette, à partir de laquelle va se décliner presque une infinité d’emplois divers, serait celle de maintenir la continuité même de la conversation, du côté de celui qui écoute, sans risquer d’interrompre celui qui parle. Ou comment manifester sa participation continuée à l’échange verbal… sans prononcer un mot ! « Mm mmh… », ainsi considéré, serait comme la première émission sonore signifiante, minimale, au-delà de laquelle le borborygme, l’interjection commenceraient de trouver place. Si la prononciation en était plus distincte, par exemple avec des voyelles intercalaires, cela pourrait prendre la forme de… « maman ».
Emis hors conversation, et en fonction du contexte, un « mmh » simple évoque le soupir d’aise, voire le plaisir gourmand, en général la satisfaction, mais peut aussi dénoter un malaise, une contrainte ressentie : soit l’expression d’un narcissisme conforté, soit celle d’une atteinte narcissique. Le redoublement, « mm mmh », évoque plus largement une intention signifiée à autrui. L’écriture ne rend pas compte des mille et une nuances que recèle ce véritable trésor oral. Selon sa durée, son intonation ascendante ou descendante, son ampleur, ce sont des richesses de significations faites à autrui probablement aussi vastes que celles que les expressions des sourcils, et plus largement des muscles autour des yeux, peuvent adresser à l’interlocuteur sans que soit prononcé un mot. Grâce à l’ambiguïté des sens qu’il peut prendre sous une forme toujours identique, cet élément pré-verbal offre comme un fil sonore, parfois à peine audible, une vibration régulièrement rassurante, et rassurante aussi bien pour qui l’émet que pour qui l’entend. Bien sûr, « mm mmh ? » peut évoquer le doute, la question, l’étonnement, voire l’incompréhension, la contradiction, le refus ou même la mise en garde.
Le même son continué peut être la base d’une mélodie fredonnée : celle chantée par maman, ou celle murmurée en écho par le bébé qui s’endort ainsi dans l’illusion qu’il se confère à lui-même d’une présence rassurante. Qu’il soit également la base consonantique de « maman » indique assez ce qu’il peut offrir d’espace temps sonore malléable, appropriable par chacun, sans grand risque d’être mal interprété puisque en général reçu comme allant dans le sens de ce que dit celui ou celle qui parle. Ce n’est pas à strictement parler un objet transitionnel, tel le doudou trouvé-créé par l’enfant, observé par Winniccot (non le doudou acheté-offert par l’adulte…). Mais cela s’en approche pourtant : il est associé à l’univers maternel (sonore, « maman » ; s’entend également la satisfaction exprimée oralement durant ou après la tétée par le nourrisson) ; quand il n’est pas redoublé, il est plus pour soi, à moins qu’il ne dise l’attention qu’on prête à l’autre quand il (elle, maman) nous appelle : « mh ? ». Ce phatème, si attentif à certains égards à la situation de communication avec autrui, préserve simultanément une intimité corporelle (la bouche reste fermée), ainsi qu’une intimité psychique : son ambiguïté protège celui qui le murmure de toute interprétation trop rapide par autrui. A certains égards, dans une conversation entre adultes, où sont comme archivées toutes les associations émotionnelles exprimées par les sons prononcés dès la prime enfance, « mm mmh » manifeste la survivance, jusque dans un échange verbal élaboré -comme peut l’être une séance d’analyse-, de ce qu’il est convenu d’appeler l’accordage affectif entre la mère et l’enfant. Il s’agit donc, quand nous essayons de penser le « mm mmh », de véritablement sortir du doudou, restant un objet pour soi, et de tenter de concevoir une ouverture, sonore mais si riche de pensées en puissance, vers autrui. La référence à l’objet transitionnel, le doudou trouvé-créé par l’enfant, ouvre ainsi dans une direction quelque peu inattendue : le mythe, comme nous verrons bientôt… Encore que Winniccot fit véritablement du doudou, une première étape vers ce qu’il appela l’espace potentiel, l’espace psychique entre soi et l’autre, l’aire d’expérience et de partage culturel dans tous les sens du terme, l’ouverture vers les mondes possibles.
Le psychanalyste André Green proposa de considérer le mythe (dans l’acception la plus large du terme) comme un objet transitionnel collectif. Donc un récit, une figure, une trame dramatique que chacun peut trouver dans la culture et se réapproprier, transformer à sa guise, dont chacun peut jouer, se déguiser. Nous pensons ici également aux standards du jazz, ces mélodies qui, si elles ont parfois un premier auteur connu, n’en restent pas moins au libre usage de tous les interprètes : libre à chacun de nous de préférer telle ou telle interprétation de Summertime, de Caravan, d’en inventer une à notre tour, serait-ce en la fredonnant, mais aucun interprète ne pourra prétendre jouer ou chanter la vraie version. Les mythes de Don Juan, d’Oedipe, de Prométhée, dans la littérature, sont soumis à de telles variations à travers les siècles. Et même notre Batman contemporain varie selon les réalisateurs qui l’adaptent au cinéma…
Or l’étymologie de « mythe » en grec offre une surprise. La signification première en grec (mythos) semble avoir été, d’après le dictionnaire étymologique de Pierre Chantraine : « suite de paroles qui ont un sens, propos, discours ». Cependant, mythos se distingue de épos (qui désigne, le mot, la parole dans sa forme) auquel il est associé, en ceci: mythos précise plutôt le « contenu des paroles, l’intention, la pensée ». Or, la subtile ambiguïté de « mm mmh » consiste précisément à exprimer quelque chose de la pensée de celui qui l’émet (le plus souvent quand il écoute, c’est dire s’il en dit peu…), sans en préciser plus la forme (fonction dévolue à épos, en grec) : l’écoute bienveillante, le semi-accord, l’acquiescement, voire l’accord complet, et toutes les nuances, d’une certaine réserve jusqu’au désaccord complet dans des accentuations plus graves en général, ou plus lentes. Là où l’analyse prend une ampleur nouvelle, c’est lorsque Chantraine énonce les hypothèses pour rendre compte de l’étymologie : mythos « serait un terme populaire et expressif tiré de l’onomatopée mu (avec un suffixe –thos qui ne surprendrait pas) », mais, précise Chantraine avec l’habituelle prudence qui le caractérise, « le sens des mots, dès les plus anciens textes, ne joue pas en faveur de l »hypothèse ». L’étymologie joue souvent ce tour aux curieux d’offrir mille pistes passionnantes, parfois aussitôt refermées qu’ouvertes! Mais le doute est semé : et si le mythe, dans la nuit des temps, avait commencé par un « mm mmh« , un « m[u] » « populaire et expressif », « une onomatopée »…
Il va de soi qu’entre le « mm mmh » et le mythe, s’ouvre un monde, des univers, voire des siècles d’invention humaine. Cependant, la confiance requise pour continuer à parler au-delà de quelques mots, en ayant l’assurance ferme, régulièrement exprimée, d’être écouté, quelle que soit la fantaisie déployée, même en dépit du bon sens, cela donne dans les situations les plus favorables le loisir, le temps, éventuellement le courage quand il en faut, de développer son mythe personnel… « Mensonge vrai », ainsi Cocteau définissait-il le mythe ; « objet transitionnel collectif », propose André Green. Il n’est pas jusqu’à la bande dessinée de Hugo Pratt, Mu, laquelle est située à l’île de Pâques et voit ses protagonistes en quête du continent perdu de l’Atlantide, qui ne soit, dernier album publié du vivant de son auteur-dessinateur, comme une illustration de ce que les mythes les plus puissants et les plus anciens peuvent trouver leurs origines dans un murmure…
Yves-Marie Bouillon, 2 octobre 2015.
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