Magritte et l’oiseau : La Grande Famille

L’image nous hante comme un très ancien rêve… L’oiseau, immense, tout entier en nuages blancs sur fond de ciel bleu, traverse un ciel de ténèbres, volant de la gauche vers la droite… Majestueux, il survole une mer grise de ses grandes ailes déployées. Une vague se brise au bord de l’image.

Il reste délicat de nommer les affects que génère la contemplation de ce tableau, La Grande Famille, peint par René Magritte en 1963. Une grande gravité l’imprègne, tant le ciel et la mer, sans un seul morceau de terre à quoi accrocher le regard, semblent là pour nous planter face à l’immensité vide. La vie est une longue traversée faite de tempêtes. Le ciel intérieur, seul, nous donne la force de l’assumer : rester libre dans un univers si menaçant. Il n’est ni joie, ni légèreté, mais peut-être, comme toujours chez Magritte, de l’humour. Il y a de l’espoir. Le ciel est beau, à l’intérieur de soi.

Pouvons-nous établir une généalogie de l’oiseau chez Magritte? A laquelle il faudrait ajouter une généalogie des motifs de la mer et du ciel. La promenade risque d’être longue, sinueuse, et pleine de surprises. Toute en incertitudes…

La même année, Magritte peint Le Sens des réalités. Un aérolithe semble suspendu en plein ciel. Un croissant de lune, le dernier quart, le surplombe, comme une virgule inversée. Avoir le sens des réalités, ce pourrait signifier ne pas oublier que la lune est un aérolithe gravitant autour de la terre. Et s’il tombait? Nous pensons au vers de Mallarmé dans le Tombeau d’Edgar Poe : « Calme bloc ici-bas, chu d’un désastre obscur ».

Revenons à La Grande Famille. L’oiseau est seul, mais représente un nombre : la Grande Famille ne peut être composée que des nombreuses personnes qui la composent. Qui sont-elles? Difficile de croire que ce soient parents, enfants ou fratrie… Il a été abondamment parlé du traumatisme qu’a pu représenter pour l’enfant René, aîné de deux frères, le décès par suicide de sa mère quand il avait quatorze ans. Les Rêveries du promeneur solitaire, tableau peint en 1926, laissent affleurer des associations inévitablement liées à la mort par noyade dans un canal, ce qui était la circonstance du décès de la mère du peintre : le tout, dans le tableau, avec la silhouette, de dos, d’un homme en manteau noir et chapeau melon, dans laquelle il serait difficile de ne pas identifier le peintre. Le ciel ne laisse pas filtrer un seul rayon de soleil. Tout est entre pénombre et nuit. La Grande Nouvelle, peint la même année, laisse perplexe. Une femme est alitée, un homme l’approche, toujours en costume bourgeois. Dans ce qui semble une boîte, un squelette d’oiseau intrigue. En quoi pourrait consister cette nouvelle? La femme est-elle enceinte? Mais alors, pourquoi ce squelette d’oiseau, comme une radiographie d’un être hybride? Le couple formé par Georgette et René fut sans enfant…

La femme, l’oiseau et le ciel sont fréquemment associés, deux par deux le plus souvent, les trois par exemple dans le portrait de Suzanne Spaak. Un des deux tableaux nommés La Grande Guerre représente une femme en tenue de mariée avec un bouquet de violettes en place du visage sur fond de mer. Nous l’avons évoqué dans notre article sur ce tableau. La Magie noire, le tableau peint en 1934, représente une femme nue entre des rochers, sur fond de mer, un oiseau blanc aux ailes repliées posé sur l’épaule droite. Le corps de la femme devient progressivement bleu au-dessus du nombril puis l’est entièrement jusqu’au sommet de la tête. Tout laisse penser que l’oiseau, la femme et la mer sont des représentations qui se contaminent, deviennent indissolublement liées, tant les frontières entre ces trois motifs sont poreuses. Le Principe d’incertitude, peint en 1944, représente une femme nue, de dos, mais dont l’ombre projetée sur le mur auquel elle fait face est… celle d’un oiseau ! Et toujours cette même silhouette de l’oiseau aux ailes déployées, vu de  trois quarts face… La femme est un oiseau sous le pinceau de Magritte.

Revenons donc à ce motif premier de La Grande Famille : l’oiseau. Magritte a réalisé un autoportrait dans lequel il est précisément en train de peindre un oiseau. Le tableau, de 1936, a été intitulé La Clairvoyance. En quoi consiste cette clairvoyance du peintre ? En ce que, regardant un œuf posé sur la table, il peint un oiseau, d’ailleurs sensiblement dans le même mouvement que la silhouette de La Grande Famille… Le peintre, regardant l’oeuf, voit l’oiseau et le peint. D’un point de vue psychanalytique, La Grande Famille est une hallucination. Magritte rêve les yeux ouverts et le pinceau à la main. L’œuvre d’art, ici le tableau, est comme le rêve, une réalisation de vœu inconscient selon Freud. Quand nous rêvons, nous prenons nos désirs pour la réalité. L’artiste joue sur les deux tableaux… Il prend ses désirs pour la réalité, au point d’en faire une réalité : l’œuvre d’art.

Dans ses explorations des paradoxes de la représentation picturale, Magritte a osé ce qu’il appela lui-même la Tentative de l’impossible… Le tableau date de 1928. Le peintre s’y représente… en train de peindre Georgette… à même la toile que nous regardons ! Tous les niveaux de réalité s’intriquent. Cette toile n’a pas de solution en logique ordinaire. Mais elle condense magistralement ce que Magritte nous donne à voir : Magritte peignant ses hallucinations.

Un tableau en particulier associe une silhouette d’homme au chapeau melon, et non de femme, au ciel bleu, aux nuages et à la mer : La Décalcomanie, peint en 1966. Cette silhouette, qui troue un rideau, est le décalque de l’homme vêtu de noir à sa gauche, de dos, avec son chapeau melon : le double exact. La silhouette de l’oiseau dans La Grande Famille condense donc, à partir de diverses associations, la femme et l’homme, le modèle féminin et le peintre. Peut-être également d’autres personnes encore…

Le Retour est peint en 1940. Comme posé au bord d’une fenêtre ouverte sur la nuit sombre, un nid enveloppe trois œufs. Un oiseau, les ailes déployées mais s’inclinant vers le sol comme s’il allait atterrir, découpe de sa silhouette emplie d’un ciel bleu clair à nuages blancs la nuit qui l’entoure… Magritte est seul, loin de Georgette et de ses amis. L’invasion allemande a coupé la route entre la France et la Belgique. Le Retour symbolise le rêve que font les œufs : voir leur mère revenir, porteuse d’un ciel annonciateur de meilleurs temps… Magritte s’inquiète pour sa femme et ses amis. Il peint son vœu : les retrouver.

Dans cette perspective, pourrions-nous dire, La Grande Famille est enfin réunie en 1963… Le grand oiseau vole droit devant lui, et condense les figures idéales du peintre lui-même, de sa femme Georgette, également de ses amis. La tête de l’oiseau est habilement dessinée par le rebord du nuage blanc, selon une forme qui, d’ailleurs, n’est pas sans rappeler le chapeau melon, attribut coutumier du peintre. Mais la composition du tableau est d’une subtilité qui demande un regard attentif. L’aile gauche de l’oiseau dessine comme une grande diagonale dans le tableau : elle est vue de profil. L’aile évoque ainsi une plume : une plume d’écrivain. Et l’interstice entre les pattes de l’oiseau laisse apparaître le ciel gris, mais dessine comme le prolongement de ce qui serait une plume d’écrivain : sa pointe, prête à être trempée dans l’encre de la mer… Nous ne pouvons qu’évoquer ici les vers de Rimbaud dans Le Bateau ivre : « Et dès lors, je me suis baigné dans le poème De la mer »…

Quand il peint La Grande Famille, Magritte est au sommet de sa carrière. Les expositions les plus prestigieuses lui ont été consacrées internationalement. Il décède quatre ans plus tard. Mais l’allure même de l’oiseau n’est pas sans évoquer une sculpture, exposée au Louvre, La Victoire de Samothrace. Quelque chose d’un torse prolongé de deux ailes traverse ce tableau. Une liberté souffle, quels que soient les temps les plus sombres qu’il faille s’apprêter à traverser. Magritte lui rend hommage, y associant ses amis artistes et la femme qu’il aime.

©Yves-MarieBouillon, Brest, 3 Mars 2020

 

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