« Les Métamorphoses » d’Ovide (7) : un texte insaisissable…

Lorsque nous avons commencé d’écrire ces articles au sujet des Métamorphoses, nous avons plusieurs fois été mis en arrêt. L’impression globale, de perplexité, pourrait s’énoncer ainsi : « je ne sais par quel bout commencer »… Pour être plus précis quant aux pensées pré-conscientes/conscientes qui nous traversèrent, il est honnête de dire : « Je ne sais où entrer dans ce texte », également « je ne sais par quel bout prendre ce texte »…

Nous lûmes ce texte dans une traduction en français et en prose quand le texte original latin est en vers. La forme versifiée, l’hexamètre dactylique, est probablement d’un secours consistant pour un lecteur latiniste lors de la traversée des Métamorphoses. En les lisant dans une traduction, nous perdons à l’évidence en qualité poétique ce que ce texte doit générer dans sa langue originale : ce qui reste, malgré le passage des siècles, de son énonciation première, du chant du poète. Nous perdons en plaisir ce que le rythme et la musicalité offrent de variété et de souplesse. Nous perdons en confort ce que la stabilité, offerte par une versification régulière, permet de soutenir sur le long terme : les affects générés par les poésies mêmes, les métamorphoses des pensées, affectives et rationnelles, du poète.

Les Métamorphoses génèrent des affects puissants, assurément ceux éprouvés par le poète lors de leur écriture, affects relatifs, entre autres, aux pulsions d’emprise, de pénétration et d’agrippement, que l’on peut subsumer sous le terme de pulsions de prédation. Ces pulsions sont mises en scène tout au long du poème : emprise, pénétration et agrippement, dont les angoisses corollaires sont, après bien sûr celles d’abandon, les angoisses de mort, de castration et de pénétration (que l’on peut subsumer sous le terme d’angoisses de proie).

« Emprise » et « pénétration » sont bien sûr entendues comme des mouvements psychiques, mouvements de la pensée : ces deux gestes rendent compte de la compulsion, face à un texte si vivant, à saisir l’oeuvre dans sa globalité et y pénétrer. Ce sont des mécanismes de défense du lecteur contre l’étrangeté de ce texte susceptible de nous altérer : tant il ravive en nous les angoisses d’être « métamorphosé », par identification inconsciente aux protagonistes, hommes et femmes, éventuellement en fonctions de proies dans les histoires contées.

A la lecture d’un texte où les motifs du coït et du meurtre abondent, parfois condensés dans le motif du viol, nous tentons de rendre compte de ce que l’activité de pensée peut être comme envahie par les modes féminins et masculins de représentation. Les actions/passions des corps, lors des récits des viols, activent psychiquement les angoisses et fantasmes réactionnels correspondants : saisir le sexe/être sais par le sexe ; pénétrer le sexe/être pénétré par le sexe. Ces représentations d’actions/passions sexuelles génitales convoquent psychiquement certaines représentations du meurtre : saisir le corps dans sa globalité – pour l’étouffer, le noyer, l’écraser ; blesser le corps en vue de le tuer – en le castrant, le pénétrant d’une arme.

Or, précisément, les Métamorphoses d’Ovide forment un texte insaisissable, impénétrable… tant il se diffuse tous azimuts ! Et « tous azimuts » s’entend non seulement au sens figuré, également à la lettre.

Anne Videau relève que les personnages et les divinités des Métamorphoses explorent les mers, les terres et le monde souterrain (Ulysse, Enée), les airs (Dédale, Icare, Persée, Phaéton, ce dernier embrasant l’univers en conduisant le char de son père Hélios). Ils traversent le monde connu de l’Empire romain, « de l’Espagne à la Syrie jusqu’aux limites de l’Iran, de l’Afrique à la Mer Noire », dans une « géographie globalisée » rivalisant avec la Géographie de Strabon, contemporain d’Ovide. N’oublions pas qu’Ovide explore les Enfers et l’Olympe (avec Orphée pour les premiers, les dieux olympiens pour ce dernier). Anne Videau qualifie les Métamorphoses non seulement « d’épopée héroïque », également « d’épopée cosmogonique ». Les Temps sont explorés, non uniquement les Espaces. Enfin, les songes (le dieu Esculape apparu en songe aux Romains pour sauver leur ville de la peste), les oracles (Deucalion repeuplant la Terre suite aux conseils de Thémis) ouvrent autant d’espaces temps psychiques où sont en jeu rien moins que l’avenir du monde romain, voire le sort de l’humanité. (cf. la préface d’A. Videau, pp. 13-16, Ovide, Les Métamorphoses, Le Livre de Poche, 2010).

C’est l’univers et les temps qu’Ovide convoque à l’oreille et au regard, tant ses récits sont imagés, d’un lecteur étourdi. « Saisir » le texte dans sa globalité, y « pénétrer », « l’attraper, mais par quel bout ? » sont autant de compulsions qui tentent le lecteur désemparé. Et le travail psychique, pour se défaire de ces compulsions, et donc en supporter les angoisses consécutives aux frustrations éprouvées de n’y pouvoir parvenir, ressemble à s’y méprendre, et ce n’est bien sûr qu’une image, à quelques séances d’analyse…

Yves-Marie Bouillon, Brest, 2016.

Copyright, Bouillon, 2016.

 

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