L’article à suivre vient en complément d’une conférence prononcée le jeudi 14 décembre 2017 à l’Université de Bretagne Sud à Lorient.
Lever la censure sur nos pratiques de lectures peut fournir plusieurs bénéfices : entendre ce que des poètes ont figuré en temps de guerre de leur vie en actes ou de leurs mouvements intérieurs ; et repérer ce que ces poètes ont transféré dans leurs œuvres, consciemment ou non. Qu’ont-ils élaboré de leur participation psychique à la guerre ? Que nous donnent-ils à en lire, et qu’il vaut mieux reconnaître plutôt que de le subir, voire le répéter psychiquement sous une forme ou une autre ?
Sigmund Freud écrivit dans Pourquoi la guerre ? : « Dans les conflits d’intérêts parmi les hommes, c’est donc par principe l’emploi de la violence qui emporte la décision. Il en est ainsi dans tout le règne animal, dont l’homme ne devrait pas s’excepter ; pour l’homme, il est vrai, il s’y ajoute encore des conflits d’opinion, qui atteignent les plus hauts sommets de l’abstraction et semblent exiger une autre technique de décision. » (Freud S., 1932, Pourquoi la guerre ?, O.C.P. XIX, p.70. Les O.C.P. traduisent der Mensch, pluriel die Menschen par « l’homme », « les hommes ». Der Mensch, die Menschen, désigne le genre humain, les humains en général (hommes et femmes)).
Les poètes vivent traversés « des conflits d’opinion » des divers collectifs dont ils relèvent. Qu’en font-ils en temps de guerre ? Il s’agit d’étudier des poésies contemporaines de la Première Guerre mondiale comme des émissions sonores faites par des animaux, les êtres humains. Ces choses langagières furent proférées à voix haute ou basse mais transmises sous forme écrite, donc également visuelle, puis furent publiées, adressées à divers collectifs. Que figuraient les poètes à l’adresse de leurs lectorats ? Et ceux-ci ont-ils déjoué la censure, précaution nécessaire pour lire ces poèmes ?
Freud proposa que le poète fût éventuellement capable, par l’invention d’un mythe, d’amener son collectif d’appartenance à une meilleure intelligence de ses propres processus. L’individuation dont l’être humain est capable, sa capacité à dire « je » et non plus uniquement « ça », « on », « nous », « eux » ou serait-ce « moi », motivent ces travaux. Par quels mouvements individuels une personne participe-t-elle, plus ou moins malgré elle, de la psychologie des masses en temps de guerre ? Comment peut-elle s’en dégager ? Comment quelqu’un, combattant au front ou vivant à l’arrière des combats, se débrouille-t-il avec l’idéologie oppressant ses contemporains et lui-même ?
Les poésies offrent, dans le cas le plus favorable, un accès à des mouvements internes qui sinon restent cachés loin du cours de la vie sociale. La Première Guerre mondiale consista en meurtres de masses, malgré la censure sur ce fait. Que dit un poète de, voire dans la « Grande Guerre » ? Nous étudierons les affects inconscients que certains poèmes manifestent, dont les vœux de meurtre éventuels du poète. L’ampleur des diverses formes de censures qui s’y opposent, jusqu’à aujourd’hui et dans des travaux critiques, mérite question. Nous avons choisi des œuvres que leurs auteurs ont assumé de publier en temps de guerre, qui ont convaincu, ou déjoué la censure. La censure est de quatre sources : celle interne du poète, celle des collectifs éditoriaux, la censure d’Etat et la censure interne du lectorat. Aborder des œuvres d’auteurs ayant participé on non aux combats autorisera un aperçu de quelque amplitude. La réception des œuvres témoigne de ce que ces choses langagières intimes convoquent et génèrent chez leurs lecteurs.
Considérons La Jeune Parque de Paul Valéry et Calligrammes de Guillaume Apollinaire. Le poème de cinq cent douze alexandrins de Valéry et le recueil d’Apollinaire ont commencé d’être écrits avant le déclenchement de la guerre, globalement en 1913, et ont été publiés avant l’armistice : La Jeune Parque en avril 1917, Calligrammes en avril 1918.
Guillaume Apollinaire est né le 25 ou le 26 août 1880, il a trente-trois ans quand la France déclare la guerre. Dès sa prime enfance, ses prénoms et noms furent l’objet de changements. Il est déclaré à l’état civil de Rome le 31 août 1880 sous le nom de Guglielmo Alberto Dulcigni, de père inconnu et de mère désirant garder l’anonymat. Sa mère Angelica Kostrowitzky reconnaît l’enfant devant notaire le 2 novembre avec les prénoms de Guglielmo Alberto Alessandro Apollinare. La famille et les proches l’appelèrent toujours Wilhelm (Décaudin M., Apollinaire, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 232.)
Paul Valéry est né le 30 octobre 1871 à Cette, il a quarante-trois ans le jour de la mobilisation générale en France (le 2 août 1914). Valéry n’a pas combattu mais a craint jusqu’en 1916 d’être envoyé aux combats.
Apollinaire s’est engagé volontairement dans l’Armée française en décembre 1914. Valéry a vécu « à l’arrière » ; Apollinaire a connu la vie « au front » et combattu, en est revenu blessé et est mort suite à son épuisement physique dû à sa blessure ainsi qu’à la grippe. Valéry avait été anti-dreyfusard avant guerre, Apollinaire dreyfusard.
Avec La Jeune Parque, Valéry connut une notoriété croissante ; sa renommée s’élargit au-delà des premiers cercles. Apollinaire, déjà poète célébré, affirma lui-même que son recueil Calligrammes, moins salué qu’Alcools, serait avec le temps reconnu d’un intérêt supérieur. Apollinaire écrit en 1918 à André Billy : « Tel qu’il est, livre de guerre, il a de la vie et touchera plus qu’Alcools, je crois, si la fortune sourit à ma réputation poétique. » (in Debon C., 2008, Calligrammes dans tous ses états, Calliopées, p. 10.)
Avec La jeune Parque et Calligrammes, nous isolons deux œuvres lyriques, selon les mots de leurs auteurs. Le lyrisme et ses élans d’exaltation narcissique seront pensés en articulation avec le temps de guerre.
D’après nos recherches, La Jeune Parque n’a pas fait l’objet d’études approfondies relativement à son temps d’écriture et de réception. La lecture structuraliste que Jean-Pierre Chausserie-Laprée fait de La Jeune Parque ne considère pas le contexte guerrier. (Chausserie-Laprée J.-P., 1992, La Jeune Parque ou la tentation de construire, sous-titre L’architecture secrète du poème, 2 vol., Paris, Minard.)
L’auteur reste dans le référentiel manifeste, l’Antiquité, et révèle les structures cachées, mélodiques et architecturales, de La Jeune Parque. Les constructions annoncées dans le poème d’un temple, d’un autel et d’un tombeau sont mises en évidence.
Valéry a reconnu dans certains de ses courriers, qui seront considérés, qu’il a écrit La Jeune Parque comme un monument à la langue française, et donc que le poète a contribué à sa façon à l’effort de guerre, de fait du point de vue de la classe sociale dominante. Cela n’est pas mentionné par Chausserie-Laprée qui n’écoute pas le discours latent, lequel exige pour être entendu que les passions meurtrières de la Première Guerre mondiale soient considérées. Nous bénéficierons largement des apports de La genèse de La Jeune Parque de Paul Valéry de Florence de Lussy (sous-titre, Essai de chronologie). L’auteur étudie les transformations de nombreux vers à travers les manuscrits de 1913 à 1917, qu’elle répartit en quatorze états successifs et parvient parfois à dater au mois près. Mais l’unique mention de la guerre dans tout l’ouvrage consiste à noter que, probablement, « Paul Valéry ne toucha pas à son poème pendant l’année 1914 » : outre des soucis d’ordre familial, « […] la déclaration de la guerre et les angoisses qui en résultèrent justifieraient le tarissement de son inspiration. » (de Lussy F., 1975, La genèse de La Jeune Parque de Paul Valéry, Paris, Minard, pp. 43, 44. L’auteur étudie pourtant la thématique « Le sommeil et la Mort » (pp. 150-154).)
L’ouvrage collectif Paul Valéry 2, recherches sur « La Jeune Parque » est de ce point de vue symptomatique (Paul Valéry 2, recherches sur « La Jeune Parque », 1977, sous la dir. de H. Laurenti, coll. La revue des lettres modernes n° 498-503, Paris, Minard). Les différents auteurs s’attachent quasi exclusivement aux recherches formelles et ne sortent pour ainsi dire pas du référentiel manifeste ou des références littéraires de Valéry. Deux auteurs seulement réfèrent à l’époque guerrière. Dans l’article La Parque et la mort, Nicole Celeyrette-Pietri cite les lettres de Valéry à Albert Mockel et à Georges Duhamel. Valéry y mentionne la guerre comme une des causes du poème, voire l’écriture du poème comme sa participation à la guerre. Mais l’étude annoncée par le titre s’en tient au référentiel de l’Antiquité, ne considère effectivement la guerre que comme une cause, non comme présente dans le discours, même latent, du poème. Huguette Laurenti, dans l’article Le contexte de La Jeune Parqe, mentionne « un grand contexte historique au sens propre du terme, qui est la guerre » et en relève le lien avec le poème dans le passage dit du Printemps que nous étudierons. H. Laurenti cite également un extrait de la lettre à Duhamel. Mais la question n’est pas plus approfondie.
Dans Lecture de La Jeune Parque, Sylvie Ballestra-Puech approche de près la question puis s’arrête. Relevant diverses occurrences de « jeunes Parques » dans la littérature, l’auteur cite un extrait du Journal des frères Goncourt décrivant plusieurs prisonnières Communardes lors de la Commune de Paris. Nous n’extrayons que cette phrase des Goncourt dans la citation faite par S. Ballestra-Puech : « Parmi ces femmes, il en est une singulièrement belle, belle de la beauté implacable d’une jeune Parque. » (de Goncourt E. et J., Journal. Mémoires de la vie littéraire, éd. R. Ricatte, Paris, Fasquelle-Flammarion, 1956, t. 2, p. 814 (26 mai 1871), réf. cit. in Ballestra-Puech S., 1993, Lecture de La Jeune Parque, Paris, Klincksieck, p. 16.) Les frères Goncourt citent ensuite une parole d’officier Versaillais comparant la femme à une autre prisonnière ayant tué un homme d’un coup de poignard. La description de la femme par les Goncourt insiste sur la rage et les injures proférées par la prisonnière, clairement du point de vue des Versaillais. Mais S. Ballestra-Puech ne fait pas cas de la Commune de Paris : Valéry est pourtant né le 30 octobre 1871, sa mère était donc déjà enceinte, à Cette, lors de la Commune. Nous verrons que la ville de Sète s’orthographiait alors Cette. Par ailleurs, nous n’établissons évidemment pas de lien direct entre la Commune de Paris et La Jeune Parque. Mais n’oublions pas l’effet de la Commune sur la psychologie collective de l’entre-deux-guerres, celle entre la guerre de 1870-1871 et la Première Guerre mondiale. Le puîné des enfants de Paul Valéry, François, a d’ailleurs écrit un opuscule : Valéry F., 1994, L’entre-trois-guerres de Paul Valéry, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon. Paul Valéry est mort en 1944.
L’auteur cite également des extraits des lettres de Valéry à Mockel et à Duhamel, ainsi que l’article de H. Laurenti mentionné supra. Mais « la Première Guerre mondiale » n’est nommée qu’une fois dans tout l’ouvrage de S. Ballestra-Puech. Cette guerre offre « la tragique illustration » de ce que Valéry considère, d’après l’auteur comme Schopenhauer, que « le cycle de la vie se confond avec celui de la douleur et de la mort ». Ballestra-Puech S., op. cit., p. 93. Et l’auteur de clore ainsi cette unique demi-page où la guerre aura été mentionnée : « Cependant le climat d’angoisse suscité par la guerre ne saurait à lui seul expliquer l’horreur qu’éprouve la Parque devant tous les phénomènes cycliques dont la formule ‘les éternels retours’ souligne assez la portée quasi métaphysique. » La guerre est distanciée, figée dans une « tragique illustration », évaporée dans un « climat d’angoisse », quand ce serait un point de vue « métaphysique » qui prévaudrait. Nous terminerons ce tour d’horizon par la remarque de Fabien Vasseur : « Une ironie étrange veut que la période la plus prolixe et la plus déterminante pour lui ait coïncidé avec la bataille de Verdun, et que sa publication ait été rigoureusement contemporaine des deux coups de théâtre qui devaient changer la face du monde : la Révolution russe et l’entrée en scène des Etats-Unis de Wilson. » L’auteur cite ici et là les courriers de Valéry mentionnant la guerre, fait une lecture du sacrifice à l’œuvre dans La Jeune Parque, imprégnée des interprétations chrétiennes de René Girard, mais n’analyse pas la présence de la guerre dans le poème. Que Valéry ait été prolixe en vers pendant la bataille de Verdun reste une « ironie étrange ». (Vasseur F., Poésies – La Jeune Parque de Paul Valéry, Paris, Gallimard, 2006, p. 58.)
L’ouvrage collectif « La Jeune Parque » des brouillons au poème, nouvelles lectures génétiques est composé d’articles « tous signés par des membres de l’équipe ‘Paul Valéry’ (Institut des Textes et Manuscrits Modernes, C.N.R.S.) ». Il manifeste une fois de plus l’ampleur de la censure collective. Les années d’écriture, de 1913 à 1917, figurent pourtant maintes fois dans les articles. Une seule auteur, Micheline Hontebeyrie, dans Le contexte scriptural de La Jeune Parque (1913-1917), évoque « une confusion métaphorique guerre-mer » pour deux vers du poème (v. 319 et 320), après avoir relevé le souci qu’avait Valéry de la guerre en cours. C’est l’unique mention, sur ces douze articles, d’une présence de la guerre dans le poème (Hontebeyrie M., 2006, Le contexte scriptural de La Jeune Parque (1913-1917), « La Jeune Parque » des brouillons au poème, nouvelles lectures génétiques, série Paul Valéry n°11, Caen, Lettres Modernes Minard, p. 38).
Tout se passe comme si la participation en actes de langages et en affects de Valéry à la guerre dans ce poème, que nous mettrons en évidence, n’était pas pensable. Les thématiques de la mort idéalisée, du sacrifice à l’antique et de la tentative de suicide factice sont scrutées par les auteurs. La Première Guerre mondiale en serait tout au plus, quand elle est mentionnée, une cause anxiogène à partir de quoi Valéry aurait travaillé, mais dont il aurait réussi à s’isoler. Jusqu’à plus ample informé, l’étude suivante n’a pas été tentée : celle du texte de La Jeune Parque à partir de l’hypothèse, suggérée par Valéry, que ce poème manifeste sous forme langagière des processus psychiques de sa participation à la guerre. La réception favorable du poème par une partie de la classe sociale dominante indique que cette participation, consciemment ou non, fut appréciée voire encouragée. La mention rare de la « guerre » dans certains écrits critiques sur La Jeune Parque semble plus servir la censure que la déjouer. Le mot « guerre » est certes plus explicite que « les événements » ou « le conflit » ; mais le mot évite de parler des meurtres de masse qui la caractérisent. Mentionnée, la « guerre » est réduite à un contexte, au sens dévalué du mot. Et notre participation quotidienne au régime de guerre près d’un siècle plus tard sous une forme ou une autre, fût-elle psychique, est ainsi massivement déniée. Lever la censure en lisant et en écoutant La Jeune Parque, ne pas se contenter de ses jeux mélodiques et figures de style : cela devrait rendre possible d’entendre ce que dit Valéry. Nous ne considèrerons pas uniquement le référentiel antique mais également le contexte guerrier : les actes collectifs contemporains, meurtriers et de langage.
La littérature existant sur Calligrammes est évidemment toute autre que celle sur La Jeune Parque, pour ce qui est de la présence de la guerre. Apollinaire a sous-titré le recueil Calligrammes : Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916. Il en clôt dans le sous-titre l’écriture en 1916, année de sa blessure puis de sa trépanation, mais plusieurs poèmes, dont Les Collines et La Jolie Rousse, sont écrits jusqu’en 1917 et 1918, année de publication du recueil. Les travaux de Claude Debon ont fourni à notre étude de précieuses pistes de recherches : Calligrammes dans tous ses états (sous-titre Edition critique du recueil de Guillaume Apollinaire) et Guillaume Apollinaire après Alcools (sous-titre Calligrammes, le poète et la guerre). Son attention aux lieux, aux temps et aux personnes à qui Apollinaire s’adresse dans ses poèmes fournit un guide sûr pour rencontrer les paysages traversés par le poète, les collectifs dont il participe, les amis et les femmes qu’il aime, perd ou se remémore.
Les Actes du colloque international de Stavelot tenus en septembre 2005 sous la direction scientifique de C. Debon, édités sous le titre L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, furent les premiers consacrés à Calligrammes. Ils présentent une avancée certaine relativement aux recherches sur l’écriture et la guerre chez Apollinaire :
« Tout se passe comme si les œuvres diverses et nombreuses créées par Apollinaire pendant les années de guerre jusqu’à sa mort le 9 novembre 1918 avaient subi et subissaient encore une sorte de camouflage, tant elles dérangent les amateurs de clichés et même les spécialistes de la Grande Guerre. Ce volume consacré à L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire attaque de front le sujet, sans autres apriorismes que la connaissance et la compréhension. » (L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, Actes du colloque international de Stavelot, 1er-3 sept. 2005, éd. C. Debon, Editions Calliopées, 2006. Citation en quatrième de couverture.)
Certes, les auteurs considèrent la guerre dans les écrits d’Apollinaire. Mais le camouflage persiste à certains égards, pour reprendre le terme en italiques dans la présentation des Actes. Le premier vers « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » du poème L’Adieu du cavalier a par exemple fait l’objet de diverses interprétations entre défenseurs et dénonciateurs de la position psychique d’Apollinaire. C. Debon (2008, op. cit. p. 247) a rendu justice de l’ironie et de la pudeur dans ce poème, remarquant que « ceux qui ne lisent pas la totalité du poème – encore moins du recueil– » fustigent « l’inconscience d’Apollinaire ». Mais là encore la « guerre » évite de parler des massacres. D’autres vers dans le recueil les évoquent, non en ce terme, parfois de façon déguisée. Et cela n’est pas élucidé. Il s’agit d’écouter ce que dit Apollinaire : sans chercher à protéger sa mémoire ou à lui nuire.
Catherine Moore considère l’activité du soldat Apollinaire à partir de ses lettres à Lou, sans mentionner un seul des poèmes de Calligrammes (Moore C., Un poilu comme les autres ? Apollinaire au front dans les Lettres à Lou (année 1915), L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, op. cit., pp. 47-60). Nous verrons pourtant que c’est dans ce recueil, précisément dans Les Collines, que le poète fait un aveu de meurtre des plus explicites, quelle que soit la réalité à laquelle il fait référence. Nous ne sachons pas qu’Apollinaire ait reconnu avoir « tué », de manière aussi précise, dans ses courriers. Les lettres à Lou et à Madeleine sont une source de réflexions sur les fantaisies sexuelles et l’activité de guerre, sur la vie quotidienne d’un soldat-poète. Mais elles ne sauraient exempter de l’analyse, sur ces mêmes thèmes, des poésies qu’Apollinaire assuma de publier pour ses contemporains en temps de guerre, et pour la postérité.
Apollinaire mentionne notamment son activité d’artilleur dans un courrier à Madeleine, celui où il écrit Il y a que nous étudierons. Précisément au sujet de ce poème, dans Les Motifs concrets du front dans l’expression lyrique d’Apollinaire, Gérald Purnelle écrit (Purnelle G., Les Motifs concrets du front dans l’expression lyrique d’Apollinaire, L’Ecriture en guerre de Guillaume Apollinaire, op. cit., p. 97, pour les deux citations de Purnelle) : « Etant donné notre objet, il est un type particulier de poèmes qui ne nous intéressent quasiment pas, mais qu’il convient de mentionner : ce sont ceux où le poète décrit plus froidement, plus cliniquement, la vie au front, son environnement et son activité, sans que l’expression personnelle domine ou même affleure dans le propos du poème. »
Et Purnelle donne pour exemples de « Poèmes purement descriptifs, qui prennent souvent la forme d’énumérations […] » ces trois poèmes de Calligrammes : Le Palais du tonnerre, Dans l’abri-caverne et Il y a. Or nous verrons que le poème de trente vers libres Il y a, loin d’être « purement descriptif » et en « énumérations », est en dépit de son apparence première composé de calligrammes et lourd d’une « expression personnelle » qui mérite analyse. La « mélancolie » du poète est prononcée dans le poème.
L’ouvrage d’Annette Becker (Becker A., 2009, Guillaume Apollinaire Une biographie de guerre, Paris, Tallandier), Guillaume Apollinaire. Une biographie de guerre, retrace rapidement les moments de l’itinéraire guerrier du poète pris dans l’Histoire : engagement, instruction, agent de liaison, fantassin, artilleur, blessé, affecté au Ministère de la Guerre à la censure, et ses derniers mois avant sa mort le 9 novembre 1918. A. Becker cite certains poèmes de Calligrammes dont Il y a, les parties du recueil Ondes et Case d’armons d’abord imprimé au front, mais n’analyse pas les contenus des poèmes. Elle repère le « Traumatisme géant » d’un poème du temps de paix, Les Fenêtres, que nous considèrerons. A. Becker dit ne pas prétendre au diagnostic. Elle nomme pourtant le Post Traumatic Stress Syndrom (en français, l’usage est de dire la névrose traumatique de guerre, le « post » est superflu puisque le trauma persiste) : les traumatismes de guerre ont assurément précédé dans la vie d’Apollinaire son traumatisme physiologique à la tête et sa trépanation. A. Becker repère les déceptions sentimentales d’Apollinaire en temps de guerre, d’abord avec Lou puis avec Madeleine, ainsi que le chagrin du poète à la mort de son ami René Dalize le 7 mai 1917 : ces motifs ont pu amplifier la souffrance psychique dont il témoigna après sa blessure et dans ses poèmes. Mais l’auteur s’arrête là et ne considère pas les meurtres commis par le poète, qu’il dit pourtant dans Calligrammes. Les considérer permettra d’entendre la dette qu’Apollinaire laisse à qui s’aventure à lire ses poèmes. Cette dette laissée dans la dédicace à l’ami mort René Dalize, et les derniers mots du recueil, « Ayez pitié de moi » (A. Becker, op. cit., recopie d’ailleurs les derniers mots du recueil pour conclure son propre ouvrage, sans élaboration de ce qu’ils disent et transfèrent), continuent d’entraver qui n’y prend garde dans sa lecture. Celle-ci reste alors lourde d’angoisses de culpabilité inconscientes.
Enfin, A. Becker (op. cit., chapitre VII « Mourir de la grippe espagnole », pp. 203-223) commet une étrange réécriture de l’Histoire au sujet de la mort d’Apollinaire. L’auteur privilégie la cause unique de l’agent pathogène : la grippe. Ainsi, sont déniées une année de pleine participation d’Apollinaire à la guerre entre les printemps 1915 et 1916, une blessure à la tête suivie d’une trépanation, deux hospitalisations en 1918 dont une pour congestion pulmonaire en janvier, comme causes autrement plus complexes et puissantes de la mort d’un homme âgé de trente-huit ans. Et l’auteur d’affirmer : « La maladie s’est en effet intensément attaquée [la maladie est personnifiée, sic] à des êtres jeunes et en bonne santé, comme lui. […] Les amis d’Apollinaire ont refusé, les premiers, de le reconnaître mort de la grippe et tout au long du siècle on a continué à le croire mort des suites de sa blessure. ». Il est pensable qu’Apollinaire soit mort de la grippe et de son épuisement physique consécutif à sa blessure, sa trépanation, sa congestion pulmonaire… Rappelons qu’est dit « jeune homme », en langue française, celui qui a entre vingt et trente ans. A partir de trente ans, c’est L’âge d’homme comme le rappelle le titre de l’ouvrage de Michel Leiris. Apollinaire n’est mort ni « jeune » ni « en bonne santé »…
Les lecteurs d’Apollinaire participent parfois à la censure collective. L’aveuglement et la surdité entretenus nécessitent, pour être déjoués, une rigoureuse lecture littérale, sans distinction du fond et de la forme. Les jeux formels sur les calligrammes sans écoute des paroles dites peuvent participer du camouflage général. Une lecture rigoureuse demande également d’avoir accès à ses propres affects. Lire ces poèmes nécessite le travail d’analyse du transfert et contre-transfert des émotions qu’ils génèrent. Quel qu’en soit le prix, la reconnaissance préalable de ces émotions est parfois le seul moyen de repérer qu’il se passe quelque chose de particulier à tel moment de la lecture.
Une écoute psychodynamique, donnant droit aux affects mais dans un but d’élucidation de ce qu’ils figurent, permet de lire les calligrammes sans les censurer. La violence à laquelle Apollinaire a demandé à participer en s’engageant volontairement dans la guerre en décembre 1914 fait effraction dans les poèmes jusque dans leur typographie, leur organisation spatiale, mais également leur chant. Il les appela d’abord « idéogrammes lyriques », le mot « calligramme » n’apparaissant qu’en mars 1917. Mais la brutalité de certains poèmes, si elle est évidente, a fait écran quant aux actes meurtriers qu’Apollinaire y dit pourtant, ouvertement ou de façon cryptée, parfois dans des poèmes plus discrets. Nous veillerons à ne pas négliger certains poèmes d’apparence plus banale ou de forme plus traditionnelle et resterons attentifs à ce que le moins bruyant n’est pas toujours le moins violent, à ce qu’une métaphore peut dire une réalité crue camouflée par l’esthétique.
Malheureusement, le mot « faiseur » est péjoratif en langue française : il traduirait pourtant, à la lettre, l’étymologie grecque du mot poète qui renvoie aux sens de fabricant, artisan, auteur, créateur. Nous attendons d’un poète qu’il nous fasse rêver, rire, pleurer, aimer, songer, qu’il nous surprenne par sa façon nouvelle de dire, qu’il partage et nous montre autrement ce que nous croyions connaître d’une réalité. Nous attendons qu’il nous dise des mondes possibles, qu’il nous émeuve de diverses façons, et nous sommes prêts à éprouver une pluralité d’émotions, étant d’accord avec lui que ce ne sera qu’une fiction qui nous laissera libres d’y croire ou non. Il serait absurde, prétendant lire et écouter des poésies, regarder des calligrammes, de refuser de se laisser guider un tant soit peu par le poète. Valéry et Apollinaire configurent l’un et l’autre différemment les itinéraires d’écoute de leurs poèmes. Mais il est nécessaire, quel qu’en soit parfois le désagrément, d’accepter d’éprouver les affects que la lecture génère. Les reconnaître et les nommer est un préalable pour s’en dégager par l’analyse. La méthode suivie consiste en une certaine passivité dans le travail, ce qui n’exige jamais d’abandonner la raison, quoiqu’en pensent les positivistes adeptes d’Auguste Comte et d’une prétendue raison virile.
Les poésies publiées en temps de guerre subissent une censure à considérer comme un des agents participant du processus même d’écriture. Cette fonction de la censure, collective et individuelle, participe de la difficulté du travail d’élucidation de ce qui est figuré. Le poète a-t-il pu s’en dégager par la ruse ? L’intelligence du poème témoigne de la puissance du conflit intérieur que le poète aura pu surmonter par son invention. Si nous prétendons lire et entendre ces poésies, la responsabilité nous revient d’assumer de les penser, quoiqu’elles disent : nous resterons libres de nos mouvements après avoir quitté leurs pages.
Nous proposons une lecture au stéthoscope, à la loupe et informée par les enseignements de la psychanalyse, de quelques poésies contemporaines de la Première Guerre mondiale. Nous en attendons une connaissance plus précise des positions psychiques prises par deux poètes : Valéry qui est resté à l’arrière tout en continuant à travailler pour assurer ses revenus, ce qui sera pris en compte ; Apollinaire qui a payé de sa vie son engagement volontaire dans l’Armée française, encore que la grippe soit dite par certains cause unique de sa mort.
Quelque chose a pu basculer avec la Première Guerre mondiale. Sa durée, son intensité, son organisation totalisante entre armées de conscrits et l’exploitation de la force de travail des hommes et des femmes à des fins de production d’armement à l’arrière, les meurtres commis en masse ont bouleversé irréversiblement la vie quotidienne. Les techniques des télécommunications d’alors ont rendu impossible d’échapper à l’univers langagier de guerre, même pour ceux vivant à l’arrière : le téléphone, la télégraphie sans fil, la radio, mais aussi l’acheminement ferroviaire du courrier. Comment continuer d’être poète en temps de guerre, ou le devenir ? Valéry et Apollinaire on-ils pu échapper à la nécessité de ces temps de guerre totale et durable ? Ont-ils ouvert sur des univers possibles ? Que pouvait signifier « attendre la fin de la guerre » en 1916 ?
Dans La Grande Guerre inconnue, François Roux relève le régime de conviction qui anime Joffre le jour même de la déclaration de guerre. Joffre est convaincu de gagner la guerre en deux semaines ! Sur le mode de « l’offensive à outrance » d’après la théorie du colonel de Grandmaison, et malgré une artillerie lourde très insuffisante… (Roux F., La Grande Guerre inconnue, sous-titre Les poilus contre l’armée française, Paris, Les Éditions de Paris, 2006, p. 69).
La conviction est telle que la nécessité de fabriquer des casques est passée outre ! Les fantassins affrontent en képi et pantalon rouge garance les tirs des mitrailleuses… Bernard Phan indique : « 15 avril 1915. Un officier de l’intendance, Louis Adrian, propose au commandement français un modèle de casque pour assurer la protection des combattants. Dès l’été [1915, donc après un an de guerre], il est produit en grande quantité et finit par symboliser la Grande Guerre. Il sera d’ailleurs repris par la statuaire de multiples monuments aux morts. En 1914, certains officiers avaient justifié l’absence de protection spéciale des combattants à la tête en affirmant que les blessures à la tête étaient les moins graves. Cet intendant général contribue à la mise au point d’autres équipements pour les combattants dans les tranchées. »
(Phan B., 2010, Chronologie de la Première Guerre mondiale, Paris, éditions Points, p. 66.)
L’offensive à outrance est un corrélat de Grande Guerre. Le mot outrance dit l’excès narcissique et le rejet de la réalité : une « stratégie » réduite au mot d’ordre du chef, générée par son fantasme de toute-puissance, que les soldats agissent pour assurer la victoire. Les généraux Gallieni, Foch, Joffre, Nivelle, Mangin provoquèrent par ce rejet de la réalité hors de leur vie psychique la mort de centaines de milliers de soldats des armées qu’ils dirigeaient. Nous n’oublions bien sûr pas les dits ennemis, morts sous les tirs français. Nous considérons ici les responsabilités internes, du point de vue de l’efficience attendue d’une armée en « culture (de guerre) occidentale ». Aux antipodes, le Tao te king dit que le général vainqueur « […] ne trouve pas de gloire dans la victoire [/] Car s’en glorifier reviendrait à glorifier un crime » La réalité du meurtre est reconnue.
(Cf. Lao Tseu, Tao te king, trad. Ma Kou, Paris, Albin Michel, 1984, leçon 31.)
« Fin 1914, après cinq mois de guerre, l’opinion et même le gouvernement ignorent complètement l’étendue des pertes, soigneusement dissimulées par le haut-commandement : 301 000 morts et 600 000 blessés. »
(Roux F., op. cit., p. 70. Roux cite notamment Abel Ferry, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, relativement au secret imposé par le Grand Quartier Général sur la réalité des pertes, cachées au gouvernement : Ferry A., Les Carnets secrets d’Abel Ferry, Paris, Grasset, 1957).