L’interdit du toucher nous apparaît depuis peu sous un jour nouveau. En quelques jours, nous avons appris à ne plus nous embrasser, à cesser de nous serrer la main, à nous tenir à distance, ce qui, en des temps récents, aurait été signe de méfiance, voire d’hostilité… Les règles élémentaires de la politesse, de cette courtoisie française si riche de nuances et de subtilités, ont volé en éclats pour cause d’épidémie. Et nous sommes régulièrement informés que d’autres virus pathogènes sont susceptibles de nous faire peut-être durablement renoncer à cette habitude du contact entre amis, entre proches, plus généralement entre collègues. La prise d’information dont nous bénéficions quand, d’une poignée de main, nous prenons inconsciemment le pouls de notre interlocuteur, n’est plus possible. Malgré le choc infligé à notre mode de vivre quotidien, nous ne sommes pas sans ressources. Car l’humanité a toujours considéré l’acte de toucher autrui comme soumis à des règles très précises, voire à restrictions, ou même comme le tabou par excellence.
Dans Totem et tabou (1913), Sigmund Freud rappelle que le toucher est le tabou dont se dérivent tous les autres. Le chef, le guérisseur, le malade, le mort, la femme enceinte ou ayant ses règles, le guerrier de retour d’un combat ne peuvent pas être touchés, ou seulement dans des circonstances codifiées, ritualisées, et entourées de précautions comme la purification ou la récitation de formules propitiatoires. Le risque n’est pas uniquement biologique, comme notre culture pourrait nous le faire croire concernant le toucher d’un malade ou d’un cadavre, ou la crainte de nuire à la vie d’un enfant à venir que porte sa mère. La puissance attribuée à certaines personnes est considérée comme pouvant être transmise par le toucher : or cette puissance est toujours ambivalente, porteuse de vie ou de mort. Les stars de la chanson ou du sport, les gouvernants, également les personnes bénéficiant d’une aura médiatique ou culturelle d’importance sont confrontés chaque jour à cette attente du grand public d’une simple poignée de main ou, à l’inverse à ce refus du contact, par crainte ou par hostilité. Mais qu’en est-il dans notre vie quotidienne ?
Nous cherchons sans même nous en apercevoir à nous toucher à distance : par le regard, et par les mots. Le port du masque nous prive de la lecture des signes qu’envoie la bouche : le sourire accueillant, le mépris affiché, la déception, la surprise, la joie, cette palette d’émotions, nous n’y avons plus accès qu’en regardant les yeux de l’interlocuteur et en étant plus attentif au timbre de sa voix, ainsi qu’aux mots qu’il emploie. Quand le contact n’est plus possible, le tact se rappelle à nous comme un sens social et intime d’une valeur immense dans nos relations quotidiennes. Rassurer son interlocuteur en lui touchant le bras, lui témoigner du respect, l’encourager, quand l’accolade ou la poignée de mains en étaient des signes tangibles et engageant le corps, ces gestes parfois si nécessaires à une relation de confiance sont désormais assumés par les échanges de regards et les phrases chaleureuses prononcés à travers une plaque de plexiglas.
La dématérialisation de la vie quotidienne nous y a préparés. Le téléphone bien sûr, également la visioconférence nous ont formés à tout cela. Mais être en présence, et à distance, est une autre affaire… Les formules de politesse et de courtoisie sont à notre disposition. Il nous reste à inventer, individuellement et collectivement, de nouvelles modalités relationnelles, des signes garantissant que l’absence de toucher ne vaut pas mépris. Les psychologues dont la priorité est l’écoute sont éminemment sensibilisés à cette question. Ecouter a même racine qu’ausculter… Prêter l’oreille à autrui, à ses émotions comme au contenu de ce qu’il nous dit, est une façon de se laisser toucher par lui.
Yves-Marie Bouillon, 1er juin 2020
@Bouillon